Croissance ou stagnation? Un tour d’horizon mondial

Photo Eric Chaney / Chef économiste, AXA, chef de la recherche, AXA IM / November 14th, 2014

Le monde est-il sorti de la crise? Les trajectoires divergentes des grands émergents, de l'Europe et des Etats-Unis rappellent qu'en dépit du puissant courant d'unification qui l'anime depuis une vingtaine d'années, en dépit aussi d'une interdépendance croissante, l'économie mondiale reste morcelée. Impossible, dans ces conditions, de tracer un tableau d'ensemble sans s'intéresser au jeu des différences entre les émergents et les autres, les Etats-Unis et l'Europe, et au sein même de l'Europe.

ParisTech Review – L’impression se répand dans le monde, surtout en Europe, que la croissance économique pourrait rester atone pendant de nombreuses années, dans une sorte de « remake » de la stagnation japonaise des années 1990. Est-ce vraisemblable ou la croissance peut-elle redécoller en 2015?

Eric Chaney – Il est assez difficile d’identifier des facteurs qui entraîneraient une accélération de la croissance mondiale en 2015. Elle peut se répartir un peu différemment, mais on est sur une tendance de l’ordre de 3,25 % en pondérant les PIB par les parités de pouvoir d’achat. C’est peu, comparé aux 4,4 % de moyenne entre 1993 et 2008. Si l’Europe attend d’être tirée de sa stagnation par la croissance mondiale, c’est une grave illusion. La croissance ne sera au rendez-vous qu’aux Etats-Unis et en Chine.

La zone euro est celle qui présente les plus grands risques de stagnation.

Si nous nous limitons aux économies avancées, les divergences vont croissant, non seulement entre la zone euro et les autres, mais également entre les membres de la zone euro. Les pays qui marchent bien sont les petites économies ouvertes, la Suisse, la Suède, qui ont largement dépassé leur niveau de PIB de 2008.

Le Royaume-Uni semble suivre la même voie, après avoir plongé fortement en 2009. C’est la preuve que cela paye d’être ouvert au commerce mondial et pas seulement lorsque celui-ci est florissant. Preuve aussi qu’il est rentable de faire rapidement les ajustements budgétaires, même lorsque les économistes recommandent l’inverse. On peut faire un ajustement budgétaire pendant une crise. Après, politiquement, la pression retombe et il est trop tard. La stratégie anglaise a d’autant mieux marché que la livre s’est dépréciée en raison de l’augmentation massive de la base monétaire de la Banque d’Angleterre consécutive à l’assouplissement quantitatif.

Pour la zone euro, on a toutes les raisons d’être inquiet. Avec une croissance nominale quasi-nulle, les taux d’intérêt s’alignent vers le bas car les marchés commencent à anticiper que cette situation peut durer longtemps. C’est un début de « japonisation », ce qui est très inquiétant. On parle souvent de la « décennie perdue » du Japon mais, pourtant, le PIB réel par habitant a continué à y progresser, certes beaucoup moins vite qu’avant, et jamais le pays n’a connu une situation si grave qu’elle aurait pu menacer les institutions : le système politique et social japonais n’a pas été particulièrement éprouvé. En revanche, si nous transposons l’enchaînement japonais dans la zone euro, certains pays vont voir leur dette exploser, l’Italie, l’Espagne et même la France. Cela finirait par créer des tensions politiques entre pays qui pourraient avoir de graves conséquences, et même – hypothèse certes peu vraisemblable – déboucher sur un éclatement de la zone euro, voire de l’Union européenne et, donc, un coup de froid sur les échanges commerciaux.

La France, deuxième économie de la zone euro, est-elle aussi fragile que l’Italie ou l’Espagne?

Le cas de la France est vraiment particulier, paradoxal. Sa dette continue d’être jugée très sûre, car son économie, qui est objectivement en mauvais état, est jaugée à l’aune de critères qui ne sont pas uniquement économiques. Pour commencer par les avantages, la dette française est très bien gérée, sans doute la mieux gérée de toute l’Europe, en termes de liquidité et de prévisibilité des émissions. La France a importé le système américain de « primary dealers » (les « spécialistes en valeurs du Trésor ») et l’a même amélioré. Cette gestion française est très appréciée des investisseurs institutionnels car la maturité moyenne de la dette est très stable, le programme d’émission connu et respecté et les souches de titres très liquides.

La mansuétude des investisseurs s’appuie aussi sur une analyse politique : ils observent que l’Allemagne est très averse à l’idée d’une crise politique majeure en Europe. L’importance de la stabilité politique en Europe était d’ailleurs l’argument avancé dès 1995 par deux influents membres de la CDU allemande, Karl Lamers et Wolfgang Schäuble (actuellement ministre allemand des Finances) pour prendre position en faveur d’une monnaie unique. Or le socle de cette stabilité, c’est le lien avec la France. Sans la France, il n’y a pas d’euro et sans doute pas d’Union européenne. Donc, pour les investisseurs, l’Allemagne offre une garantie implicite à la France. Avec une pareille caution, il est logique que les obligations à terme (OAT) françaises soient convoitées à ce point par les banques centrales japonaises et chinoises.

Mais dans la réalité, les fondamentaux économiques français sont mauvais. Depuis 1980, il n’y avait jamais eu de divergence significative entre les dettes publiques française et allemandes rapportées aux PIB respectifs, mais l’écart se creuse depuis 2010. Je suis convaincu que si l’écart devenait trop grand, la question politique serait posée en Allemagne de la pérennité, voire de la nécessité, du couple franco-allemand. Le jour où des investisseurs institutionnels arriveront à la conclusion que le soutien allemand n’est plus assuré, et compte tenu du fait que la dette française est extrêmement liquide, elle risque d’être massivement vendue ! D’ailleurs, pour se faire une idée de la réalité brute, mieux vaut regarder les marchés d’actions. La divergence entre la France et l’Allemagne est stupéfiante. Depuis 2009, les deux pays n’appartiennent plus au même monde. Les entreprises allemandes sont profitables, pas les entreprises françaises.

Le Parlement européen a adopté en avril 2014 l’union bancaire, qui instaure un système européen pour superviser toutes les banques de la zone euro et traiter leurs faillites éventuelles. Cette mesure peut-elle contribuer à la relance de la zone euro?

L’union bancaire est le plus important changement apporté par la crise de 2008-2009. S’il n’y a pas eu de reprise dans la zone euro, c’est, en partie, parce que la liquidité fournie par la BCE aux banques parvient mal aux économies de l’Italie, de l’Espagne ou du Portugal, pays qui ont connu un véritable « credit crunch ». Les banques souffrent car leurs actifs viennent des économies elles-mêmes : quand les entreprises font faillite, les actifs des banques sont fragilisés. Confier à la BCE la supervision des banques est une décision cruciale car cela peut permettre de faire dans la zone euro ce que les Suédois ont fait en 1990 : séparer les banques dont les actifs sont irrécouvrables des autres. Avec l’union bancaire, on va pouvoir restructurer les systèmes bancaires. C’est un prérequis pour la reprise du crédit.

bankingunion

Mais avec l’union bancaire, la BCE va beaucoup plus loin. Elle veut relancer la titrisation des prêts bancaires : si les banques prêtent dans de bonnes conditions, elles pourront revendre leurs prêts à la BCE qui est prête à augmenter son bilan de 1000 milliards d’euros, ce qui est considérable. La titrisation des prêts aux entreprises est relativement modeste, mais celle des prêts immobiliers, par exemple en Hollande, est importante. Avec son programme de rachat d’ABS (Asset Backed Securities), c’est-à-dire de titres adossés à des actifs, et de « covered bonds » (obligations sécurisées dont le service est garanti par les crédits hypothécaires ou les créances sur des entités publiques), la BCE a inventé un fusil à plusieurs coups.

D’abord, elle aide à débloquer le crédit bancaire en offrant une porte de sortie aux banques par la titrisation. Ensuite, elle augmente son bilan, pratiquant ainsi une politique quantitative. La réaction des marchés de change, la baisse de l’euro, semble d’ailleurs valider la théorie monétaire du change qui veut que le pays dont la masse monétaire croît le plus vite est aussi celui dont la devise se déprécie le plus. Le Royaume-Uni, les Etats-Unis puis le Japon ont pratiqué cette politique de bilan, la zone euro ne l’avait pas fait de façon aussi massive et irréversible.

L’union bancaire suffira-t-elle à protéger les banques?

Pour que la titrisation donne sa pleine mesure, il faut que les charges en capital appliqués aux ABS les plus sûrs soient réduits, bref que les contraintes imposées aux investisseurs (Bâle 3 pour les banques, Solvabilité 2 pour les assureurs) soient assouplies. L’Union européenne discute à ce sujet avec le comité de Bâle où siègent aussi les non-Européens. On peut s’attendre à ce que l’Europe soit écoutée, car une stagnation prolongée en Europe est un risque pour le monde entier, que les Américains prennent d’ailleurs très au sérieux.

Les obstacles pourraient venir de réactions populistes selon lesquelles la finance est la mère de tous les maux et la titrisation synonyme de toxicité, alors que, bien conçue et bien contrôlée, c’est simplement un moyen très efficace de liquéfier le marché. Dans un avenir lointain, il est possible que le financement des économies européennes se fasse principalement par les marchés de capitaux comme aux Etats-Unis, mais, pour l’instant, en Europe, ce sont les banques qui le font et il est donc crucial de leur faciliter la tâche.

Les Etats-Unis restent-ils une valeur sûre de la croissance mondiale?

Aux Etats-Unis, l’aberration du premier trimestre 2014 (une baisse de 2,1% du PIB en taux annualisé) a été corrigée au deuxième trimestre (+4,6%) et, à mon avis, finira par être largement effacée à mesure des révisions des comptes nationaux. La croissance est de retour, à un rythme de l’ordre de 3%. Cela dit, voilà un pays dont la reprise est bien plus faible que si la crise de 2008-2209 avait été une récession normale. En général, les reprises américaines se font à des rythmes de 4% à 6% l’an.

Jusqu’à présent, la reprise a été tirée par l’investissement des entreprises. Comme elles sont profitables et que la demande est robuste, il y a de bonnes raisons d’investir, surtout que, comme un peu partout dans le monde, on a accumulé un retard d’investissement. La consommation n’est pas forte mais elle va tout de même un peu plus vite que le revenu car la hausse de la richesse des ménages permet une baisse de leur taux d’épargne. Quant aux exportations, elles ne font guère mieux que le commerce mondial, qui croît faiblement.

Côté marché immobilier, il y a eu un vrai redémarrage des investissements mais, fin 2014, il s’est tassé et on note une fragilité persistante dans le bilan des ménages. La vision macroéconomique, c’est-à-dire agrégée, n’est pas suffisante. Il est vrai que les ménages américains se sont largement désendettés, grâce à la Fed qui leur a permis de renégocier leur dette, mais la fragilité demeure parmi les faibles revenus. De façon générale, la distribution des revenus s’est déformée sous l’impact des technologies de l’information, l’intelligence artificielle en particulier, en faveur des très qualifiés ou des non qualifiés, mais au détriment de la moyenne, c’est-à-dire les gens titulaires d’une formation universitaire courte. Les technologies à fort impact ne sont plus comme autrefois, les technologies de l’information et de la communication, mais plutôt tous les algorithmes liés aux données de masse (« Big Data ») et à l’apprentissage par les machines. Un nombre croissant de métiers s’automatise, ce qui se fait au détriment des classes moyennes.

L’événement économique de cette décennie, c’est le ralentissement de la croissance chinoise. L’atterrissage sera-t-il doux ou brutal?

La Chine a tiré l’économie mondiale de la crise dans laquelle elle s’était enfoncée en 2009 en pratiquant une relance d’ampleur sans égale. On étudiera pendant longtemps cette relance chinoise de près de 600 milliards de dollars, à la fois monétaire, fiscale et budgétaire. La Chine, dont le modèle de croissance était fondé sur les exportations a encaissé une chute du commerce mondial d’environ un tiers en quelques mois, une expérience de mort subite, en quelque sorte. Le FMI demandait à tous les pays de faire de la relance, mais les pays développés l’ont fait prudemment – l’Italie n’a rien fait du tout par exemple. La Chine, elle, a fait beaucoup plus que ce qu’on lui demandait. La conséquence, bien sûr, c’est une forte augmentation de la dette interne, qu’il faut bien apurer. L’autre conséquence de la crise est que les dirigeants chinois ont compris que leur modèle de croissance était trop vulnérable aux aléas mondiaux et risquait même de menacer leur pouvoir. D’où les efforts pour passer à un modèle de croissance plus équilibré.

La Chine mène de front les deux combats. Elle doit apurer les dettes accumulées dans le « shadow banking » à la faveur de la spéculation immobilière. Les collectivités locales ne peuvent en effet pas se financer par l’impôt – c’est en train de changer – et ont donc recours à la spéculation foncière en vendant des terrains (pour une durée limitée, d’ailleurs) et ont donc intérêt à ce que les prix montent. Il est intéressant de noter que, aux Etats-Unis, en Chine ou en Europe, la relation entre l’état central et les collectivités locales est toujours problématique. Mais dans le cas chinois, cela fait 5 000 ans que Pékin lutte pour d’asseoir son autorité. Il y a donc un lien entre réformes institutionnelles –le financement des collectivités locales – et réforme du système financier, de façon à le rendre capable d’encaisser les fluctuations de marché.

Dans le même temps, la Chine change de modèle de croissance pour recentrer son économie vers la demande intérieure. Pour relancer l’économie en 2009, ont été consenties de fortes incitations fiscales pour les achats d’automobiles, qui ont entraîné un doublement de la taille du marché en un an, le hissant au-dessus du marché américain. Mais le plus étonnant est qu’à la fin de ces incitations, le marché n’a pas chuté : il y a eu un plateau et il est reparti. Le changement de modèle est en train de se produire sous nos yeux.

Il est difficile d’imaginer que cette vraie révolution économique chinoise se passera sans heurts.

Chaque mauvaise nouvelle crée de l’émoi sur les marchés. Il y a des accidents et il y en aura encore. Des produits d’épargne feront faillite, probablement certaines banques aussi. Pas les grandes banques, contrôlées par l’État et choyées par la banque centrale. Mais la tendance est bonne. Le modèle en train d’émerger est fondé sur la consommation et les services plus que sur les exportations et l’industrie manufacturière. Cela provoque inévitablement un ralentissement de la croissance. Dans l’ancien modèle, la Chine importait le savoir faire des pays étrangers et engrangeait des gains de productivité phénoménaux car elle était partie de zéro. Dans les services, il y aura moins de gains de productivité. Ce choix du ralentissement est parfaitement assumé, même si les dirigeants savent que si la croissance ralentissait trop, le chômage augmenterait ce qui, en l’absence d’assurance chômage, pourrait créer des risques politiques. Le seuil de tolérance implicite est aujourd’hui d’environ 7%, mais la croissance tendancielle va continuer à ralentir progressivement dans les années, pour descendre vers 5% d’ici dix ans. Pour le reste du monde, ce qui compte est l’évolution de la balance commerciale chinoise. Alors quelle était très largement excédentaire avant 2009, elle a beaucoup diminué depuis, ce qui signifie que la Chine s’est mise à exporter de la croissance vers le reste du monde plutôt que l’inverse. Donc, même si la croissance chinoise ralentit, c‘est une croissance qui bénéficie plus à ses partenaires.

L’Inde, que certains prévisionnistes donnent dans le Top 3 mondial des PIB en 2050, est un géant paradoxal dont on se demande où va vraiment son économie.

L’Inde a une croissance très honorable mais elle rencontre des obstacles structurels majeurs. C’est une économie très fragmentée, affligée de barrières commerciales entre ses états. Nous voyons l’Inde comme une entité alors qu’en réalité, c’est une agrégation décentralisée d’économies dont certaines restent très protégées. Ce que décide le gouvernement indien est une chose, ce que fait le Kerala en est une autre ! Globalement, l’Inde est beaucoup moins ouverte sur le monde que la Chine et son insertion dans le commerce mondial est encore faible. Que l’économie du pays aille bien ou non est important pour les Indiens, bien moins pour le reste du monde. Faire des affaires en Inde, où les obstacles bureaucratiques sont encore plus élevés qu’en Chine, est difficile. Les infrastructures sont aussi un obstacle au développement, une ligne électrique ne pouvant parfois tout simplement pas franchir une frontière entre États. Une situation qui n’est pas sans rappeler le cas des États-Unis, où les États fédérés sont très puissants en matière de réglementation, ou celui du Japon, où les fréquences du courant électrique ne sont pas les mêmes dans le sud et le nord du pays.

Les autres pays émergents peuvent-ils espérer redevenir des moteurs de la demande mondiale?

Les pays émergents ont connu des moments difficiles quand les capitaux ont fui après les déclarations du président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke, qui annonçait en mai 2013 la fin de la politique quantitative. L’anticipation d’une moindre liquidité a fait repartir les capitaux qui avaient bénéficié de la liquidité injectée par la Fed. La situation risque de se reproduire car la Fed va tôt ou tard augmenter ses taux d’intérêt, avant la fin 2015. Les marchés émergents sont donc soumis aux cycles financiers américains.

Mais si leurs fondamentaux sont robustes, ils peuvent limiter cette dépendance. La Turquie et le Brésil ont fourni ces vingt dernières années deux exemples édifiants : moins de déficit budgétaire, moins d’inflation, une politique monétaire relativement indépendante des contraintes politiques, et des marchés de capitaux ouverts. Ces économies sont devenues beaucoup plus résilientes et capables de résister à des sorties de capitaux. À long terme, la croissance des pays émergents ne dépend pas des liquidités occidentales, elle est générée par le rattrapage de leur productivité. Ce qui la rend pérenne, même si cela ne peut durer indéfiniment.

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