Les dysfonctionnements du cerveau constituent 35% de toutes les maladies en Europe, pour un coût annuel de 400 milliards d'euros, largement plus que les coûts engendrés par les maladies cardiovasculaires et le cancer. Ce n'est pas étonnant. A structure complexe, dysfonctionnements nombreux.
1500 grammes en moyenne, c’est le poids de l’organe qui nous permet de nous mouvoir, de sentir, d’agir, d’aimer, de penser, de réfléchir… 100 milliards de neurones et 10 millions de milliards de connexions entre eux via les synapses, si bien qu’un millimètre cube de notre cerveau abrite un demi-milliard de connexions logées pour l’essentiel sur les presque deux mètres carrés que mesure l’étendue déployée du cortex. Voilà l’univers à explorer, où s’ouvre un champ de découverte sans limite. Si l’on ajoute que le cerveau n’est pas une machine électronique moléculaire au sens moderne du terme, que la transition d’une synapse est probablement analogique et qu’elle propage un nombre très élevé de stimuli d’entrées, que sa connectique est sélective, que seule une partie des neurones fonctionnent à un instant donné, ce qui permet de limiter la puissance nécessaire “consommée”, on comprendra mieux que nous ne percevons qu’une toute petite partie du centre de notre action dans le monde.
Comment un tel monument peut-il tenir dans les 1500 millimètres cubes d’un crâne humain? Pour étudier cette architecture infiniment complexe, le chercheur a longtemps été contraint d’examiner tantôt l’arbre (le neurone isolé), tantôt la forêt (les réseaux de neurones). Grâce à des outils nouveaux comme le microscope bi-photonique (qui ralentit le flux des neutrons) on peut désormais examiner les deux à la fois. Ces vingt dernières années, la recherche sur le cerveau a connu une véritable révolution grâce aux progrès technologiques en bioinformatique et en imagerie. Comprendre le fonctionnement normal et altéré (les maladies neurologiques et psychiatriques) du système nerveux représente pour nos sociétés un enjeu fondamental de connaissance et de santé.
L’esprit et la matière
Décrire ici les mystères de cette terra incognita est une gageure. On se bornera à évoquer quelques grandes questions toujours en cours de déchiffrement, qui éclairent la complexité des lieux, à titre d’illustration. Réalisons d’abord que le siège de notre intelligence et de notre conscience est également partie intégrante de notre corps, qui exerce sur lui une emprise dont il ne peut se défaire. Et que notre cerveau est plus en prise avec les fonctions les plus élémentaires de la vie qu’avec notre intellect.
Le premier mystère, la première surprise, c’est le temps que la science a pris pour comprendre l’importance du cerveau. Il a fallu attendre le XIVe siècle pour que le cerveau soit mis à sa place, c’est-à-dire à la source de l’expression humaine. Le cœur a eu longtemps la préférence même si de grands médecins, Hippocrate et quelques autres, ont fait du cerveau l’organe central des sensations et de la conscience. Hippocrate y loge en particulier le siège du “mal sacré” (l’épilepsie). Plus tard Galien disséquera des cerveaux de bœufs et de cochons et décrira entre le cœur de l’homme et son crâne un réseau “admirable” transportant l’énergie vitale de la chaudière cardiaque jusqu’à la base inférieure du cerveau où elle se transformait en principes spirituels. Shakespeare, lui, choisit de ne pas choisir: “Dis-moi où siège l’amour, dans le cœur ou dans la tête?” demande un héros du Marchand de Venise. Au début du XVIe siècle, Léonard de Vinci prend pour la première fois un moulage en cire des ventricules cérébraux mais la voie du cérébrocentrisme n’est pas encore née pour autant. Même Descartes n’attribue au cerveau qu’un rôle mécanique.
Il faut attendre Galvani pour en finir avec les esprits animaux grâce à la découverte d’une électricité animale qui fait le lien entre le cerveau et les muscles. Avec la découverte de “l’énergie spécifique des nerfs” va démarrer la grande aventure des localisations cérébrales. Après trente siècles de règne “cardiocentriste”.
La vie des neurones
Le deuxième mystère du cerveau résidait jusqu’à une époque récente dans la croyance que peu après notre naissance, les neurones ne se renouvelaient absolument plus, à la différence des autres cellules du corps humain. Notre plasticité cérébrale découlait uniquement du changement des connexions synaptiques entre les neurones. Depuis quelques années seulement, la preuve a été apportée que de nouveaux neurones naissent dans le cerveau adulte tout en s’intégrant dans les circuits nerveux préexistants, précisément dans le bulbe olfactif ainsi que dans l’hippocampe, une structure jouant un rôle clé dans la mémorisation.
Cette neurogenèse est actuellement au cœur de recherches très actives. On ignore en effet si ces nouveaux neurones ont une fonction et s’ils sont à même d’être orientés pour assumer la mission qu’on leur aurait assignée pour guérir certaines pathologies. Mais grâce à la découverte de ce “kit de reconstruction”, un dogme enseigné à des générations d’étudiants en médecine est tombé, et avec lui le mythe du déclin inexorable de la population neuronale.
Ce qui nous amène tout naturellement à un troisième mystère du cerveau. Contrairement à ce que l’on imaginait encore récemment le vieillissement normal n’est pas associé à une mort neuronale. Ce concept excessivement pessimiste est désormais contredit par des comptages précis de cellules nerveuses dans plusieurs zones du cerveau. Il est aujourd’hui probable que les cellules nerveuses ne meurent pas au fil du temps, elles subsistent mais perdent une partie de leurs capacités fonctionnelles en abandonnant une partie de leurs connexions. Cela limite les informations qui circulent et les fonctions qui en découlent. Le vieillissement est donc plus une affaire de perte de synapses que de mort neuronale. Les pistes de recherches envisagées consistent à identifier des facteurs neurotrophiques (l’équivalent d’un “engrais”) régénérant l’activité des neurones. Bref, au cours du vieillissement, le neurone sait se défendre et survit dans un combat permanent entre affaiblissement et vitalité.
On passera pratiquement sous silence cet autre mystère suivant lequel la forme du contenant éclairerait sur la qualité du contenu. Il s’agit bien sûr de la géométrie du crâne qui a fait couler beaucoup d’encre depuis que les mesures anthropométriques existent. En réalité notre merveilleux tapis cérébral, sa matière blanche, notre cerveau limbique… peuvent trouver leur place dans un cerveau de dimension suffisante quels qu’en soient les traits saillants. Le lobe frontal représente le tiers du cerveau et il présente des aires multiples qui permettent de faire cohabiter intelligence, pensées abstraites, mémoire à court terme, prises de décisions, planifications. Pour autant, il ne s’abritera pas derrière un front bombé dit “intelligent” et sa façade n’était pas spécialement avantageuse chez Einstein ou chez Diderot. Grâce aux feuillets et aux circonvolutions, la feuille cérébrale sait se loger discrètement.
Un organe social?
Un cinquième mystère du cerveau résulte de la découverte dans les années 1990, par une équipe italienne, des “neurones miroirs”, sorte d’effecteurs d’un “cerveau social” construit sur la base de comportements d’imitation de l’autre. Sous les yeux d’un singe un homme prend dans sa main quelques olives. Dans le cortex de l’animal un neurone “miroir” se met à fonctionner. Le singe simule le geste de l’autre “dans sa tête”. Ce qui vaut pour le quadrumane vaut pour le jeune enfant dont on soupçonne que les neurones miroirs s’activent devant son image dans la glace. Il comprend ainsi que celui qu’il imite derrière le miroir n’est autre que lui-même. Mais c’est aussi en codant les représentations des autres à l’intérieur de notre cerveau que nous nous comprenons mutuellement. Il y a ainsi partage et apprentissage de l’expérience lorsqu’elle surgit au quotidien.
Ainsi, chacun reconnaît l’existence d’autres “moi”. De là à considérer que cette modalité fondamentale de la connaissance est à l’origine de la compassion, il n’y a qu’un pas. Ce qui est en tout cas évident, c’est que l’on se construit au contact de l’autre, des autres et que la solitude débouche sur l’incomplétude. En déduire que le cerveau est un organe social n’est pas dénué de fondement. Le lien social aide très probablement à maintenir les facultés cognitives du cerveau. Les gérontologues prévoient même qu’une vie professionnelle prolongée retarde l’apparition de la maladie d’Alzheimer.
Un bricolage évolutif
Sixième mystère: au fait, d’où vient notre cerveau? D’un “bricolage évolutif”, pour reprendre l’expression de François Jacob. Les données les plus récentes sont en accord avec la théorie générale de l’évolution. Nous avons tendance à faire instinctivement des choix qui correspondent au rappel d’un acquis au sein d’une enveloppe génétique propre à l’espèce humaine.
Mais au-delà de cet acquis qui nous rappelle la préséance du corps, notre parenté avec les autres espèces animales et l’empreinte d’une origine inférieure, notre cerveau conservant ainsi les traces des expériences du passé, notre originalité est la très longue période d’apprentissage qui suit la naissance. Car au-delà de notre enveloppe génétique, la plasticité structurale et fonctionnelle des connexions synaptiques permettent à l’environnement et à notre vie en société, le dépôt de véritables empreintes du vécu sensoriel. Ces connexions sont façonnées par les stimuli liés à notre activité et à nos contacts avec les autres. L’évolution a probablement commencé par créer des systèmes aveugles sans aucune liberté. La complexité a permis la création d’individus libres de choisir.
Le septième mystère du cerveau est sa plasticité, précisément. Cette plasticité autorise la réorganisation des connexions nerveuses. Elle est liée aux bases moléculaires et cellulaires du cerveau. Tout au long de l’existence, l’organe cerveau connaît des modifications permanentes, mais sa capacité de réorganisation est beaucoup plus élevée chez l’enfant que chez l’adulte. Et le cortex a horreur de la jachère. Un territoire abandonné est aussitôt colonisé par les aires voisines. Ce sont ces phénomènes de plasticité cérébrale qui permettent de récupérer au moins partiellement certaines fonctions après un accident vasculaire cérébral (AVC) par exemple, même si pour certaines aires dites “éloquentes”, les déficits sont généralement lourds et irréversibles.
En sens inverse, des études épidémiologiques montrent que la très grande majorité des patients opérés de tumeurs lentement infiltrantes ne présentent pas de déficits fonctionnels identifiables et exercent une activité professionnelle normale. De même est-il admis que les maladies neuro-dégénératives présentent une longue phase prodromique, asymptomatique, la plasticité masquant la dégénérescence qui ne s’exprime au plan clinique que lorsque le nombre de neurones détruit est tellement important qu’il ne peut plus être «compensé» par les neurones restants, c’est-à-dire vraisemblablement plusieurs dizaines d’années après le début de la maladie. Bref, le processus adaptatif est à géométrie variable et sa dynamique nécessite la mise en œuvre d’approches multidisciplinaires.
Comment-fonctionne-t-il?
Huitième mystère: le cerveau humain ne fonctionne absolument pas comme un ordinateur. La mémoire, pour prendre un exemple, n’est pas stockée comme dans un ordinateur car nous réinventons sans cesse nos souvenirs et sommes programmés pour disposer d’une certaine liberté. Mais surtout, notre cerveau ne fonctionne pas sur le mode entrée / sortie. En permanence, l’homme anticipe, simule des actions à venir, bâtit des représentations du monde faites d’anticipations de calculs, de désirs et d’espérance. Mais le cerveau humain est aussi une partie du monde. Il façonne la réalité extérieure en y projetant ses désirs, ses intentions, ses perceptions. Notre cerveau est donc projectif. C’est aussi un comparateur. Il compare l’état du monde avec ses hypothèses, ce qui déclenche tour à tour la peur, le regret, la joie.
Neuvième mystère: le cerveau et les théories du chaos. C’est l’épilepsie qui nous donne une nouvelle interprétation du fonctionnement du cerveau. Lors d’une crise d’épilepsie certains réseaux neuronaux sont hyperactivés et synchronisés et déclenchent en quelque sorte une décharge électrique qui neutralise l’activité du cerveau sur son chemin, provoquant les différentes formes que revêt l’absence épileptique. Un jeune mathématicien a imaginé que la crise d’épilepsie provenait ainsi du passage du désordre (des micro-courants électriques dans tous les sens) à l’ordre (la synchronisation de centaines de millions de neurones conduisant à la création d’un courant électrique d’une intensité ravageuse pour le cerveau). A l’aide d’un “attracteur” il a pu remonter jusqu’au moment où le “passage à l’ordre” déclenche la crise. Ainsi est-il arrivé à prévoir la survenue d’une crise d’épilepsie temporale avec une avance de quelques minutes et on peut imaginer que dans quelques années les patients atteints de cette forme d’épilepsie, grâce à un appareil d’enregistrement, à un micro-ordinateur et à une pompe à injection d’un produit antiépileptique, miniaturisés, pourront ne plus déclencher d’absences. Des micro-stimulateurs intelligents capables à la fois de détecter le basculement vers une crise et de la bloquer sont probablement pour après-demain. Mais cette découverte aura peut-être aussi des conséquences sur la modélisation mathématique des signaux cérébraux.
De la musique avant toute chose
Dixième mystère: notre cerveau serait-il musicien? De nombreuses études confortent cette idée, allant jusqu’à juger probable que nous ayons exploité notre cerveau dans des activités de vocalisation bien avant de l’utiliser pour la parole.
Les aphasiques, les enfants dyslexiques, les personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer, d’une maladie de Parkinson semblent bénéficier d’effets cliniques ayant pour cause directe l’écoute de la musique ou sa pratique. De nombreuses études tendent à montrer que la musique exerce une influence sur le comportement qui va au-delà de ces simples aspects esthétiques ou affectifs. Aux bases neurales de la curiosa mathematica du mystère précédent on peut rapprocher celle de la musique. Sans doute la présence des circuits neuronaux essentiels à la même musique dans les régions temporales supérieures et la proximité entre réseaux de la musique et réseaux du langage expliquent-ils que l’on soit désormais en mesure d’envisager des actions “musico-thérapeutiques”.
Au terme de cet examen du fonctionnement de notre cerveau on se gardera d’aborder des thèmes comme ceux de l’intelligence, des émotions et de la conscience. La conscience relève-t-elle d’un compartiment, d’un département du cerveau d’un traitement sériel plutôt que parallèle de l’information? Si l’on sait où se mélangent émotions et raison dans le lobe frontal, le reste relève d’hypothèses sur lesquelles chaque chercheur a son opinion.
A fortiori percer les secrets de l’âme relève de l’utopie. Embrasse-t-elle l’ensemble du cerveau plutôt que l’une de ses régions? Ne relève-t-elle pas d’un ensemble plus vaste avec lequel des relations d’une certaine intensité se sont établies? Ne se dilue-t-elle pas au niveau de tous ceux, présents et à venir, qui auront gardé une trace de notre passage?
L’enjeu de la recherche
Ce qui est certain c’est que de nombreux domaines extraordinaires restent à défricher et qu’ils relèvent tous d’une totale interdisciplinarité et de la prise en compte des dysfonctionnements du cerveau qui en permanence permettent d’ouvrir des fenêtres sur cet organe. Ainsi des recherches sur l’épilepsie ont-elles permis de localiser plusieurs centres du rire. C’est ensemble que chercheurs en neurosciences, biologistes, neurologues, neuropharmacologues, mathématiciens, physiciens, chimistes, spécialistes de l’imagerie médicale, mais aussi psychiatres (la psychiatrie relevant pour une part des sciences dures et pour l’autre de la psyché), sans oublier les sciences humaines et sociales, devront unir leurs connaissances et leurs intuitions. Comprendre le cerveau suppose un effort immense de recherche faisant appel à la génétique, à la biologie moléculaire et cellulaire générale, à l’imagerie, à l’étude de l’environnement physique et social, grâce aux efforts unis de ces représentants de nombreuses disciplines. C’est la tâche à laquelle se consacre la Fédération pour la recherche sur le cerveau.
Près d’un quart de la population européenne est atteint d’une ou plusieurs pathologies du cerveau, pour un coût de 400 milliards d’euros par an, largement plus que les coûts engendrés par les maladies cardiovasculaires et le cancer. Au même moment les moyens financiers investis dans la recherche sur le cerveau en Europe s’élèvent à 4 à 5 milliards d’euros, c’est-à-dire 1% des coûts engendrés. Aux Etats-Unis et au Japon, les deux dernières décennies ont été celles du cerveau. Souhaitons que la France et l’Europe lui attribuent enfin la priorité qui convient, celle d’une cause essentielle.
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