Les champions cachés sont des leaders de marché méconnus du grand public. Ces petites et moyennes entreprises sont focalisées sur des niches qu'elles dominent à une échelle nationale, régionale, voire mondiale, avec des parts de marché pouvant dépasser 70%. Particulièrement nombreuses en Allemagne, où elles forment la colonne vertébrale du Mittelstand, elles expliquent à la fois la puissance exportatrice et la résilience face aux crises.
ParisTech Review – Vous avez décliné, pour la France, la notion de « champion caché » inventée par l’économiste allemand Hermann Simon, parce que vous estimez que cette classe d’entreprise, colonne vertébrale du Mittelstand allemand, explique largement la performance industrielle et exportatrice de l’Allemagne. Issue des notions plus traditionnelles de Petites et moyennes entreprises (PME) et d’Entreprises de Tailles Intermédiaires (ETI), comment est née la notion de champion caché ?
Stephan Guinchard – Au milieu des années 1980, Herman Simon, alors visiting professor à Harvard, rencontre Theodor Lewitt, l’inventeur du concept de globalisation dans le sillage de l’internationalisation croissante du commerce. Ils se demandent pourquoi certains pays sont beaucoup plus performants à l’exportation que d’autres. Le champion caché est leur conclusion : une PME ou une ETI qui est leader sur son marché, c’est-à-dire numéro Un à Trois à l’échelle mondiale ou européenne, ou alors une entreprise qui occupe une position technologique unique. Le champion est non seulement fort, mais dominant sur son marché.
Son chiffre d’affaires doit être inférieur à 3 milliards d’euros. Le message qu’adresse ce label est capital pour les PME : on peut être relativement petit et malgré tout mondial. Bref, le champion caché nous semble un concept plus opératoire, moins descriptif, que celui d’entreprise de taille intermédiaire (ETI), qui est une simple catégorie statistique. Enfin, ce champion est généralement peu connu du public, avec un gros décalage entre sa performance et sa notoriété. Le champion caché est le plus souvent un acteur B to B. Mais on trouve aussi quelques exemples B to C, comme Babolat (sports de raquette), Beneteau (voiliers) ou Darégal (herbes aromatiques surgelées).
Où trouve-t-on les champions cachés européens ?
En Allemagne évidemment, et dans la zone germanophone, en Suisse et en Autriche. Là où le modèle allemand domine. Beaucoup sont également installés dans le Nord de l’Italie, et en Scandinavie, en particulier les entreprises patrimoniales suédoises du métal et du papier. En France, JC Decaux, le leader mondial de la communication extérieure, est un champion de belle taille, et tout à fait visible. Des exemples de taille plus modeste sont des ETI comme ARaymond (clips de fixation), Clextral, leader de la technologie d’extrusion, Radiall (connecteurs coaxiaux), Laporte Ball-trap, leader mondial du pigeon d’argile ou encore FAVI, leader mondial de la fonderie sous-pression d’alliages cuivreux. Rossignol Technology, installé en Haute-Savoie, offre un autre exemple édifiant. Il est le leader européen de la tige de commande de frein, une petite pièce maîtresse qui se situe sous la pédale de frein dans une voiture. En Europe, une voiture neuve sur deux possède une tige de commande fabriquée par Rossignol Technology dans son usine tchèque ou dans son usine savoyarde. Ils en ont fabriqué plus de 500 millions depuis la création de la société en 1977. Cette PME affiche un chiffre d’affaires d’une quinzaine de millions d’euros. Alors qu’il s’agit de toute évidence d’un marché assez étroit, le nouveau président, à la tête de l’entreprise depuis 2010, a fait le pari de rester focalisé sur son savoir-faire historique, et donc de ne pas se diversifier. Il estime avoir encore de belles opportunités de croissance hors d’Europe, notamment au Japon et aux Etats-Unis.
Et hors d’Europe ?
Hermann Simon a identifié 2800 entreprises répondant à cette définition dans le monde. Le concept connaît un grand succès en Corée du sud, un pays sensible au trop grand poids de ses chaebols (conglomérats) et à la nécessité de favoriser le développement de petites entreprises familiales. En Nouvelle-Zélande, on peut citer Gallagher, spécialiste des clôtures pour le bétail ; au Japon, Hamamutsu Photonics, spécialiste des sources lumineuses.
Les seules exceptions à cette définition par l’exportation se trouvent aux Etats-Unis où un champion caché peut émerger grâce au seul marché domestique, comme ce fut le cas de la McIlhenny Company, qui fabrique le Tabasco en Louisiane depuis 1868. De beaux exemples sont en train de fleurir dans des pays dotés d’un immense marché domestique comme la Chine ou l’Inde, avec par exemple Essel Propack, un fabricant indien de tubes laminés pour dentifrice qui détient un tiers du marché mondial.
Par rapport à l’Allemagne, la France a peu de champions cachés. Quels sont le degré et la nature du retard français ?
De manière générale, l’ETI française manque un peu de dynamisme par rapport à son homologue d’Outre-Rhin. La ligne de flottaison est plus basse. Le « champion » français doit donc réaliser des prouesses pour égaler ses homologues allemands. Nous recensons 450 champions cachés en France, c’est-à-dire la moitié de l’effectif qui mettrait la France au niveau, rapporté au PIB, de l’Allemagne (1300). La France devrait en effet être à 900, prenant en compte l’écart de taille entre les deux économies. Un écart de 450, d’autant plus considérable que, par ailleurs, les deux pays sont au coude à coude pour ce qui concerne les grands groupes multinationaux. Ces 450 entreprises qui nous manquent représenteraient un volume d’exportations supplémentaires de 100 milliards d’euros. De quoi transformer le déficit commercial français en un solde positif. Cela représenterait également plus d’un million d’emplois supplémentaires. En France, plusieurs facteurs exogènes sont défavorables à l’émergence des PME, et en particulier des champions : de plus grandes difficultés de recrutement, un accès plus difficile aux financements adaptés, moins de solidarité et de coopération entre les acteurs d’une même filière, tout spécialement entre les grands groupes et les réseaux de PME sous-traitantes, une mauvaise compréhension de l’économie et de l’entrepreneuriat, sans parler de l’attitude vis à vis du capital productif…
L’attitude face aux solutions de financement explique-t-elle le différentiel de performance d’un pays à l’autre ?
Il existe des partis pris vis-à-vis du financement. Le capital-risque existe en France mais il est perçu de façon mitigée par les PME dans le contexte actuel de crise. Quant à l’entrée en bourse, elle coûte très cher : elle apporte toute une série de contraintes et consomme des ressources qui sont par ailleurs limitées. Émettre une obligation, malgré les schémas favorisant les « petites » émissions, reste très cher relativement aux montants levés. Est-ce vraiment tentant ? Le modèle allemand, c’est l’autofinancement, ce qui convient très bien quand on de bonnes marges. Il est incontestable que, de ce fait, les champions ont tendance à brider leur ambition de croissance car ils ne veulent pas ouvrir le capital ou se surcharger de dette. Ce n’est d’ailleurs pas forcément une erreur. Certes, la croissance ne s’emballe jamais, mais cette approche donne aussi beaucoup de liberté en cas de crise.
Caddie, qui fut un champion, a disparu des radars, alors que son concurrent allemand Wanzl se porte bien. Pourquoi ? Parce que Caddie fait partie des LBO « malheureux » de 2007 : des montages financiers réalisés sur la base d’ambitions disproportionnées à la lumière de la crise qui a suivi. Dans les années qui ont suivi, Caddie n’avait plus aucune marge de manœuvre financière. Cette logique de croissance trop « forte » adossée à des financements significatifs, le champion caché s’en méfie instinctivement. Il sait contenir sa croissance. Au nom de la soutenabilité. Pour garder une marge de manœuvre. Pour ne pas être surpris par un imprévu. Pour ne pas avoir à procéder à des licenciements massifs en cas de crise. Pour préserver l’expertise, le capital humain et la loyauté, sans être obtus vis-à-vis des opportunités.
Cette prudence explique aussi leur résilience. Si vous prenez le secteur de l’automobile, il est très intéressant d’entendre de nombreux champions européens confirmer que la crise de 2008 ne les a impactés qu’à hauteur de 10 ou 15% de leur chiffre d’affaires, alors que tant d’entreprises du secteur ont chuté de 30% ou même de 50%.
Passé une certaine taille, est-il possible de rester un champion caché ?
Herman Simon, le père du concept, avait fixé la barre à trois milliards d’euros de chiffre d’affaires, ce qui dépasse même le seuil ETI. Mais au fond, plus qu’un seuil quantitatif, ce qui compte, c’est une démarche. De même que l’esprit du Mittelstand allemand concerne jusqu’à des entreprises comme Miele, qui réalise plus de trois milliards d’euros de chiffre d’affaires. Ou même Würth, un expert des instruments de visserie fixation pour professionnels, qui pèse 10 milliards, mais reste une entreprise familiale soudée, très autonome et très décentralisée. L’état d’esprit et les choix stratégiques sont les traits principaux des champions cachés, plus que les mensurations statistiques. L’idée s’applique aussi dans l’autre sens. Le champion français Clufix, leader européen dans les fonctions d’assemblage pour l’automobile, affiche un chiffre d’affaires de quelques dizaines de millions d’euros seulement mais il agit, pense, innove et communique comme une ETI dix fois plus grosse.
En matière managériale, le champion est-il original, ou conventionnel ?
L’originalité managériale est souvent au rendez-vous. ARaymond, champion du clip de fixation pour automobile, autrefois inventeur du bouton pression, est une ETI de 800 millions d’euros de chiffre d’affaires. Son organigramme n’est pas une pyramide rigide mais un réseau coiffé par une holding très légère. Le parti pris est de faire circuler les informations et les bonnes pratiques. Le patron de chaque Business Unit régionale jouit d’une grande autonomie pour s’organiser comme il le souhaite, d’une vraie souplesse de « customisation » dans le marketing. Ce qui soude l’ensemble, avant tout, c’est un système de valeurs. Un lien soft mais fort, avec des forums d’échange internes. On fait confiance au lieu d’exiger un reporting. On crée des « équipes ressource » et elles se débrouillent. Et cela donne d’excellents résultats en termes de production et de productivité.
Existe-t-il des marqueurs sociaux des champions cachés ?
Nous savons que de manière générale, le dialogue social tend à reposer sur l’obtention d’un consensus en Allemagne et sur le conflit en France, mais les champions cachés constituent une exception. Chez les champions, en temps de crise, responsables et salariés se mettent souvent d’accord sur des procédures souples. Chez Poclain Hydraulics (200 millions d’euros de chiffre d’affaires), par exemple, quand la crise a fait chuter de 30 % les volumes de ventes, la famille a recapitalisé et les salariés ont accepté des réductions de salaire. Grâce à un climat de long terme, une stabilité et une vision dans lesquels les salariés se reconnaissent. Chez un champion caché, les ressources humaines ne sont ni vues ni gérées comme un coût. Chaque année, chez Rossignol technologies, tous les employés prennent un jour de travail pour aller visiter le site d’un client, afin de bien comprendre ce que leur produit devient, et de donner du sens à leurs tâches quotidiennes. C’est un investissement décisif à la fois dans la relation client et dans les ressources humaines.
Le champion recrute-t-il facilement ?
En France, l’apprentissage n’est pas valorisé comme en Allemagne et les PME n’ont pas une bonne « image employeur ». Quel diplômé de grande école française souhaite aller travailler dans une PME ou même dans une ETI ? Et pourtant, une belle ETI de 300 millions de chiffre d’affaires, en pleine réussite, offre une souplesse et des opportunités magnifiques. Les PME en croissance ont un mal fou à recruter, notamment le champion caché typique du secteur de l’industrie manufacturière, qui fait de l’usinage, des chaudrons, bref des métiers d’artisanat industriel. En France, les filières ont souvent été endommagées et les PME se retrouvent dans la situation absurde où elles doivent recruter en Suisse, en Belgique ou en Allemagne, au prix de rémunérations élevées, des compétences rares, alors que la France compte 3,5 millions de chômeurs. La Société Maritime de Soudure et de Montage, entreprise de chaudronnerie industrielle du Nord de la France, qui emploie une centaine de personnes, ne parvient pas à recruter. Elle aurait les moyens d’embaucher plusieurs chaudronniers mais elle ne les trouve pas en France. On retrouve les mêmes difficultés dans d’autres régions très industrielles, comme la vallée de l’Arve.
Pour certains talents en raréfaction, l’Allemagne, l’Italie du nord, la Suisse et la France se retrouvent en concurrence frontale. Dans l’horlogerie suisse, les champions cachés ont tant de mal à recruter qu’ils mettent au point leurs propres formations internes. Même démarche chez Carboman, le leader européen de la construction de bateaux de compétition et de la production de pièces industrielles en composites de grandes dimensions. Il possède le plus grand four en composite d’Europe. L’entreprise forme elle-même plusieurs techniciens chaque année, recrutés dans les écoles locales.
Financièrement conservateur, le champion caché est-il technologiquement innovant ?
En dépit de l’image parfois vieillotte de ces champions, il faut savoir que si la moitié d’entre eux existait déjà avant la Deuxième Guerre mondiale, ils continuent d’embaucher et d’innover en 2015. Selon nos études, en moyenne, un champion caché consacre 6,5% de son chiffre d’affaires à l’innovation, soit deux fois plus que les entreprises « normales » de même taille. Laporte (Ball trap), leader mondial du tir aux pigeons d’argile, fournisseurs des JO et de la famille royale d’Angleterre, invente des poudres phosphorescentes ou des systèmes électroniques pour « moderniser » le pigeon d’argile classique. Avec cette marque puissante et cette expérience, elle réalise un chiffre d’affaires de 20 millions euros, emploie 125 personnes, fabrique en France et au Royaume-Uni. Surtout elle exporte en Chine, notamment depuis les Jeux Olympiques de Beijing, dont elle était un fournisseur officiel.
Prenons un autre exemple saisissant : La Buvette, leader européen de l’abreuvoir pour bétail, exporte des abreuvoirs chauffants pour la Sibérie et propose des abreuvoirs avec alimentation en vitamines. L’entreprise conduit des études zoologiques très pointues sur les troupeaux de vache pour cerner le comportement des individus dominants, qui bloquent l’accès à l’abreuvoir pendant qu’ils boivent. Et ils ont ainsi conçu des abreuvoirs optimisés pour maximiser le nombre d’animaux buvant en même temps. Tout produit se prête à une innovation continue. Il existe également une étroite corrélation entre l’investissement dans la recherche et l’intimité avec le client. Le champion est dans une niche, il fait la course en tête, il trouve des spécificités qui créent une référence, il installe ainsi une barrière à l’entrée. Sa courbe d’expérience et l’intimité avec le client font que le généraliste du secteur sera toujours en retard sur lui.
Les champions cachés sont généralement actifs sur des marché très focalisés où n’opèrent, à l’échelle mondiale, qu’un nombre limité de concurrents, moins d’une dizaine dans la plupart des cas. Mais la concurrence peut être rude au sein de l’oligopole : d’où l’effort d’innovation et l’insistance sur la R&D.
Comment ces entreprises, souvent familiales, qui font preuve d’une incroyable longévité, gèrent-elles les enjeux de transmission ?
Dans la longue histoire de ces champions cachés, les transmissions sont des passages délicats. Ils anticipent. Une transmission se prépare : il est assez fréquent que le dirigeant se donne une dizaine d’années pour transmettre son entreprise. Ce n’est pas parce que l’entreprise est familiale qu’elle est plus facile à transmettre pour autant. Quand on arrive à la 4e ou la 5e génération, au sein d’ETI de belle taille, le système de sélection des descendants qui pourront accéder à la Direction Générale est extrêmement sévère : les candidats sont en concurrence, et font face à de nombreuses exigences : expérience professionnelle à l’étranger, idéalement dans un autre groupe, expérience en interne, charisme, qualité d’ambassadeur des valeurs du groupe… Quand cela est nécessaire, de plus en plus, les entreprises familiales savent faire recours à un dirigeant extérieur. L’objectif premier reste toujours la pérennité de l’activité et des emplois.
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