Neutralité du Net: la FCC a-t-elle tranché le débat?

Photo WEI Wuhui / Enseignant, Ecole de médias et de design, Shanghai Jiaotong University / March 25th, 2015

Les débats sur la neutralité du Net se réfèrent souvent à de grands principes. Mais dans les faits celle-ci n'a pas grand chose à voir avec la défense de valeurs universelles. Il s'agit simplement d'une série de dispositions destinées à équilibrer les intérêts des fournisseurs d'accès internet et ceux des fournisseurs de contenus. C'est bien le sens de la dernière décision de la U.S. Federal Communications Commission. Cette décision offrira-t-elle vraiment aux fournisseurs de contenus et au public un accès libre et égal à Internet, sans frais?

Rappelons en deux mots ce que c’est que la neutralité du Net, ou neutralité du réseau : c’est l’égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet, quelle que soit leur source, leur nature ou leur destination. Comme il est techniquement possible de discriminer les paquets de données (c’est-à-dire de faire circuler certains flux plus vite que d’autres), de vifs débats agitent la technosphère, mais aussi le petit monde des régulateurs d’Internet. Où en sommes-nous?

Le 27 février 2015, la Federal Communications Commission (FCC) des États-Unis a tranché en faveur d’une stricte réglementation sur les fournisseurs d’accès internet (FAI). Cette décision a été saluée comme la tentative la plus radicale des autorités américaines, jusqu’ici, pour défendre et mettre en œuvre la neutralité du réseau.

En 2010, la FCC avait déjà voté – par trois voix contre deux – pour un « principe de neutralité du Net ». Ce document, un mélange d’idéologie et de considérations commerciales, peut se résumer en trois points:

1. Transparence. Les fournisseurs de bande passante fixe et mobile doivent rendre publiques leurs pratiques de gestion de réseau, les caractéristiques de performance et les termes et les conditions de leurs services de bande passante.

2. Pas de blocage. Les fournisseurs de bande passante fixe ne peuvent pas bloquer les contenus licites, les applications, services ou appareils non nuisibles ; les fournisseurs de bande passante mobile ne peuvent pas bloquer des sites Web légaux ou des applications qui sont en concurrence avec leurs services de téléphonie vocale ou vidéo.

3. Aucune discrimination déraisonnable. Les fournisseurs de bande passante fixe ne doivent pas pratiquer de discrimination déraisonnable dans la transmission du trafic du réseau légal.

La nouvelle réglementation votée le mois dernier a étendu le troisième point aux fournisseurs d’accès Internet sans fil.

Le « principe » de la neutralité, on le voit, vise simplement à équilibrer des intérêts. Il n’a rien à voir avec les valeurs universelles, mais traduit simplement une intervention de l’État visant à équilibrer les intérêts des FAI et ceux des fournisseurs de contenus. Cela explique d’ailleurs pourquoi un certain nombre d’Américains (61% d’entre eux d’après un sondage récent), hostiles par principe à l’idée d’une intervention publique, pensent qu’il s’agit d’une mauvaise politique.

La position des grandes entreprises
Les fournisseurs d’accès Internet sont en général opposés à la neutralité du Net qui, en formulant une règle de non-discrimination par les prix, tend à réduire leurs revenus. Ils ont d’ailleurs de solides arguments. Les fournisseurs de contenu, de leur côté, ne parlent pas d’une seule voix et leurs désaccords sont nombreux. Certaines grandes compagnies ont en outre une position ambiguë.

Google en est un excellent exemple. L’entreprise a longtemps soutenu la neutralité du Net, jusqu’à ce qu’elle révèle ses plans pour devenir un FAI : dès lors, son soutien est beaucoup plus tiède. En 2010, Google et Verizon ont signé un accord sur la neutralité des réseaux sans fil. Dans une déclaration commune, ils affirment : « Nous reconnaissons tous deux que le monde de la connexion sans fil est différent de celui de la connexion filaire, en partie parce que le marché mobile est plus concurrentiel et qu’il évolue rapidement. En reconnaissance de la nature encore émergente du marché du haut débit sans fil, dans cette proposition la plupart des principes du filaire ne seront pas appliqués au sans-fil, à l’exception de l’obligation de transparence. »

La principale raison de ce revirement, c’est que Google ne pourra pas rester indéfiniment un simple fournisseur de contenus. Au cours de ces dernières années, le géant de Mountain View a d’ailleurs pris une série de décisions qui ont nourri les rumeurs sur sa transformation en FAI. En 2005, Google a acquis un énorme bloc d’adresses IPv6, presque équivalent en volume aux blocs détenus par ISP, SBC et Earthlink. En 2006 la société a acheté une grande quantité d’équipements de fibre optique et elle est devenue capable de construire une dorsale Internet (Internet backbone : un réseau informatique faisant partie des réseaux longue distance de plus haut débit d’Internet). D’après un rapport de Netflix en 2012, Google est devenu le FAI le plus rapide des États-Unis après avoir fourni à la ville de Kansas City un service de fibre optique à la vitesse de 2,55 MB/s, plus performant que les 2,19 MB/s offerts par Fios, une filiale de Verizon.

Google a progressivement fait évoluer sa position sur la neutralité du Net, à mesure qu’il se redéfinissait comme FAI. En 2012, en soutien à SlingBox (un service de télévision en streaming), Google a signé un document célébrant la possibilité et la faisabilité de la stratégie de la neutralité du Net adoptée par SlingBox. Mais un an plus tard, SlingBox a émis un avertissement juridique contre l’utilisation des services de fibre optique offerts par Google qui, contre toute attente, écartait les internautes de SlingBox. L’origine de la décision semble pointer vers Apple. Auparavant, Google soutenait SlingBox, affirmant que cette société « était capable de résister victorieusement à la pression d’Apple et d’AT&T ». Google a investi massivement dans la construction d’un réseau sans fil, via la mise en place de bornes wifi et l’acquisition de petits fournisseurs de services Internet sans fil. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles Google et Verizon se sont finalement entendus sur les réseaux sans fil.

Google a de nombreuses raisons de se développer comme FAI. En fournissant ces services, il est par exemple en mesure de connaître encore mieux ses utilisateurs. En outre, la puissance de Google pourrait un jour inquiéter les fournisseurs d’accès (AT&T, Verizon, T-mobile, etc.), qui pourraient un jour bloquer certains de ses services. Après être devenu un FAI, Google peut augmenter le taux de réseau de terminaux mobiles et s’assurer de la disponibilité de ses produits (par exemple le porte-monnaie virtuel Google Wallet) avec un contrôle partiel sur le tableau des fréquences sans fil.

Les fournisseurs de contenus capables d’investir et d’emprunter à grande échelle, comme Google, sont capables de se développer du côté de la fourniture d’accès. Ceux qui n’ont pas cette possibilité sont sur une ligne différente : ils soutiennent la neutralité du Net, parce qu’elle leur permet de faire des économies. Twitter, par exemple, s’y est toujours montré favorable. Les petites entreprises espèrent que leurs grands concurrents ne pourront capter les ressources de bande passante pour la seule raison qu’ils sont plus riches.

De puissants intérêts sont donc en jeu. Ce contexte permet de relire deux échecs de la Federal Communications Commission, le premier en 2010 et le second cette année, une semaine avant le vote. Ce dernier échec a été causé par une accusation d’abus d’autorité par la Cour fédérale des États-Unis. Comment la FCC a-t-elle géré cette affaire? C’est la définition d’Internet même qui est en jeu.

Internet est-il un service public?
L’intervention de l’État sur les questions de neutralité du Net n’avait rien d’évident. Internet, jusqu’à une date récente, a été considéré comme un service d’information, une catégorie régie par les règles du marché – règles qui se résument en une seule : l’État est censé laisser faire la main invisible du marché. Challengée par la Cour fédérale, la FCC a joué finement, en définissant la communication comme un « service de télécommunication ». Cette redéfinition justifie la règle de la neutralité du Net, car les télécommunications sont classées dans les services publics (utilities). La FCC, dans ces conditions, est légitime pour intervenir et établir des règles sans être accusé d’outrepasser son autorité.

La FCC a également visé des fournisseurs de services mobiles, en intégrant les services de bande passante mobile dans les « services de télécommunications ». Ainsi rattachés au pouvoir réglementaire de la FCC, les FAI mobiles se voient interdire de bloquer ou de limiter la vitesse des flux de données. Ils se voient également interdire de signer des accords préférentiels avec des fournisseurs de contenus en contrepartie de revenus supplémentaires. En d’autres termes, les FAI ne peuvent ni diminuer, ni augmenter la vitesse du réseau, quelle que soit la rémunération que les fournisseurs de contenus leur proposent.

Que penser de cette stratégie réglementaire ?

En premier lieu, il est rationnel de définir l’Internet comme une plateforme de communication. Nous vivons dans un monde où la communication passe d’abord par le réseau Internet, et de plus en plus par l’Internet mobile, dont la bande passante sert de support à des usages très variés. Dès 2008, le trafic mondial de données sur mobile a dépassé le trafic téléphonique mondial. Nous communiquons aujourd’hui principalement par le biais d’Internet, pas par appels téléphoniques ou par SMS.

Considérer le réseau comme un moyen de communication signifie qu’Internet a gagné une reconnaissance publique – c’est l’outil de communication le plus couramment utilisé. Une illustration ironique de la fameuse pyramide de Maslow, qui représente la hiérarchie des besoins humains, a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux : au bas de la pyramide, le besoin fondamental est un accès Wifi. Sous l’exagération, un fait : Internet est devenu l’un de nos besoins fondamentaux dans la vie.

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Pour autant, c’est une chose que la FCC ait tiré de cette situation le pouvoir de gérer Internet, mais c’en est une autre de construire un régime de neutralité du réseau. Tout d’abord le vote serré de la nouvelle réglementation, par trois voix contre deux, est controversé. Ensuite, les FAI posent des questions légitimes : l’innovation technologique est-elle menacée par la nouvelle réglementation ? De fait, s’ils n’ont pas le droit de faire de différence sur les prix, ont-ils vraiment intérêt à rénover leurs réseaux ? La seule chose qui les intéresse vraiment, dans ce nouveau contexte, pourrait être de vendre des services de raccordement plus chers aux fournisseurs de contenus les plus riches. Est-ce vraiment ce que nous souhaitons ?

Certains grands FAI ont exprimé leur soutien aux principes d’interdiction du blocage et des discriminations de la nouvelle politique. Mais la surveillance imposée par la FCC diminuera le retour sur investissement et apparaît comme une désincitation à l’investissement, qui aura des effets négatifs sur les services et les opérations.

Cela pose un problème, notamment, pour la capacité d’innovation. Nous ne pouvons attendre des gains de vitesse spectaculaires quand les FAI fournissent des services non seulement aux grands fournisseurs d’accès, mais aussi aux utilisateurs individuels. Il serait également possible que la qualité des services de bande passante se dégrade.

Mais quelle que soit la légitimité de ces préoccupations, il ne faudrait pas négliger un autre facteur : la concurrence. Si les grands FAI commencent à ralentir, de petites entreprises peuvent entrer dans le jeu et tenter leur chance… en misant précisément sur l’innovation technologique. Il est intéressant, à cet égard, de savoir que de petites sociétés de télécommunications comme Sprint et T-Mobile US considèrent que la décision de la FCC n’aura qu’un impact limité sur leurs investissements.

Une autre préoccupation touche aux effets possibles sur certains services innovants de très haut débit. Le PDG de Nokia a fait valoir que la nouvelle réglementation va freiner le développement des technologies de conduite automatique, ainsi que certains services médicaux, en obligeant à les configurer autrement.

Pour les services de soins de santé, en particulier, c’est une question très sensible, et la neutralité des prix ne sera jamais légitime en la matière. Il devrait être loisible de dépenser davantage – par exemple pour sécuriser une connexion haut-débit régulière si plusieurs médecins sont en vidéoconférence depuis différents endroits pour discuter de la condition d’un patient.

Comme le disent les Républicains qui sont en désaccord avec la FCC, la nouvelle réglementation devra faire face à des contestations devant les tribunaux. La FCC a par ailleurs rappelé que cette réglementation recouvrirait aussi le commerce sur Internet, ce qui pointe vers les services de connexion payés par les fournisseurs de contenus aux FAI. La FCC devra défendre chaque cas, et cela pourrait offrir une nouvelle chance aux FAI.

Le principe de neutralité du Net, tel qu’il est formulé aujourd’hui, aura donc quelques effets imprévisibles et son destin n’est pas encore écrit. Mais il y a une chose qui est hors de question : tout comme l’eau et l’électricité, l’Internet est devenu un bien fondamental.

Note des éditeurs. Cet article est paru à l’origine dans notre édition chinoise, publiée conjointement avec l’université Jiaotong de Shanghai, SJTU ParisTech Review.

References

Online
  • Last Week Tonight with John Oliver: Net Neutrality (vidéo, HBO)

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