Mi-février, le cours du cuivre a battu son record historique, à 10 157 dollars la tonne sur le London Metal Exchange. S'il est redescendu depuis à un niveau plus raisonnable, cette hausse qui concerne l'ensemble des matières premières et des sources d'énergie inquiète les industriels et les pouvoirs publics. Faut-il y voir un désordre passager ou une tendance durable? Une pénurie est-elle à craindre?

Les marchés des matières premières forment le socle de l’économie mondiale. Même si les services représentent dans les pays développés près des trois quarts de la valeur ajoutée, l’ensemble continue à tourner autour de la production de biens de consommation. Et cette production repose largement sur les richesses extraites des entrailles de la terre : pétrole, gaz, métaux, à quoi s’ajoutent les productions de l’agriculture et de la sylviculture : le bois, la laine, le coton, le caoutchouc. En anglais, on parle de commodities, en y intégrant les autres produits agricoles ; en français, l’expression « matières premières » renvoie plutôt aux produits qui font l’objet d’une transformation industrielle.

Leur production et leur négoce sont le fait de puissants acteurs industriels, d’une part, et d’un réseau d’acheteurs beaucoup plus divers, d’autre part : industriels, négociants, à quoi s’ajoutent désormais des investisseurs financiers de plus en plus nombreux.

La financiarisation est-elle en cause ?
Une étude récente de l’institut indépendant The City UK, « Commodities Trading » (mars 2011), met en évidence l’inflation considérable du nombre de transactions depuis le début des années 2000, en pointant la vogue dont jouissent les commodities chez les investisseurs et la prolifération des options d’investissements qui permettent d’accéder à ces marchés. Le volume global de contrats a crû d’un cinquième en 2010 ; entre 2008 et 2011, il a augmenté en tout de 47%, alors même que dans le contexte de crise économique mondiale les volumes physiques de biens échangés diminuaient de 2%. Sur ces marchés, les valeurs gérées par des gestionnaires d’actifs ont plus que doublé entre 2008 et 2010, avec des flux financiers entrants de l’ordre de 60 milliards de dollars pour la seule année 2010 et de 72 milliards l’année précédente.

Principaux bénéficiaires de ces investissements massifs : l’énergie et les métaux précieux. Se dessine ainsi une première ligne de lecture du boom actuel des matières premières. Dans un contexte marqué par la défiance des investisseurs devant la dette publique et l’immobilier, d’une part, et d’autre part par l’abondance de liquidités grâce aux taux d’intérêts très bas consentis par les banques centrales depuis 2008, les matières premières apparaissent comme des valeurs refuge. C’est le cas de l’or, ce qui n’a rien de nouveau. Mais le pétrole et certains métaux comme le cuivre, portés par une demande mondiale soutenue, apparaissent aujourd’hui de moins en moins comme des actifs à risques, et de plus en plus comme des valeurs nécessaires pour équilibrer un portefeuille d’actifs. Un élément vient à l’appui de cette thèse : ces valeurs sont libellées en dollars, et comme la tendance de la monnaie américaine est plutôt orientée à la baisse, la demande sur ces valeurs s’en trouve renforcée : les matières premières sont vues comme un moyen de se couvrir contre la baisse du billet vert.

Dans une étude souvent citée, le cabinet londonien Bloomsbury Minerals Economics, spécialisé dans l’étude du marché du cuivre, considère que l’arrivée récente des banques et de nouveaux investisseurs sur les marchés des métaux non ferreux a faussé les mécanismes de formation des prix, en contribuant à près de 30 % du pic de 2007-2008 et d’une proportion encore plus grande de la hausse actuelle. En se fondant sur une analyse détaillée des nouveaux projets miniers, les experts britanniques prévoient un prix d’équilibre à long terme de 5500 dollars par tonne et à moyen terme de 6000 à 8000 dollars par tonne, ce qui est loin des 10 000 dollars d’aujourd’hui.

Dans ces conditions certains observateurs (ici et là) considèrent qu’on a bien affaire à une bulle. Et ils préviennent que le jour où la Fed et la BCE cesseront d’inonder les marchés de liquidités, la bulle pourrait se dégonfler, voire éclater.

Le poids des fondamentaux
Toutefois, comme le note Pierre-Noël Giraud, professeur d’économie à Mines ParisTech et à l’université Dauphine, il ne faut pas surestimer l’influence des marchés dérivés sur l’évolution des cours. Car la financiarisation n’est pas susceptible d’expliquer les tendances de fond, qui sont liées à ce que l’on nomme les fondamentaux : flux de production, flux de consommation, volume des stocks permettant l’ajustement entre ces flux.

De fait, des hausses vertigineuses peuvent aussi s’observer sur des marchés peu financiarisés comme celui du caoutchouc, remarque l’économiste Philippe Chalmin (professeur associé à l’université Dauphine, directeur du cabinet Cyclope). Non sans raison : l’industrie automobile produisait par exemple 70 millions de voitures avant la crise, 74 en 2010 et les prévisions pour 2015 sont de 95 millions. Il se vend désormais chaque année 15 millions d’automobiles en Chine, soit déjà 20% du marché mondial ; et cela représente 75 millions de pneus.

Aussi la croissance mondiale, et notamment celle des émergents, apparaît-elle en définitive comme une raison structurelle de la hausse des cours : des centaines de millions de personnes accèdent aujourd’hui à la consommation de masse, et la demande mondiale de biens de consommation devrait continuer à croître d’une façon robuste. Comme les émergents réalisent parallèlement une bonne partie des activités industrielles mondiales, c’est dans leurs économies que se construit l’essentiel de la demande mondiale de matières premières. La Chine est ainsi devenue le plus gros consommateur de métaux de la planète.

Pour les combustibles fossiles, les pays développés représentent encore l’essentiel de la demande mais sa croissance est alimentée par l’industrialisation des émergents et l’enrichissement de leur population. D’après l’Agence internationale de l’énergie, la demande mondiale de pétrole devrait ainsi augmenter de 1 % en 2011, pour atteindre 89,4 millions de barils par jour, contre 87,9 millions en 2010. Le scénario médian de l’AIE prévoit une demande mondiale de 99 millions en 2035, et de 107 millions dans le scénario « business as usual ».

Pénurie en vue ?
Un rapport très médiatisé de la banque HSBC suggérait récemment que d’ici à 50 ans il pourrait ne plus rester de pétrole exploitable sur la planète. Faut-il s’affoler? Oui et non.

L’exemple du cuivre permet de comprendre pourquoi : en 1950, les réserves mondiales étaient estimées à 100 millions de tonnes, à 400 millions de tonnes en 1975 et à 500 millions de tonnes en 2005. Mesurer les réserves de minerais ou de combustibles ne se fait jamais dans l’absolu, mais en raisonnant sur la base d’une exploitation économiquement tenable. Par exemple, les réserves de fer et de nickel de la planète sont immenses, mais l’essentiel est situé si profond sous la surface du sol qu’aucune exploitation n’est possible aujourd’hui. La découverte possible de nouveaux gisements donne donc aux chiffres disponibles un caractère nécessairement provisoire. Ce que l’on appelle « réserves » est la partie des ressources minières connues dont l’exploitabilité a un caractère économique suffisamment établi. Certains minerais, comme l’aluminium ou l’uranium, seront disponibles longtemps, au moins un siècle, dans des conditions d’exploitation raisonnables. D’autres pourraient se raréfier, comme l’argent ou l’antimoine. Mais la hausse de leur cours conduit à de nouvelles recherches et à un calcul de coût différent, qui augmentent les « réserves disponibles ».

Pour comprendre la dynamique des marchés de matières premières, il est donc essentiel de prendre en considération les ajustements, en se demandant lesquels sont possibles dans une configuration marquée par une demande forte pour une ressource limitée.

Le premier type d’ajustement est d’ordre technologique : c’est la substitution d’un produit à un autre, ou d’une technologie à une autre. Par exemple, comme le fer est abondant, l’acier galvanisé peut remplacer le zinc, si celui-ci devient trop rare ou trop cher à produire (comme l’aluminium, sa production exige beaucoup d’électricité). Dans le cas des énergies fossiles, la production mondiale de pétrole conventionnel atteindra tôt ou tard ses limites, mais la production mondiale de carburants liquides peut prendre d’autres formes (gaz liquéfiés, biodiesel, etc.). Et la hausse peut aussi amener consommateurs et industriels à modifier leurs pratiques.

Une hausse durable, comme celle du pétrole, peut ainsi conduire à des arbitrages collectifs et des choix industriels qui modifient partiellement la donne. On peut notamment évoquer l’évolution des méthodes d’extraction et la possibilité d’exploiter les sables bitumeux : dans ce cas, c’est précisément la probabilité de cours durablement élevés qui conduit à des investissements et à une innovation technologique qui permettent la mise en valeur de nouvelles ressources. Dans le cas des combustibles fossiles, la hausse des prix conduit aussi à développer des substituts ou à miser sur d’autres sources d’énergie, avec par exemple le développement des « transports propres ».

Mais il y a un mais… car on met alors sous pression d’autres matières premières. Ainsi les batteries des véhicules électriques utilisent-elles pour l’essentiel du lithium, dont la demande devrait doubler d’ici quelques années. L’analyste suisse Marc Taylor a donné récemment une étude pénétrante, mettant en relation deux éléments : il faut entre 2 et 10 kilos de lithium par voiture « propre » ; et le lithium ne se trouve que sous deux formes : dans les saumures naturelles en Amérique du Sud et dans le spodumène en Australie. Se pose alors la question de l’accès aux ressources. Plus largement, la perspective d’une hausse durable des matières premières interroge les stratégies industrielles – celles des entreprises, des filières, des pouvoirs publics.

Quelles conséquences industrielles ?
À court terme, on peut imaginer que la hausse peut avoir un impact sur les prix finaux, ceux que paient les consommateurs, ou perturber les chaînes de valeur industrielles. La flambée récente a ainsi mis une pression sur les sous-traitants automobiles. Mais ceux-ci peuvent répercuter une partie de la hausse chez leurs clients et la plupart du temps ils ont mis en place des systèmes de couverture (généralement des contrats à six mois) pour compenser les fluctuations. Évidemment, ces systèmes sont efficaces pour gérer la volatilité, plus qu’une hausse durable. Mais il faut savoir que les matières premières ne représentent qu’une fraction limitée du poste achats : chez Valeo par exemple, les achats de matières premières ne représentent que 13,5% du chiffre d’affaires 2010. Dans ces conditions, on comprend que la hausse des matières premières ne représente qu’une faible « inflation importée » dans les économies occidentales ; encore l’essentiel semble-t-il dû au pétrole et au gaz.

À long terme toutefois, les effets de la hausse des matières premières sont plus structurants. On peut en distinguer au moins quatre.

Le premier concerne le secteur minier proprement dit, déjà marqué par une forte concentration et animé depuis une dizaine d’années par une vague de consolidations, qui devrait continuer. Les géants miniers comme Rio Tinto ou BHP Billiton devraient encore croître, les majors pétrolières devraient voir leurs positions se renforcer dans un contexte favorisant leur valorisation boursière. Cette logique de consolidation reflète aussi une rationalité industrielle. L’extraction et les travaux de prospection mobilisent des fonds considérables, que seules peuvent mobiliser de grandes entreprises. Les marchés financiers permettent cependant l’émergence régulière de compagnies juniors, en marge des grands groupes.

La relance d’activités minières en Occident est la deuxième tendance, avec par exemple la question de l’exploitation des gaz de schistes qui fait aujourd’hui débat en Europe.

Le développement du recyclage est la troisième tendance de fond : longtemps considéré comme un enjeu environnemental, celui-ci est en train de prendre une dimension stratégique d’accès aux ressources.

Enfin, chez les industriels consommateurs de matières premières on voit réapparaître des stratégies d’intégration verticale, avec par exemple des prises de participation dans des compagnies minières juniors pour sécuriser leurs approvisionnements.

Stratégies industrielles
L’exemple emblématique est à cet égard celui des Chinois, qui ont développé dans des conditions parfois discutables des stratégies de prises de contrôle de l’ensemble d’une filière. Les cas d’école sont le magnésium et le tungstène au début des années 2000, mais le plus souvent évoqué ces temps-ci est le cas des fameuses « terres rares », un groupe de métaux aux propriétés voisines, qu’on rencontre essentiellement dans deux minerais présents en Chine, aux États-Unis, en Australie, au Brésil, en Chine, en Inde, en Malaisie, en Afrique du Sud, au Sri Lanka, en Thaïlande.

La Chine a pratiqué voici quelques années une stratégie de dumping destinée à faire disparaître la concurrence ; elle contrôle aujourd’hui l’essentiel d’un marché dont les prix se sont entretemps envolés, notamment du fait qu’elle a restreint ses exportations ; ce qui a occasionné quelques frictions avec ses partenaires commerciaux, en particulier le Japon. Entre 2008 et 2011, les exportations chinoises sont passées de 115 000 tonnes de terres rares à 35 000 tonnes, et on s’achemine vers 30 000 tonnes.

À cette stratégie d’intégration verticale menée à l’échelle d’un pays, les Occidentaux ont répondu diversement. La Commission européenne a évoqué des stocks stratégiques (mais comment les constituer dans un marché tendu ?). Un règlement devant l’OMC a été évoqué, mais ses règles ne permettent pas de sanctionner des refus d’exporter. Enfin des industriels ont répondu de façon plus pragmatique : par l’intégration verticale pour les Allemands, qui ont noué des partenariats avec des producteurs au Kazakhstan, par une relance de l’exploitation minière ailleurs (Australie, États-Unis), ou encore par le traitement d’anciens stériles, c’est-à-dire de minerais jugés trop pauvres pour être exploités.

Il existe donc là encore une réponse du marché. D’une façon générale, la hausse des matières premières apparaît donc comme un phénomène à prendre en compte sérieusement, non pas tant parce qu’il menacerait de faire exploser nos économies, que pour les stratégies qu’il impose aux acteurs industriels et étatiques. La notion de filière industrielle et celle d’intégration verticale, discréditées dans les années 1980 au profit de modèles beaucoup plus segmentés, reprennent ainsi une certaine pertinence aujourd’hui. Comme le note Pierre-Noël Giraud, l’État pourrait ici jouer un rôle, non pas tant pour définir les stratégies que pour encourager les acteurs à les développer et à bien analyser leurs marchés. Dans certaines filières, par exemple celle du titane, ce travail a déjà été fait ; dans d’autres il reste à faire.

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  • Claire le louet

    Bonjour,
    je completerais cette analyse en faisant allusion à 4 notions :
    - la theorie de la rente car nous sommes bien dans un environnement de ressources fini c e qui pertube enormement la rationalite des marches
    - l’elasticite de la demande au prix et les limites du consommateur final et ses consequences sur l’inflation
    - les deversements vertueux / schumpeter sur l’innovation, l’emploi, les specifications par bassin industriels
    - le syndrome du “Dutch desease ” sur l’importance des politiques publiques à mettre en place à l’heure des choix

    Cordialement,
    Claire