Augmentation de la consommation d'énergie dans le monde, raréfaction des énergies fossiles, changement climatique, nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre… Le développement de nouvelles filières énergétiques, renouvelables et peu ou pas émettrices de gaz à effet de serre, s'impose. Face à cette inévitable transition énergétique, la fusion nucléaire pourrait trouver sa place, à condition de faire la preuve de sa faisabilité et de pouvoir passer au stade de la production industrielle. C'est l'enjeu de l'installation de recherche internationale ITER, en cours de construction à Cadarache, dans le sud de la France.
ParisTech Review – Quelle est l’idée de départ qui a donné naissance au projet ITER?
Jérôme Paméla – L’idée est que, dans un futur pas si lointain, la fusion nucléaire pourrait constituer une nouvelle source d’énergie abondante, décarbonée et dont les déchets seraient maîtrisés et en majeure partie recyclables. De fait, la fusion pourrait trouver sa place dans le mix énergétique, aux côtés des énergies renouvelables. En effet, ses caractéristiques constituent des atouts incontestables dans le contexte énergétique actuel.
La consommation d’énergie mondiale, estimée à 12 milliards de tonnes équivalent pétrole par an aujourd’hui, augmente et elle continuera d’augmenter. Certains pensent qu’elle pourrait être multipliée par deux ou par trois d’ici au début du prochain siècle. Parallèlement, les réserves de ressources fossiles que sont le pétrole, le charbon et le gaz, diminuent en même temps que le coût de leur exploitation augmente. Enfin, le changement climatique oblige à se tourner vers des énergies moins émettrices de gaz à effet de serre. Autant de raisons qui motivent les travaux de recherche et de mise au point d’une nouvelle source d’énergie. Il ne s’agit pas d’opposer une solution énergétique à une autre mais de permettre aux décideurs, le moment venu, de disposer de toutes les solutions possibles.
En quoi consiste la fusion nucléaire?
Au lieu de bombarder les noyaux d’atomes comme ceux de l’uranium ou du plutonium pour qu’ils fissionnent, on crée des collisions entre les noyaux les plus légers pour qu’ils fusionnent en des éléments plus lourds. Ces collisions libèrent de l’énergie. C’est ce type de réaction qui se produit dans le Soleil et les étoiles et leur fournit toute leur énergie. De ce fait, la fusion est en quelque sorte « l’énergie mère », puisque toutes les sources d’énergie qui proviennent du soleil en sont issues, qu’il s’agisse de l’énergie fossile, qui résulte de la photosynthèse, ou, bien évidemment, des énergies solaires et éoliennes.
Des décennies de travaux de recherche & développement ont montré que ce sont les noyaux de deutérium (un proton, un neutron) et de tritium (un proton, deux neutrons), tous deux des isotopes de l’hydrogène, qui produisent la réaction la plus « efficace ». Le deutérium existe sur terre en grande quantité ; quant au tritium, on peut le produire à partir de lithium.
La fusion de ces noyaux donne naissance à un neutron et à un noyau d’hélium, composé de deux protons et de deux neutrons. Cette fusion libère une énergie considérable. Pour vous donner une idée, la quantité de lithium et de deutérium contenue dans une batterie d’ordinateur portable et quarante litres d’eau satisferait la consommation d’électricité d’un Européen pendant trente ans. Il faudrait une quarantaine de tonnes de charbon pour produire autant d’électricité !
Pour que cette réaction se produise, il faut que les noyaux se rapprochent suffisamment. Pour cela, on porte et on maintient leur température à quelque 150 millions de degrés. On atteint là le quatrième état de la matière, le plasma, un gaz porté à une température si élevée qu’il est entièrement ionisé, c’est-à-dire que les électrons sont détachés des noyaux atomiques. Pour réaliser la fusion, on utilise un tokamak, machine qui confine le plasma chaud grâce à des champs magnétiques. Ceux-ci piègent en quelque sorte les particules électriquement chargées qui constituent le plasma. Ainsi les noyaux de deutérium et de tritium, autrement dit le « carburant » de la réaction, de même que les noyaux d’hélium, « résultat » de la réaction, restent confinés dans le plasma. Quant aux neutrons, ils emportent hors du plasma environ 80% de l’énergie produite et transfèrent cette énergie sous forme de chaleur aux parois du tokamak, où elle est récupérée.
L’Europe dispose du plus gros tokamak au monde, le Joint European Torus, le JET, en Angleterre, près d’Oxford, que j’ai eu la chance de diriger pendant sept ans. Cette installation de recherche détient le record de puissance mondiale : elle a produit 16 MW de puissance de fusion.
Présentez-nous le projet ITER.
Il s’agit de prouver la faisabilité scientifique et technique de la fusion par confinement magnétique dans une installation de type tokamak. Là où JET consomme plus d’énergie qu’il n’en produit, ITER devra prouver qu’il est possible de générer dix fois plus de puissance que ce qui est injecté dans le système, autrement dit, il devra générer 500 MW en ne recevant que 50 MW de puissance pour chauffer le plasma. C’est le plus gros tokamak jamais construit. Le volume de plasma atteint 840 mètres cubes, à comparer aux 100 mètres cubes des deux plus grands tokamaks existants en Europe ou au Japon.
Nous espérons démontrer, d’ici à 2030, que cette production d’énergie est possible sur des temps longs. Puis un premier prototype devrait permettre de valider la génération d’électricité en continu ainsi que la production de tritium à partir de lithium à l’intérieur du réacteur même. Vers 2050, nous devrions alors disposer d’une installation de fusion nucléaire préindustrielle.
Il s’agit là d’un projet extrêmement complexe sur les plans à la fois scientifique et technologique. Seule une grande collaboration internationale peut mener à bien un tel programme, le réaliser et le financer. A terme, Iter rassemblera environ un millier de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens spécialisés dans les sciences de la fusion, du plasma ou de la cryogénie (science du froid) et dans d’autres domaines de compétences techniques et scientifiques (informatique, gestion de projets, électronique…).
Pour vous donner une idée des coûts, sur la base de l’évaluation réalisée par l’Union européenne, on peut estimer à 13 milliards d’euros le coût de phase de la construction d’ITER, sur 10 ans, pour l’ensemble des membres du projet – il ne s’agit là que d’une extrapolation : dans la mesure où le coût réel est différent pour chacun des membres du projet, il est impossible de fournir une évaluation plus précise. Pour la phase d’exploitation qui devrait durer 20 ans, l’estimation initiale, il y a quinze ans, était d’un peu moins de 5 milliards, un montant qui sera lui aussi réévalué à la hausse. Ce sont des sommes importantes, mais le coût des recherches sur les nouvelles sources d’énergie doit être mis en rapport avec le coût de l’énergie : le marché mondial de l’énergie représente aujourd’hui un volume annuel d’environ 3500 milliards d’euros.
Comment fonctionne cette organisation?
En fait, c’est la première fois qu’une organisation scientifique internationale est créée dans le cadre d’une collaboration d’une telle ampleur. Sa gestation a été longue puisque la première évocation d’un programme international pour le développement de la fusion nucléaire en tant que « source d’énergie inépuisable au service de l’humanité » date de 1985. Il faut préciser que ce domaine de recherches a été déclassifié en 1958, en pleine Guerre Froide. Russes et Américains avaient accepté que les travaux soient rendus publics…
Après plusieurs sommets, la signature d’accords internationaux, une dizaine d’années d’études conceptuelles puis plus détaillées et enfin, trois années de négociations, Cadarache a été retenu comme site de construction et l’organisation a pris son essor. Aujourd’hui, ITER regroupe sept partenaires : la Chine, la Corée, les Etats-Unis, les pays européens, l’Inde, le Japon et la Russie, qui représentent en tout 35 pays et plus de la moitié de la population de la planète. Chaque pays contribue en nature, c’est-à-dire qu’il fait fabriquer des composants de l’installation et qu’il en assure le financement.
Où en est la construction d’ITER?
Elle est très bien engagée. Plusieurs bâtiments sont déjà construits ou en cours de construction. Les bâtiments qui accueillent les bureaux et le siège de l’organisation sont opérationnels. Le bâtiment nucléaire, qui hébergera le tokamak, est en cours de réalisation. Il a nécessité d’importants travaux de fondation, notamment parasismiques. À près de 20 mètres de profondeur, quelque 493 plots parasismiques de 2 mètres de hauteur ont été installés. Imaginez que le tokamak à lui seul pèse 23 000 tonnes. Si on lui ajoute les dispositifs parasismiques, les équipements et le bâtiment, le tout pèse 360 000 tonnes !
Deux autres bâtiments sont également terminés. Le premier, d’une longueur de 250 mètres, servira à la construction des plus grandes bobines supraconductrices pour les aimants du tokamak. Les plus grandes de ces bobines font jusqu’à 24 mètres de diamètre et elles sont fabriquées en plusieurs étapes où elles subissent différents traitements.
Le deuxième bâtiment est destiné à la fabrication du cryostat, assurée par l’Inde. C’est une sorte de grande boîte ; elle permet d’isoler thermiquement les aimants supraconducteurs qui fonctionnent à une température très basse : – 269 degrés Celsius, soit 4 degrés au-dessus du zéro absolu ! En fait, il s’agit de deux enveloppes entre lesquelles on fera le vide – c’est le même fonctionnement qu’une bouteille thermos. Ce cryostat est l’un des plus grands éléments du tokamak, il fera 44 mètres de diamètre pour 27 mètres de hauteur. Les différentes pièces, en acier inoxydable, sont fabriquées en Inde, acheminées par bateau jusqu’en France puis par la route jusqu’à Cadarache où elles seront assemblées et soudées.
Quel dispositif d’accueil est mis en place pour un chantier de cette ampleur?
Un tel chantier attire de nombreuses entreprises et leur personnel qu’il faut pouvoir accueillir. En étroite relation avec les élus des communes environnantes et les services de l’Etat, nous travaillons sur une offre d’accueil qui intègre des solutions tout à la fois de logement, de transport, de formations et d’emplois. Sur le plan économique, l’expérience des grandes organisations de recherche internationales montre qu’un emploi dans ces organisations entraîne la création d’au moins un autre emploi. Déjà plus de 500 personnes d’entreprises locales travaillent pour ITER Organization en sous-traitance. Autre aspect, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur a créé une école internationale qui accueille quelque 500 enfants de 27 nationalités, de la maternelle au baccalauréat.
Les routes ont été aménagées entre Berre, où certains éléments sont acheminés par bateau, et Cadarache pour faire transiter des convois hors normes – certains d’entre eux atteignent 800 tonnes. Ces travaux ont permis à la population de la région de prendre conscience de l’ampleur du programme ITER.
Quels sont les principaux défis rencontrés?
Il y a surtout des défis technologiques à relever. Le confinement du plasma n’en est pas le moindre. Pour passer à l’échelle industrielle, c’est-à-dire produire en continu de l’énergie, il faudra aussi mettre au point des matériaux capables de supporter le bombardement des neutrons qui cèdent leur énergie aux parois du réacteur pendant de longues périodes. La production de combustible, du tritium en l’occurrence, à l’intérieur du réacteur afin d’alimenter le processus fait elle aussi l’objet d’études. Cette fonction de production de combustible sera dévolue, entre autres, aux éléments de couverture de la paroi interne de la chambre du réacteur. Sur ITER, des modules expérimentaux de couverture dits « tritigènes » devront démontrer la génération du tritium par les collisions entre les neutrons et du lithium. Ce procédé permettra de générer à l’intérieur du réacteur un des deux combustibles, le tritium. De ce fait, les seuls éléments qui devront être acheminés de l’extérieur seront du deutérium et du lithium.
La fusion produit des déchets. Comment seront-ils traités?
Cette réaction ne produit pas directement de déchets radioactifs. Il nous revient de traiter l’intérieur de la chambre du tokamak pour minimiser l’activation des parois par le bombardement des neutrons. C’est le but d’un important programme de développement de matériaux dits « à activation réduite ». Notre objectif est que les éléments activés aient une durée de vie – ce que l’on appelle en termes scientifiques une « période radioactive » – très courte, qui permettra de recycler la plupart des matériaux après une centaine d’années environ. Nous menons ces travaux dans un cadre de recherche européen en partenariat avec différentes équipes dans le monde. Nous avons d’ores et déjà identifié plusieurs pistes prometteuses, notamment avec certains aciers ferritiques.
Avez-vous également anticipé la maintenance et le démantèlement de cette installation?
Bien sûr ! Le démantèlement est un aspect essentiel en vue du développement d’une filière. La responsabilité technique de ce démantèlement reviendra au pays hôte. Nous sommes donc déjà impliqués et nous nous sommes attachés à ce que tous les aspects-clés du démantèlement soient pris en compte dès les phases de conception et de construction de la machine.
Quant à la maintenance d’ITER, elle sera en grande partie télé-opérée, c’est-à-dire assurée par des robots capables d’intervenir dans un environnement nucléaire et capables de déplacer des composants de plusieurs tonnes.
Quand pensez-vous que la fusion commencera à produire de l’énergie en continu?
A priori, d’ici à 2030, nous aurons démontré la viabilité scientifique de la fusion et la capacité à amplifier la puissance d’un facteur dix ou plus. Mais la première production d’électricité en continu est plutôt à envisager pour après 2050 ! C’est un projet extrêmement ambitieux qui comporte de nombreux défis scientifiques et technologiques. De mon point de vue, c’est aussi ambitieux que de vouloir envoyer des hommes sur Mars – et les ramener ! Mais l’enjeu pour l’humanité est tel qu’il ne faut pas baisser la garde. Il y a eu et il y aura encore des difficultés. Nous les surmonterons.
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