Un mythe, écrivait le philosophe britannique Alan Watts, est une image à travers laquelle nous essayons de donner un sens au monde. Les spécialistes du marketing en ont imaginé quelques-uns pour expliquer l’état actuel de leur profession, profondément perturbée par l’arrivée du numérique. Certains de ces mythes sont devenus des mèmes, ces idées reçues d’aujourd’hui qui circulent à toute vitesse sur Internet. Le plus répandu est sans doute la fiction selon laquelle les consommateurs ont pris le pouvoir. La logique sous-jacente de cette idée pourrait se formuler ainsi : le numérique a modifié l’équilibre des pouvoirs entre les vendeurs de biens et de services et les consommateurs, qui dictent désormais la façon dont se font les affaires. Il y a dans cette formule du vrai et du faux. Le marketing a bien perdu le contrôle. Mais pas au bénéfice du consommateur.
Prêtons attention, pour commencer, à ce qu’en pensent les consommateurs, qui après tout sont les premiers concernés. Or ils ne semblent pas très convaincus de leur pouvoir. Selon le Corporate Perception Indicator développé par le réseau de télévision CNBC et le cabinet de relations publiques Burson Marsteller, plus de 40% des 25 000 consommateurs interrogés dans plusieurs pays pensent que les grandes entreprises ont trop d’influence sur leur avenir économique. En outre, 67% des personnes interrogées — et 66% des chefs d’entreprise — croient que les grandes firmes influencent beaucoup plus l’opinion publique que celle-ci ne les influence.
L’inquiétude est encore plus aiguë en ce qui concerne la protection des données personnelles, notamment aux Etats-Unis où, selon une étude réalisée par le Pew Research Center, 91% des participants considèrent que les consommateurs ont perdu tout contrôle sur le recueil et l’utilisation de leurs données par les entreprises.
D’où vient cette divergence entre l’opinion des marketeurs et celles des consommateurs? Une des raisons en est que les premiers ont choisi de définir la relation en termes de contrôle, ce qui implique une certaine façon de considérer les relations entre les deux parties.
Le dictionnaire définit le contrôle comme « un pouvoir sur quelqu’un » ; et à une époque où c’est l’information qui fonde le pouvoir, ceux qui le détiennent sont peu enclins à y renoncer. Bien au contraire, comme on va le voir.
Achat vs. abonnement
Par exemple, lorsque les consommateurs achètent des livres numériques chez Amazon ou de la musique sur iTunes, ils ne possèdent pas ce qu’ils achètent. Ils acquièrent simplement un contrat de licence, qui est fondamentalement un bail à long terme — comme le précisent les Termes et Conditions— ce qui permet au vendeur de révoquer le privilège et de supprimer le contenu à sa discrétion. C’est précisément ce qu’a fait Apple entre 2007 et 2009, quand la firme à la pomme a supprimé des iPods toutes les chansons téléchargées de services autres que les siens. Après avoir scanné les appareils pour repérer tous les éléments qui n’avaient pas été achetés via l’iTunes Music Store, Apple a imposé une réinitialisation, après laquelle toute la musique provenant de ses concurrents a mystérieusement disparu.
Des entreprises comme Adobe et Microsoft ont adoptée une voie différente, en remplaçant les logiciels achetés une fois pour toutes par des abonnements annuels en ligne, que les utilisateurs doivent renouveler chaque année s’ils veulent continuer à utiliser leurs programmes.
Il fut un temps où les créateurs de livres, de musique et d’autres œuvres n’avaient guère d’autre choix que de vendre leurs créations sous forme physique, une fois pour toutes. Les réseaux numériques ont changé cela. Les producteurs peuvent maintenant convertir les acquéreurs de biens culturels en utilisateurs perpétuels, et ainsi étendre la valeur de leur propriété intellectuelle. Il est intéressant, cependant, que ces mêmes entreprises rechignent le plus souvent à rémunérer les consommateurs pour les données personnelles qu’elles recueillent au cours du processus.
Des entreprises plus traditionnelles ont essayé elles aussi d’étendre leurs prérogatives. L’an dernier, le géant américain des céréales General Mills a ainsi rendu publique sa nouvelle politique d’information des consommateurs, selon laquelle ils abandonnaient le droit de poursuivre la marque s’ils décidaient de se joindre à sa communauté en ligne ou de s’inscrire à son bulletin d’information électronique. La société a par la suite retiré cette clause, qui avait créé un tollé. Mais cela n’a pas empêché d’autres entreprises de tenter d’intimider les consommateurs.
Des entreprises comme les hôtels, les dentistes et les photographes de mariage ont commencé à intégrer à leurs contrats des clauses de non-dénigrement, interdisant ainsi à leurs clients – sous peine de poursuites – d’écrire et de poster des commentaires négatifs, même s’ils sont parfaitement fondés. Southwest Airlines est allé plus loin, obligeant à descendre d’un avion un passager (accompagné de ses enfants) qui avait tweeté un commentaire sur l’impolitesse d’un agent d’accueil. La compagnie les a ensuite autorisés à remonter à bord, mais seulement après que le post eut été effacé.
Quand les consommateurs se rendent compte de ces pratiques, ils les trouvent offensantes, pour dire le moins. Des milliers d’utilisateurs d’iPod ont déposé une plainte antitrust, qui pourrait coûter un milliard de dollars à Apple. En outre, une loi californienne a interdit aux entreprises d’exercer des représailles contre les personnes qui exprimeraient leur opinion. C’est pourquoi de nombreuses firmes adoptent une approche plus bénigne, se déclarant « au service de leurs clients », dans l’espoir que, comme le formulait la ParisTech Review, « un client satisfait deviendra naturellement, et pour un coût nul, un agent commercial d’une efficacité inégalable ».
Mais si les plus passionnés peuvent se transformer en ambassadeurs de la marque, le consommateur lambda le fera-t-il ? Cela suppose en réalité un degré d’engagement qui est bien au-delà des disponibilités et des envies de l’immense majorité des internautes. Sans même parler de se transformer en agents commerciaux, 40% des répondants à un sondage de Geometry Global ne voient pas l’intérêt de recommander une marque en ligne. En fait, les consommateurs sont peu enclins à jouer le jeu des entreprises dans leurs activités en ligne : une majorité des personnes interrogées par le cabinet Edelman considèrent que leurs relations avec les entreprises sont très déséquilibrées (« one-sided »), et que ces dernières n’interagissent avec eux que dans « le désir d’accroître leurs profits ».
Choix vs. contrôle
La qualité des relations avec les clients peut être stratégique, dans les marchés où les technologies numériques ont démantelé des barrières à l’entrée et où de nouveaux concurrents surgissent, offrant davantage de choix aux consommateurs. Mais avoir le choix est une chose, exercer un contrôle en est une autre ; et lorsque les choix sont moins nombreux, les entreprises ne s’inquiètent guère de conquérir les cœurs de leurs clients consommateurs.
Observons quelques-unes des entreprises qui se trouvent au bas de l’American Customer Satisfaction Index (ACSI). Parmi les transporteurs aériens évalués par les World Airline Awards, une seule compagnie américain, Delta, réussit à se hisser dans le top 50 (au 49e rang). Et pourtant les compagnies aériennes américaines font la course en tête en ce qui concerne les résultats opérationnels et la valeur de marché, bien qu’elles obligent leurs passagers à payer toujours plus cher et leur offrent toujours moins d’espace pour étendre leurs jambes.
Autre exemple américain, Comcast et Time Warner Cable sont les deux plus gros groupes de télévision et de fourniture d’accès Internet, et les plus mal notés par ailleurs. Mais ils ne sont sans doute pas prêts de toucher le fond, car ils s’apprêtent à fusionner et les données de l’ACSI indiquent que le résuklrtat habituel de ces fusions est de faire (encore) baisser le niveau de satisfaction des clients. On m’objectera que ces deux firmes, tout comme les compagnies aériennes, opèrent dans des secteurs où les questions de taille et les barrières à l’entrée restent importantes ; elles ne pâtissent donc guère du mécontentement des consommateurs.
Mais le mystère perdure. D’où sort cette invention selon laquelle les consommateurs ont pris les commandes ? Sur quel indicateur les spécialistes du marketing s’appuient-ils pour étayer cette croyance ? Certainement pas sur les compétences technologiques des consommateurs. Contrairement à une idée répandue, des recherches menées au fil des ans ont montré que seule une minorité d’internautes publient leurs opinions, qu’elles soient négatives ou positives. Et à peine 1% de ces publications suscitent un engagement significatif. Qu’Internet leur offre plus de choix que le magasin du coin, c’est une évidence. Mais parler de contrôle est un abus de langage.
Quoi qu’on puisse lire dans la presse à ce sujet, les consommateurs manquent tout simplement de compétences, de moyens ou d’envie d’imposer leur volonté à une entreprise, à l’instar des hackers qui ont fait plier Sony. En fait, au-delà de quelques intuitions la plupart des gens n’ont toujours aucune idée de la façon dont fonctionnent le marketing et la publicité, sans parler des algorithmes avec lesquels les entreprises suivent et exploitent leurs données personnelles. Dans une série d’enquêtes lancée en 1999, Joseph Turow, professeur à l’Annenberg School of Communication de l’Université de Pennsylvanie, montre que la plupart des Américains n’ont qu’une faible compréhension des techniques telles que le datamining ou le ciblage comportemental, et que s’ils ont conscience d’un problème quant à la protection de leur vie privée ils ne savent absolument pas comment le faire. Ce qui pourrait expliquer pourquoi les médias sociaux, souvent crédités d’avoir conféré plus de pouvoir des utilisateurs, sont tout au bas du classement de l’ACSI ; Facebook en particulier est la société dont on se méfie le plus en ce qui concerne la protection des données personnelles.
Contrôle vs. complexité
Même si les marketeurs n’exercent plus le même contrôle que par le passé, c’est une illusion de supposer que ce contrôle a été transféré aux consommateurs ; la vérité est que dans ce monde de plus en plus complexe la notion de contrôle est, elle-même, devenue un mythe.
Les systèmes complexes sont des réseaux associant de nombreux éléments qui interagissant continuellement de manière imprévue et imprévisible. Des faits insignifiants ou imperceptibles peuvent engendrer des réactions en chaînes impossibles à prévoir. Les conséquences changent avec les situations ; et aussi bien les situations que leurs conséquences sont extrêmement difficiles à comprendre et à maîtriser. Les marchés numériques mondialisés d’aujourd’hui en sont la parfaite illustration.
D’un côté, les marketeurs aiment à définir les consommateurs à travers ce que les sociologues nomment des « agents représentatifs » — des personnes ou des groupes dont le comportement est censé représenter celui de larges pans de la population. Mais dans le monde réel les populations sont atomisées en petits segments autodéfinis dont les intérêts divergent et se chevauchent, et ces généralités sont souvent trompeuses.
Il reste des différences significatives entre les consommateurs dans le monde. En Amérique du Nord et en Europe, par exemple, beaucoup croient que les grandes entreprises ont trop de contrôle sur leur vie ; alors que dans la majeure partie de l’Asie leurs homologues ne trouvent leur influence exagérée. Dans les pays développés, les citoyens ont également tendent à être plus soucieux de leur vie privée que les habitants des pays émergents. Même au sein d’un même marché, les consommateurs envoient des signaux contradictoires. Le cabinet EMC évoque à cet égard un paradoxe, résumé dans la formule « Nous voulons tout ! ». Dans une étude portant sur 15 000 participants dans 15 pays, 91% des répondants disent qu’ils apprécient l’avantage d’un « accès plus facile à l’information et aux connaissances » offert par le numérique. Mais seuls 27% se disent prêts à payer ce confort de la confidentialité de leurs données personnelles.
Ces contradictions sont en soi un problème, mais ce qui complique encore la question ce sont les technologies complexes mises en œuvre pour suivre les consommateurs, que la plupart des marketeurs maîtrisent très mal. Dans le cadre de son rapport 2014 sur l’état de la transformation numérique, le cabinet d’étude Altimeter Group note que que 88% des entreprises interrogées ont mis en place un ensemble formel de procédures de « conversion », censées transformer en transactions leurs interactions avec les internautes ; mais 42% investissaient dans ces initiatives sans vraiment comprendre ce qu’elles en escomptaient.
Les Big Data sont à cet égard exemplaire. Quelles firmes sauront vraiment extraire et examiner des milliards de milliards d’octets d’information produits par une grande diversité d’appareils, y compris les innombrables données produites par l’« Internet des objets » ? Rien que pour se tenir au courant il faut des efforts considérables.
Dans une enquête publiée l’année dernière par IBM, 70% des directeurs du marketing ont admis qu’ils n’étaient pas préparés à gérer la montée en puissance des Big Data. Une étude plus récente de Capgemini constate que 74% des organisations interrogées ont réussi à lancer des projets de Big Data, mais à peine un tiers d’entre elles considèrent que ces projets ont réussi. Seulement 8% jugent leurs projet comme « très réussi ». De plus, les plus de 42 millions d’intrusions indésirées dans des systèmes d’information répertoriées l’an dernier soulèvent de sérieuses questions quant aux capacités des entreprises à sauvegarder les informations qu’elles recueillent.
Aussi impressionnantes que puissent paraître les possibilités techniques des Big Data, la vérité est que les marketeurs abandonnent une grande partie du contrôle aux algorithmes et à ceux qui savent les manipuler efficacement. Le marketing a bien perdu le contrôle. Mais pas au bénéfice du consommateur.
Le pouvoir des algorithmes
Les algorithmes sont des ensembles d’instructions hautement sophistiqués destinés à résoudre, très rapidement, des problèmes complexes. Ils sont aussi capables d’apprendre de leur environnement. Ils peuvent donc renverser facilement même les stratégies de commercialisation les mieux pensées. Google l’a prouvé à maintes et maintes reprises en modifiant sans avertissement ses algorithmes de recherche, renvoyant ainsi des milliers de sites Internet dans les profondeurs de ses classements.
Le 21 avril 2015, justement, l’entreprise a lancé ce qui est considéré par beaucoup d’observateurs comme sa révision la plus significative depuis des années, en introduisant un algorithme conçu pour les téléphones portables, et dont l’impact pourrait être énorme. L’opération avait été annoncée en février, et la crainte qu’elle a suscitée a rappelé l’anxiété du bug de l’an 2000 – certains commentateurs ont même parlé de “mobilegeddon”!
Facebook, lui aussi, a beaucoup joué avec ses formules. Après des années à exhorter les marques à recueillir des « like » par tous les moyens, l’entreprise de Mark Zuckerberg a considérablement limité leur capacité à atteindre leurs « fans ». En réduisant les types et le nombre de posts qui apparaissent dans le flux d’informations des utilisateurs (la timeline), le réseau social contraint les marques à acheter des espaces publicitaires.
Même lorsque les marketeurs parviennent à naviguer dans ces eaux incertaines, ils risquent de subir l’attaque de ces logiciels automatiques appelés bots, qui ont été conçus pour ressembler à de vrais internautes. On estime que près de la moitié du trafic total est réalisé par ces applications automatisées ; soit 11% de l’impact des annonces publicitaires et 23% de celui des publicités vidéo. Rien que cette année, les entreprises devraient y laisser plus de 6 milliards de dollars en rémunération indues.
Ces défis, et d’autres dans la même veine, menacent bien davantage le pouvoir du marketing que les modestes capacités des consommateurs. Encore les professionnels du marketing peuvent-ils confier la responsabilité de s’attaquer à ces questions à des experts – datascientists, mathématiciens, physiciens, avocats et autres lobbyistes. Les consommateurs, quant à eux, ne peuvent guère s’appuyer que sur les législateurs, les tribunaux et d’occasionnels lanceurs d’alerte pour s’occuper de leurs intérêts.
En Europe, une nouvelle directive sur la confidentialité des données est prévue pour 2016, ce qui introduira des règles très strictes sur la collecte de données, s’appliquant dans toute l’Union européenne. En outre, les services du Commissaire à la concurrence ont inculpé Google pour abus de sa position dominante, accusant le moteur de recherche de privilégier régulièrement ses propre comparateurs de produits ; en France, les législateurs cherchent à forcer la société à révéler le fonctionnement interne de son algorithme pour garantir des résultats non discriminatoires.
Outre-Atlantique, des efforts similaires ont été plus ambigus. Les défenseurs des consommateurs ont applaudi les nouvelles réglementations de la Federal Communications Commission pour la neutralité du net, la proposition d’un Consumer Privacy Bill of Rights Act par le président Obama les a laissés sur leur faim. Encore plus déconcertante, la rumeur selon laquelle la Federal Trade Commission a donné à Google un blanc-seing en ce qui concerne ses pratiques anticoncurrentielles, en raison de la proximité de la société avec la Maison-Blanche.
En définitive, quoi que puissent se raconter les spécialistes du marketing, les consommateurs ne sont pas aux commandes. Ils ne l’ont jamais été et n’ont probablement aucune envie de l’être. Cela leur prendrait trop de temps et des efforts. Ce qu’ils désirent, plus probablement, ce sont des interactions simples et transparentes, où ils obtiennent ce qu’ils achètent pour sans avoir à se battre pour faire reconnaître que cela appartient bien. Les marques qui sauront abandonner le mythe du « consommateurs aux commandes » et à comprendre cet état d’esprit pour bâtir des relations plus saines avec leurs clients ont tout à y gagner.
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