L'essor du commerce international a-t-il pris fin avec la crise ouverte en 2008 ? Pas si simple, répond le directeur général de l’OMC. Si des tensions protectionnistes peuvent apparaître ici ou là, la vraie question touche à la complexification des échanges, et aux limites structurelles de la méthode des cycles de négociations animés par les Etats.
ParisTech Review – La Chambre des industriels brésiliens évoquait, en marge de la conférence Rio+20, le risque d’un « protectionnisme vert ». Est-ce à dire qu’on verrait aujourd’hui se reconstituer des frontières commerciales plus discrètes ?
Pascal Lamy – Je ne dirais pas cela ainsi, même si certaines réglementations techniques peuvent avoir pour objectif la protection des marchés nationaux. Mais dans la pratique, c’est surtout à une complexification du jeu que l’on assiste. Prenons, si vous voulez, l’exemple de l’Asie.
60% du commerce international de cette région se fait avec elle-même, et on assiste aujourd’hui à un puissant mouvement d’ouverture commerciale continentale. Les pays asiatiques s’ouvrent les uns aux autres. C’est un premier phénomène, qui n’est pas sans lien avec l’essor plus général du commerce international dont les pays asiatiques sont des acteurs majeurs.
Mais le jeu se complique si l’on observe les accords commerciaux en vigueur : on s’aperçoit qu’ils sont nombreux et surtout qu’ils recouvrent des échelles et des espaces différents. Il y a par exemple l’ASEAN, l’ASEAN + 3 (avec la Chine, la Corée du Sud et le Japon), mais aussi le Trans-Pacific Partnership (TPP) lancé par les Etats-Unis et qui ne comprend pas la Chine. L’intégration commerciale n’est donc pas uniforme, et elle est encore traversée d’enjeux politiques.
A cela s’ajoute la prolifération des chaînes de production globales, dans lesquelles sont intégrés les pays asiatiques, mais aussi les Etats-Unis, l’Union européenne, la côte Est de l’Amérique latine et, à un moindre degré, d’autres régions encore. C’est un phénomène encore plus structurant, et pourtant peu visible. En moyenne, le contenu en importations des exportations est passé de 20 à 40% en vingt ans. C’est énorme ! Et surtout, l’horizon de ce phénomène, c’est la dissolution de la notion même de commerce international. Car le problème ne sera plus de franchir une frontière, mais de pénétrer un espace réglementaire différencié.
Cela change-t-il la donne ?
Radicalement. Nous ne sommes plus dans les années 1980-1990, quand les négociations commerciales portaient avant tout sur des quotas et des tarifs douaniers. Nous vivons dans un monde où les enjeux d’ouverture des échanges sont dans la juxtaposition de réglementations différentes . Et il est plus difficile de négocier sur ces préférences, car les réglementations ne visent pas tant à protéger les producteurs que les consommateurs. C’est pourquoi il me paraît trop rapide de parler de protectionnisme, ou de reconstitution de barrières commerciales. Sans doute certains groupes de pression économiques jouent-ils en ce sens, en pesant pour l’adoption de telle ou telle réglementation. Mais le premier enjeu n’est pas là. Il est dans la protection des consommateurs.
On touche alors à des questions fondamentales, comme : qu’est-ce qu’un risque ? Bien sûr, la réponse à ces questions est également corrélée au niveau de développement d’une société donnée. Mais si vous prenez deux zones de développement équivalent, comme les Etats-Unis et l’Europe, la question de la viande aux hormones sera appréhendée d’une façon toute différente. La dimension culturelle est ici essentielle, et elle est beaucoup moins facile à négocier.
Ces problématiques nouvelles redonnent une pertinence à l’approche sectorielle, comme l’a montré l’accord sur les marchés publics signé en décembre 2011, qui devrait élargir le champ de l’accès aux marchés à hauteur de 80 à 100 milliards de dollars par an, sur des champs comme les infrastructures, les transports publics ou encore les équipements hospitaliers.
La montée en puissance des accords commerciaux bilatéraux vous semble-t-elle une menace pour les accords multilatéraux ?
Rappelons tout d’abord pourquoi le multilatéral a la faveur des économistes. S’il est généralement considéré comme un optimum, c’est qu’il offre aux entreprises les meilleures conditions en termes de stabilité et de transparence. C’est l’idée du « level playing field » : un environnement de marché dans lequel toutes les firmes doivent suivre les mêmes règles, et où elles ont donc les mêmes capacités à être compétitives. Les accords du GATT et l’OMC depuis 1995 procèdent de cette vision.
Il est vrai que les négociations du cycle de Doha, qui doivent permettre d’aller plus loin dans cette direction sont, pour l’instant, bloquées. C’est dans ce contexte qu’il faut se poser la question des « accords commerciaux préférentiels », en d’autres termes des accords bilatéraux. Entre ceux qui ont été notifiés à l’OMC, ceux qui sont en vigueur sans avoir été notifiés, ceux qui ont été signés mais ne sont pas encore entrés en vigueur, ceux qui sont en cours de négociation et ceux qui sont à l’état de proposition, on a environ 400 accords bilatéraux aujourd’hui.
L’univers du non multilatéral est divers dans ses intentions, dans sa géographie, dans ses méthodes, et dans sa composition sectorielle. L’incidence de ces accords sur le système commercial mondial nous a conduits collectivement à décider qu’ils seraient notifiés à l’OMC, afin de vérifier leur conformité avec les règles de l’Organisation.
Au-delà de cette question juridique, que peut-on en penser ? De notre point de vue, tout ce qui va vers une réduction des droits de douane va dans le bon sens, puisqu’en fin de compte cela permet d’abaisser les barrières commerciales et de favoriser la convergence. Bon nombre d’accords sont dans ce cas. Mais il en va différemment des accords où, pour ouvrir les échanges sur une base préférentielle, on touche aux préférences réglementaires. Car si on se met à ajuster le réglementaire en bilatéral, cela a un effet régressif. Et c’est précisément là que le bât blesse. Car les barrières commerciales non tarifaires sont un enjeu de plus en plus central.
Dans ces conditions, les grands cycles de négociation (hier l’Uruguay Round, aujourd’hui le Doha Round) ont-ils encore une pertinence ?
La technologie du round est un concept politique. Elle correspond à un monde ricardo-schumpeterien – les avantages comparatifs de Ricardo, la création-destruction de Schumpeter – dans lequel l’ouverture commerciale est globalement bénéfique mais fait des gagnants et des perdants. C’est l’origine des rounds : on considère que l’impact de l’ouverture commerciale est une question politique, et on tente d’équilibrer les pertes – je vous ouvre tel marché au risque de bousculer mes producteurs, en retour vous m’ouvrez tel marché sur lequel j’ai un avantage comparatif.
Ce modèle a été poussé à sa limite par trois phénomènes : la violence des chocs économiques subis lors des phases de destruction, chocs dont Ricardo et Schumpeter n’auraient jamais imaginé l’ampleur ; le nombre d’acteurs concernés ; et les limites politiques aux concessions possibles. Par exemple, les Etats-Unis ne peuvent pas, politiquement, cesser de subventionner le coton. C’est de l’économie politique au sens plein du terme : on a des négociateurs qui négocient avec eux-mêmes.
Ces limites politiques sont encore plus sensibles dans un contexte de crise, car les économies sont fragilisées et la capacité politique des négociateurs est affaiblie.
C’est dans ce contexte qu’on pourrait reprendre votre question sur le bilatéral. Certains processus d’intégration régionale, plus faciles à mener à bien, pourraient peut-être aider à réduire le nombre d’acteurs et peut-être aussi à fabriquer des acteurs capables de négocier. Cela a été l’une des avancées historiques de la construction européenne, mais l’UE est aujourd’hui le seul exemple d’une union douanière à laquelle a été déléguée la capacité de négociation.
Car en matière de commerce, même si la complexification des échanges rend le concept de frontière politique moins pertinent, les règles du jeu restent fixées par des traités internationaux, signés par des acteurs souverains. C’est toujours un monde westphalien, où des Etats discutent avec d’autres Etats. Economie et politique n’ont plus les mêmes géographies.
N’existe-t-il pas des discussions menées en parallèle, entre acteurs de terrain, sans passer par le filtre des Etats ?
Bien sûr, des discussions ont lieu en amont ou en parallèle de celles menées par les gouvernements avec la société civile (ONG, syndicats, organisations de producteurs). Mais aujourd’hui c’est surtout à l’échelon national qu’elle peut se faire entendre. Même si, en tant que directeur général de l’OMC, je passe beaucoup de temps à rencontrer des ONG ou d’autres groupes de pression. Les enjeux qu’elles portent, les intérêts qu’incarnent les acteurs non étatiques, ne sont pas absents du débat, même s’ils ont du mal à trouver leur voie dans des discussions déjà très ardues.
Une juste représentation des intérêts en présence est-elle possible ?
Elle est, par définition, très difficile, pour au moins deux raisons. La première est aujourd’hui technique, ou plus précisément elle découle de la technicité des questions évoquées. Cette technicité pose le problème de la capture de la réglementation par des intérêts particuliers. La transparence est essentielle, elle est en quelque sorte prophylactique. Mais sur des sujets très techniques où un simple détail peut faire la différence, elle ne suffit pas. C’est là que le travail de la société civile est essentiel : il faut de l’expertise, des capacités de décryptage, une volonté politique d’information et de formation du public. Beaucoup reste à faire sur ce sujet.
Deuxième raison, et on touche là au problème fondamental des négociations commerciales, les perdants savent très précisément pourquoi ils perdent et sont capables de se coaliser pour soutenir leur cause, tandis que les gagnants ignorent souvent qu’ils gagnent. Sur le T-shirt que vous achetez aujourd’hui moins cher, il n’y a pas marqué « Merci l’OMC » ! Sans surprise, depuis vingt ans que je travaille sur le commerce international, on a vu dans les pays émergents l’opinion publique se montrer de plus en plus favorable à la libéralisation des échanges, et dans les pays développés l’opinion est de moins en moins favorable. Non plus au nom des pauvres du Sud, comme c’était le cas dans les cercles radicaux dans les années 1990, mais au nom des pauvres du Nord. L’impact positif est obscurci par les difficultés liées à la restructuration des économies occidentales, à la crise, bien sûr, mais aussi au « grand basculement » évoqué par Jean-Michel Séverino, qui peut laisser croire que le chômage est dû aux délocalisations. Dans ces conditions les négociateurs des pays développés ont aujourd’hui moins de marges de manœuvre.
Certains émergents, dont l’Inde et la Chine, ont d’ailleurs protesté récemment contre les projets européens de fiscalité carbone, suggérant que l’objectif développement durable cachait en réalité un agenda protectionniste. Que peut-on en penser ?
Sur le plan des objectifs poursuivis, des règles nationales sont évidemment moins efficaces pour la lutte contre le changement climatique qu’un régime global… dont la compatibilité avec les règles d’ouverture des échanges serait plus évidente.
Sur le plan juridique et du point de vue de l’OMC, il n’y a, par exemple, pas d’objection de principe à la mise en place d’une fiscalité carbone qui viserait à internaliser les externalités environnementales, puisque nos statuts mettent les échanges au service du développement durable. La question se pose en revanche de vérifier si les outils mis en place sont conformes aux règles en vigueur.
Il y a quatre outils principaux : régulation, subventions, taxation, permis. Chacune de ces approches peut être testée à l’aune des accords de l’OMC (par exemple l’accord sur les subventions), et il existe une jurisprudence précise, qui permet de travailler au cas par cas. Certains pays nordiques ont une fiscalité carbone depuis trente ans déjà, sans que cela ait jamais posé de problème.
Parmi les sujets qui fâchent, il y a aussi le régime des changes.
Oui : la question des taux de change n’avait jamais été abordée dans le cadre de l’OMC, mais le sujet est réapparu l’an dernier, non à propos du yuan, mais à l’initiative des Brésiliens et sur des questions qui touchaient au cours du real face au dollar.
Le moins qu’on puisse dire est que le sujet est très compliqué. L’article 15 du GATT, dont on rapporte qu’il a été écrit par Keynes en personne, dit en substance que vous ne pouvez pas manipuler votre taux de change pour échapper aux disciplines d’ouverture commerciale auxquelles vous avez souscrit. C’est un principe central… mais il n’a jamais été invoqué au contentieux, ce qui fait qu’il n’y a pas vraiment de doctrine juridique sur ces questions. La question a certes été soulevée depuis vingt ans dans le débat public, mais pendant ces vingt ans tout le monde, moi y compris, a considéré que ce n’était pas un sujet pour l’OMC : à Genève, le commerce, à Washington (siège du FMI), les taux de change. On est aujourd’hui sorti de ce silence… sans être beaucoup plus avancé !
Le FMI, l’institution la plus à même de traiter ces questions, a révisé récemment son diagnostic : le yuan ne serait plus que « modérément » sous–évalué alors qu’il l’était « substantiellement », il y a deux ans.
Ce que je retire des discussions en cours, ce sont plusieurs éléments ; les uns économiques, les autres juridiques.
Tout d’abord on ne peut pas nier que les variations de change aient des effets à court terme dans les échanges. Mais ces effets sont moins décelables à long terme. Et leur impact dépend d’un paramètre : la valeur ajoutée de votre participation au commerce mondial. On voit bien qu’une monnaie sous-évaluée favorise les exportations, mais comme je vous le disais tout à l’heure il y a de plus en plus d’importations dans les exportations. Par ailleurs il faut tenir compte de la diversité en devises des paniers d’importations et d’exportations. Enfin, si l’on considère le cas particulier du yuan, le rééquilibrage progressif du commerce chinois tend à gommer le problème. A supposer qu’il puisse être démontré que la Chine a tiré un avantage comparatif indu en sous-évaluant sa monnaie, cet avantage n’aura été que temporaire.
Juridiquement, on manque donc d’arguments et d’outils pour traiter ces questions. Même s’il est avéré que le taux de change chinois n’est pas libre, rien ne les y oblige formellement. Une législation américaine avait tenté une parade, en légitimant des compensations anti-dumping au motif que ces compensations répondraient à des subventions déguisées. Mais cette loi s’est arrêtée à l’une des deux chambres.
Il faut comprendre que les filets de la régulation internationale sont hétérogènes. Certains ont des mailles très étroites, comme l’Office international des épizooties ; d’autres, sur un sujet pourtant majeur pour la vie des affaires comme la corruption, ont des mailles très larges. Et les Etats ne rentrent dans la régulation internationale que s’ils ont un intérêt à y aller. En 1947, lors de la signature des accords du GATT, il y avait une impulsion très forte, car on sortait de la crise des années 1930 et de la guerre. On a pu, à ce moment, dépasser un peu le jeu westphalien. La crise pose à nouveau cette question aujourd’hui. Saurons-nous y répondre ? C’est la grande question de notre époque.
References
- BOOKS
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Le Grand basculement.La question sociale à l'échelle mondialeJean-Michel Sévérino
List Price: EUR 26,30 -
Pour une gouvernance mondialeJean-Marc Vittori
List Price: EUR 10,20 -
Eloge du libre échangeJagdish Bhagwati
List Price: EUR 20,20
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- Online
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- Le site officiel de l'OMC
- Le site du CEPII, principal centre de recherche français en économie internationale
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