On n'imagine pas que l'industrie puisse laisser la place à l'approximation. Son mot d'ordre est la fiabilité. C'est d'autant plus vrai dans les métiers où l'on rend un service au public, comme l'électricité: il faut pouvoir compter sur le producteur, à tout moment de la journée et de l'année. Cela devient même absolument crucial dans la filière nucléaire, pour garantir une exploitation durable, en toute sûreté, des centrales. Maîtriser industriellement l'outil est donc une condition nécessaire de la performance technique et économique de la filière nucléaire. Au cœur de son modèle industriel: l'ingénierie.
La performance d’une industrie se mesure à son efficacité technique et économique, se lit dans sa capacité à prévoir et à s’engager. Elle n’est envisageable que si l’industriel maîtrise son outil de production. Comment définir cette maîtrise ? On pourrait dire qu’elle résulte de la concentration, dans la même compétence, de trois piliers : la capacité de conception des outils de production ; la connaissance des fournisseurs et des équipements qui composent ces outils de production ; enfin, et c’est crucial, l’expérience issue de l’exploitation de ces outils.
De l’interaction entre ces trois piliers dépend la qualité du processus industriel. En tirant parti du retour d’expérience issu de l’exploitation, on enrichit la conception et la performance des équipements. À partir de ce retour d’expérience, on va pouvoir optimiser la conception en fonction du second pilier, celui des capacités industrielles des sous-traitants et des technologies existantes. Enfin, on sera en mesure d’orienter l’industrie par un contact direct entre les besoins des exploitants et les fournisseurs.
Maîtriser son outil, c’est l’ambition de tous les industriels, quelles que soient les modalités mises en œuvre. On cite souvent l’exemple de Rolls Royce, célèbre pour ses automobiles de luxe mais qui est également le deuxième fabricant mondial de moteurs d’avion. Tous sont équipés à leur sortie d’usine de capteurs qui transmettent en continu, dès que l’avion est en vol, des données techniques (pression d’huile, etc.) qui seront analysées par l’ingénierie. Rolls Royce dispose ainsi d’une connaissance incomparable du comportement de ses moteurs sur toute leur durée de vie. Michelin enrichit avec la même rigueur son retour d’expérience sur ses systèmes pneumatiques.
La filière nucléaire française, en tant qu’industrie, ne fait pas exception. Avec plus de 1700 années-réacteurs d’exploitation et des millions d’heures d’ingénierie, cette filière fait référence en matière de maîtrise industrielle, en particulier dans le contexte post-Fukushima. Cela tient en grande partie à son modèle industriel intégré.
Un modèle industriel intégré: la filière nucléaire française
Avec 220 000 salariés et 2500 entreprises réalisant ensemble un chiffre d’affaires de plus de 46 milliards d’euros et une valeur ajoutée de près de 15 milliards d’euros, la filière nucléaire française couvre l’ensemble du process nucléaire, de la R&D et des études amont jusqu’au traitement des déchets.
Du choix stratégique fait par la France du nucléaire dans les années 1970 est née une organisation industrielle originale dans laquelle EDF, exploitant, participe étroitement à la conception et à la construction de la centrale et de l’ensemble de ses équipements. Le fait que le propriétaire-exploitant soit son propre architect-engineer est un élément clé.
EDF a ainsi progressivement constitué, depuis le lancement du programme de construction du parc actuel, une ingénierie intégrée chargée de la conception, de la construction, des achats (procurement) et du retour d’expérience. Environ 5000 ingénieurs, en appui à plus de 20 000 exploitants, contribuent à mettre en œuvre une boucle d’amélioration continue.
À partir du retour d’expérience de la construction et de l’exploitation des premières centrales, EDF a ainsi acquis la maîtrise industrielle de son outil de production et a développé ses propres modèles de réacteurs. Parallèlement, ce processus a permis la standardisation progressive du parc français, au travers de la mise en œuvre d’une boucle d’amélioration continue systématique. Cela permet à la filière française de bénéficier de deux atouts solides.
Le premier est l’amélioration constante de la sûreté, de l’efficacité et de la performance puisque chaque événement est analysé pour concevoir une amélioration du design, du process et des équipements. Cela n’est pas sans conséquences : en France les coûts de construction ont été moins élevés qu’ailleurs, et les coûts d’exploitation sont de 40 à 70 % moins élevés.
Le second est la capacité à mettre en œuvre une politique industrielle. C’est en effet l’architect-engineer qui définit le lotissement des contrats, la politique de concurrence et qui qualifie les fournisseurs nationaux ou internationaux en fonction de la sensibilité technique ou stratégique des équipements. C’est lui qui spécifie et qualifie les équipements et qui contrôle leur fabrication. L’architect-engineer retranscrit directement les besoins de l’exploitant aux fournisseurs, leur assurant ainsi la vision la plus claire possible des besoins et des orientations du marché. Cette relation de l’architect-engineer avec les fournisseurs d’équipements est un élément clé de la maîtrise industrielle. Elle suppose la connaissance du tissu industriel, l’identification et la qualification des fournisseurs potentiels.
L’utilisation du retour d’expérience et des progrès techniques réalisés par les fournisseurs d’équipements est essentielle pour améliorer les réacteurs existants, mais aussi concevoir de nouveaux modèles.
Modèle intégré vs. modèle « clé en main »
Les pays où l’industrie nucléaire est aujourd’hui la plus dynamique, la France, la Russie et la Chine, ont adopté le modèle intégré dès le démarrage de leurs programmes nucléaires. Mais ces trois pays font figure d’exceptions, car la plupart des pays exploitant du nucléaire, au premier rang desquels les Etats-Unis et le Japon, ont privilégié le modèle « clé-en-main ».
Or, cette organisation industrielle présente de sérieux inconvénients.
Tout d’abord, ce n’est pas l’exploitant mais le constructeur qui définit la politique industrielle. C’est lui qui négocie avec les fournisseurs ; l’exploitant se contente de payer. Cela se traduit par des surcoûts considérables : le programme nucléaire allemand a coûté deux fois plus cher que le programme français, le programme japonais trois fois plus cher. Au-delà, dans ce modèle « clé en main », c’est également le constructeur qui définit, avec les autorités de sûreté, le cadre réglementaire dans lequel la centrale sera exploitée.
L’exploitant, exclu du dialogue avec les autorités de sûreté et les fournisseurs dans la phase de conception et de construction, est alors réduit au rôle de « tiers-payant ». C’est pourtant lui qui sera en première ligne dès que l’exploitation de l’ouvrage aura démarré. Surtout, le tissu industriel et son ingénierie se coupent de l’exploitant, se privant ainsi tous deux du retour d’expérience de l’autre, essentiel pour garantir le plus haut niveau de sûreté et de sécurité.
C’est pourquoi il est faux d’assimiler industrie nucléaire et industrie automobile. Si le propriétaire d’un véhicule est responsable de sa conduite, il n’a pas besoin de connaître son fonctionnement de manière approfondie pour la conduire. Et les conséquences d’un accident de la route, si elles peuvent être fatales, n’auront jamais la même ampleur que celles d’un accident nucléaire. L’accident de Fukushima a dramatiquement rappelé cette responsabilité première de l’exploitant, pilote de la centrale ; il a également démontré, en filigrane, que la sûreté n’est pas qu’une affaire de technologie, mais avant tout d’organisation industrielle et de qualité d’exploitation.
La sûreté en défaut
Les erreurs de la filière japonaise se résument en deux traits parfaitement symétriques. D’une part, l’exploitant japonais n’a pas la maîtrise technique de son outil de production ; d’autre part le constructeur japonais ne bénéficie pas du retour d’expérience de l’exploitant. À cela s’ajoute le nombre des exploitants, qui contribuent à fragiliser la filière en segmentant le retour d’expérience. Au début des années 2000, un problème de corrosion a été signalé dans une centrale, au niveau du coude d’un tuyau du circuit secondaire. Quatre ans plus tard, chez un autre exploitant, la même fragilité a conduit à une fuite, qui s’est traduite par quatre morts. Pourquoi ? Car le retour d’expérience de la première centrale n’avait pas été intégré dans la conception de la seconde centrale par son constructeur. L’homogénéité des matériels ne changerait pas la donne : le parc allemand est composé de réacteurs issus d’un même modèle, le modèle « Konvoï », mais ils sont exploités par des entreprises régionales liées à différents Länder ayant édicté des normes et des processus de sûreté différents, nécessitant des adaptations de chaque modèle.
À l’inverse, dans un modèle intégré comme celui de la filière française, le retour d’expérience est centralisé et porté par une standardisation progressive. Si le parc nucléaire français comprend aujourd’hui sept modèles de centrales, les réévaluations de sûreté menées notamment à l’occasion des inspections décennales permettent d’intégrer régulièrement des améliorations sur les équipements et dans les organisations, sur l’ensemble du parc. Avec l’expérience, le niveau de sûreté du parc augmente donc, progressivement et de façon homogène. Les risques ne disparaissent pas, mais ils sont réduits. On estime ainsi que le risque de fusion du cœur a été réduit d’un facteur 10.
C’est ce travail d’amélioration continue et d’intégration du retour d’expérience qui fait défaut aux modèles clés-en-main.
Bien sûr, certains de ces défauts peuvent être corrigés. Les États-Unis, pour compenser la parcellisation des exploitants, ont créé dans les années 1990 l’Institute of Nuclear Power Operation (INPO), responsable de l’évaluation, de la formation et du partage du retour d’expérience pour tous les opérateurs nucléaires américains. Le Japon, tirant les enseignements de plusieurs années de réflexion sur la responsabilité des exploitants, travaille ainsi aujourd’hui à la création d’une organisation similaire, afin de fédérer les retours d’expérience de ses dix électriciens nationaux. Dans le même ordre d’idées, plusieurs pays et organisations ont engagé des réflexions pour permettre la mise en œuvre du retour d’expérience dans des systèmes industriels qui ne le prévoyaient pas initialement. C’est le cas par exemple de la World Association of Nuclear Operators (WANO, qui regroupe les exploitants nucléaires de plus de 30 pays).
Mais cela suffira-t-il ? Le retour d’expérience est absolument central dans cette industrie et il n’est pas certain qu’il suffise de le mettre en commun. Le véritable enjeu est de l’intégrer dans une boucle d’amélioration continue, de donner à l’exploitant l’intelligence du constructeur et à celui-ci l’expérience de l’exploitant.
Les leçons qu’on peut tirer des accidents graves survenus à l’étranger vont dans ce sens. À Three Mile Island, en 1979, la fusion du cœur était selon le constructeur un risque infinitésimal. C’est une erreur d’exploitation qui a causé l’accident. Cette erreur a été analysée et immédiatement intégrée par EDF, qui a fait évoluer l’intégralité de son parc en installant des filtres à sable capables de retenir 99,9% du césium en cas de fuite. Ce retour d’expérience n’avait pas été intégré sur la centrale de Fukushima Dai-ichi.
Un autre exemple illustre l’importance des interactions entre exploitant et constructeur. Toujours à Three Miles Island, lors de l’accident, toutes les alarmes se sont allumées en salle de commandes : on conçoit la difficulté de comprendre rapidement ce qui se passait ! C’est donc un progrès majeur que de faire évoluer le système d’alarme, comme l’a fait EDF, avec différents panneaux de sûreté correspondant à des tranches de sureté. Cela permet d’identifier plus vite le facteur originel de perturbation, grâce à une approche par état (de la tranche), l’ingénieur sureté ayant le recul suffisant pour conseiller les opérateurs.
L’intégration de ces procédures dans un contrôle commande assisté par ordinateur peut permettre d’éviter des erreurs. Mais là encore, la différence entre modèle intégré et modèle clés en main est révélatrice. Certains constructeurs se sont lancés dans une course à l’informatisation du contrôle commande. La réalité, quand on visite leurs centrales, est plus modeste : beaucoup d’informations utiles sont disponibles, et les ordinateurs procèdent automatiquement à des corrélations pertinentes… mais les procédures elles-mêmes restent dans un bac en papier. Cela n’a rien d’étonnant. Les faire rentrer dans la machine, comme a pu le faire EDF, est un travail considérable, qui n’est possible que par l’intégration du retour d’expérience dans la conception.
L’esprit industriel
La culture d’amélioration permanente caractéristique du modèle industriel intégré a ses contraintes. Elle exige notamment de conserver une pleine compétence de constructeur, ce qui n’a rien d’évident pour les industriels occidentaux qui gèrent désormais des parcs sans grande perspective de croissance ou de renouvellement.
Bien sûr, ce processus d’amélioration continue se traduit par des évolutions techniques sur chaque centrale. À ce titre, il n’est pas inutile de rappeler qu’à l’exception de la cuve du réacteur et du béton, tous les équipements d’une centrale peuvent être modifiés et renouvelés au fil du temps. Mais cette culture de sûreté ne trouve sens qu’en s’inscrivant dans une réelle démarche industrielle. On ne peut maintenir une compétence d’ingénierie en se contentant de remplacer certains équipements, au fur et à mesure. C’est pourquoi il est essentiel, pour les industriels de l’électricité, d’être présents là où le nucléaire se développe, c’est-à-dire, aujourd’hui, en Asie, et notamment en Chine.
Le pays construit chaque année 100 gigawatts, soit l’équivalent du parc électrique français. Avant l’accident de Fukushima, une centrale nucléaire était mise en chantier presque chaque mois. EDF a su saisir l’opportunité, il y a plus de trente ans, de participer au lancement du programme chinois dès son lancement en assurant, dans une équipe intégrée avec China General Nuclear Power Corporation (CGNPC), la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre de la construction de la première centrale nucléaire chinoise, à Daya Bay. Depuis, EDF est partie prenante dans le développement du programme nucléaire chinois, entraînant l’ensemble de la filière nucléaire française avec elle.
Une telle dynamique de projets neufs est une formidable opportunité pour reconstruire « l’esprit industriel » de la filière nucléaire française. Il est essentiel pour cela de disposer d’une véritable ingénierie de projet qui saura, en orchestrant toute la richesse dont la filière nucléaire dispose, développer son modèle industriel partout dans le monde.
L’enjeu va bien au-delà de la simple maîtrise des coûts ; il est de disposer, à tout moment, d’une vision complète et exhaustive de ce qui reste à faire ; de partir de l’objectif pour déterminer les moyens permettant de l’atteindre ; d’être en mesure, dès qu’un projet dérape, d’identifier la cause du dérapage et de le maîtriser.
Mais un projet est d’abord une aventure humaine, qui repose sur une envie partagée et mobilise des femmes et des hommes autour d’ambitions communes, comprises et acceptées par tous. Quels que soient les projets que j’ai été amené à conduire, de la construction de la centrale nucléaire de Daya Bay à la conception et la construction du « N4 », dernier modèle de réacteur nucléaire à avoir été mis en service en France à la fin des années 1990, j’ai petit à petit acquis la conviction que le terreau du succès collectif repose sur une savante alchimie entre une organisation forte et une équipe solidaire.
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