En écrivant que "l'avenir à chaque instant presse le présent d'être un souvenir", Louis Aragon ne pensait sûrement ni au management ni à Internet. Pourtant, curieusement, les vers du grand poète français décrivent bien l'un des défis que les nouvelles technologies de l'information lancent aux entreprises.
En 20 ans, Internet a introduit dans le monde « corporate » au moins deux révolutions majeures. D’une part, l’accès de tous les collaborateurs à l’information est devenu pratiquement sans limite. D’autre part, les modes d’interaction entre les collaborateurs sont de plus en plus divers et nombreux. Alors, comment, au sein de l’univers professionnel, organiser, convaincre et entraîner des salariés qui maîtrisent parfaitement ces technologies dans leur vie personnelle ? Comment manager à l’heure de Twitter et de Facebook ?
La révolution technologique affecte directement le management car elle change le rapport au temps et à l’espace. Aujourd’hui, l’innovation permanente délivre sans cesse des produits et des services qui ne sont pas la concrétisation d’attentes manifestes. Alors qu’auparavant, le rêve précédait généralement de longtemps la réalisation. Il avait fallu une volonté et des moyens considérables entre la décision d’aller sur la Lune et le premier pas de l’homme sur son sol. Le projet a pris des années, ce qui, à l’époque, paraissait très court ! En 2011, l’histoire s’est emballée. Facebook, YouTube, Twitter ou l’iPad sont apparus avant même qu’on ait eu vraiment le temps de les espérer. Le temps et l’attente, l’idée même de délai, ne sont plus ce qu’ils étaient.
Pour la fameuse génération « Y », celle des hommes et des femmes nés entre 1979 et 1994, cet ordre des choses n’a rien d’étonnant. Les innovations s’enchaînent naturellement et sont adoptées immédiatement. Elles ne font que fluidifier un peu plus un mode de travail, de collaboration, de relation communautaire, qui leur est familier. C’est une nouvelle culture qui s’impose et se répand dans toutes les tranches d’âge. La révolution technologique devient alors culturelle. Dans les entreprises, on note trois attitudes possibles.
D’abord, les « résistants », allergiques ou dépassés, ne veulent pas, ou ne peuvent pas, entrer dans le jeu. Ces outils « ne sont pas pour eux ». Ils les évitent au maximum, ou n’y ont pas accès dans leur environnement professionnel. Dans leur vie personnelle, réserver un billet de train en ligne n’est même pas envisageable… A leur côté, cheminent les « prudents », les « curieux » ou les « adaptés », qui veulent, pour des raisons pratiques ou de « survie », garder le contact avec leur réseau. A l’image de ces grands-parents qui se branchent sur une messagerie instantanée pour pouvoir communiquer avec leurs petits-enfants. Quant aux «Y», les « connectés », qu’ils soient « initiés » ou « intoxiqués », ils sont complètement immergés dans la technologie et vivent pleinement dans le nouveau monde.
Ce monde est riche d’opportunités, mais il recèle aussi des menaces.
Pour les « Y », en effet, le grand risque est de croire naïvement que l‘on contrôle son environnement parce qu’on maîtrise les technologies interactives. Cette illusion vient de l’ivresse que procure l’accès, de plus en plus rapide et ergonomique, au savoir et à la communication en réseau. Ces portes grandes ouvertes, si elles laissent l’impression d’agir en autorisant le « surf » d’un sujet à l’autre, ne s’ouvrent en fait souvent que sur un monde fragmenté dans lequel on peut perdre facilement le sens de son action. Bref, dans le milieu professionnel, il n’est pas dit que la génération « Y » soit capable de transformer sa compétence technologique en réussite professionnelle.
Car les qualités fondamentales d’un dirigeant, elles, restent les mêmes : intuition de la stratégie relationnelle, capacité de prendre des risques, qualités managériales. L’aptitude technologique sera sans doute considérée plus attentivement qu’avant, mais pas au point, loin de là, de devenir décisive. Pour accéder aux postes de responsabilité, la génération « Y » va donc devoir faire le tri entre le nécessaire et l’accessoire, entre l’« urgent » et l’important, entre les actions impliquant la valeur ajoutée personnelle et celles du zappeur passif qui se contente d’alimenter les nouvelles modes technologiques. Avec une difficulté supplémentaire : garder la tête froide au milieu d’un tourbillon incessant de « nouveautés ».
La compression du temps imposée par les nouvelles technologies est un défi majeur au sein des entreprises. Pour les « Y », il n’y a pas vraiment de début ou de lieu : les informations dématérialisées arrivent de partout, dans un joyeux mélange professionnel et personnel, géré en sautant de l’un à l’autre. Ils savent faire, et veulent faire, plusieurs choses à la fois. Le courrier électronique nous avait déjà contraint à être plus « instantanés » dans nos rapports professionnels. Le principe : je reçois vite et facilement une information, une question ou un document de travail, je suis donc tacitement tenu de répondre instantanément. Si, pour des sujets simples, il s’agit d’une réelle avancée, pour des sujets plus complexes, ce temps « comprimé » peut être source d’erreur, d’inefficacité et d’insuffisance. Même interrogation au sujet du SMS : le temps « gagné » n’est il pas immédiatement perdu du fait de la nécessité ressentie de devoir traiter le flux incessant des messages ? Chez Vivendi, nous avons d’ailleurs instauré un vendredi sans mail, pour libérer le potentiel de réflexion.
Les non « Y » observent avec curiosité ce culte de l’immédiat. Eux continuent de s’organiser « à l’ancienne » : je reçois constamment de nouvelles données, mais quelles sont mes priorités ? Que dois je déléguer, différer ou abandonner ? Le système éducatif français continue à promouvoir le « une chose à la fois », avec des réponses structurées, un temps pour l’analyse et pour la synthèse. Cet univers mental est perturbé par les nouveaux outils du « tout, tout de suite ». Les vrais réfractaires technophobes auront beaucoup de mal car leur e-scepticisme deviendra vite un handicap. En revanche, les modérés, ceux qui sont capables de prendre du recul face à l’accélération permanente, seront de plus en plus précieux. Il reste important de pouvoir penser l’entreprise dans le temps long.
Le temps « Y » n’est pas seulement différent au quotidien. Le long terme se déforme aussi. Dans cette génération, on a beaucoup de mal à se projeter à 5 ans pour soi-même, ou à 2 ans pour son projet professionnel. Par manque de vision ? Non, plutôt parce que dans un contexte de transformation permanente, la planification, l’ambition, changent de nature. L’essentiel, pour eux, n’est plus forcément de « grimper », mais plutôt d’appartenir de manière durable à des réseaux professionnels et personnels agréables et efficaces.
Les changements technologiques bouleversent aussi le rapport aux autres. Les messages instantanés écrits ou vocaux, professionnels ou personnels, se bousculent sur les terminaux, partout, tout le temps. Travailler chez soi le soir, envoyer un SMS à un ami pendant la journée, sont des choses courantes. Le temps et le lieu, ceux de la famille et des amis, et ceux du travail, fusionnent. Cela change tout. Il est d’autant plus important que j’apprécie mes collègues car ma relation avec eux se prolongera, d’une manière ou d’une autre, au-delà du lieu de travail. Inversement, les « Y » ont parfois du mal à comprendre que la vie professionnelle n’obéit pas à la même logique et ne fonctionne pas sur le même rythme que les réseaux sociaux. La fréquentation des Facebook ne développe pas une qualité majeur du manager : savoir monter une stratégie relationnelle et déterminer sur quels collaborateurs on peut s’appuyer pour faire progresser tel ou tel intérêt de l’entreprise. A ce propos, les nouvelles technologies n’ont pas réduit l’importance des réunions. L’essentiel, dans une réunion, ce sont les apartés, les expressions non verbales, le non dit et la révolution virtuelle, sur ces points, n’a fait que mettre en lumière les fondamentaux incontournables du réel.
Quant au « plan de carrière », il est ébranlé par l’incertitude sur l’avenir et marqué par la volonté d’évoluer dans le meilleur environnement technologique et culturel. D’où les efforts des entreprises pour communiquer sur un environnement de travail offrant outils « dernier cri », management ouvert et garantie d’autonomie. Le salarié « Y » n’est pas au service d’une entreprise. Il se comporte comme un consommateur averti qui souhaite être considéré individuellement par son manager, que ce soit pour la gestion de son temps de travail, sa rémunération, sa formation ou son développement professionnel. Il attend une reconnaissance rapide. Il fait très vite ses preuves et n’attendra pas des années d’hypothétiques promotions.
La génération « Y », armée de ses technologies, veut travailler en commun, en réseau, elle rejette le mode séquentiel où chacun, à tour de rôle, remplit sa fonction. De ce fait, le salarié « Y » peut appartenir à plusieurs équipes et travailler en mode transverse sur différents projets simultanés. Il doit accepter les changements fréquents d’organisation et s’adapter à un nouvel environnement relationnel. Face à ces mutations, les talents déterminants sont la rapidité, l’audace et le sens stratégique. L’éducation à la française, si habile à offrir un haut niveau de culture générale, enseigne mal, et ne valorise pas, ces trois qualités qui vont devenir de plus en plus essentielles. L’éducation britannique ou américaine, sur ces points, est supérieure.
La rapidité, c’est avant tout l’esprit de synthèse et l’agilité. La génération « Y » est particulièrement vive quand il s’agit de saisir une nouvelle tendance et trouver des outils pour les capter. L’audace, dans un monde à la fois dur et aseptisé, est un atout. Il est risqué de ne pas prendre de risques, car les parcours professionnels régulièrement progressifs dans un même environnement, sont devenus très rares. Les nouveaux outils de communication ont un effet normatif, qui poussent au consensus et ne favorisent pas l’éclosion de personnalités fortes et libres. A cet égard, la génération « Y » est paradoxale, à la fois extrêmement autonome et assez casanière. Le sens stratégique, enfin, est une boussole capitale pour se repérer et ne pas perdre son âme. Plus le monde est turbulent, plus il faut être souple au niveau tactique, mais plus il faut se tracer une ligne de conduite stratégique.
Alors, Internet est il en train de rendre obsolète le management tel que nous le connaissons depuis la seconde guerre mondiale ? Les nouvelles attentes du « public » à manager changent-elles radicalement l’art de diriger les organisations ? Ma réponse est modeste. Les qualités « éternelles » du manager demeurent : écouter, fédérer, convaincre, décider… mais il faut aujourd’hui en posséder d’autres : favoriser le travail en réseaux internes et externes, accélérer l’innovation, valoriser la prise de risques. Il faut surtout intégrer la singularité de chacun. S’ils ne veulent pas de manager adjudant, les salariés « Y » attendent un cadre. La hiérarchie a perdu de sa valeur sacrée, les organisations sont plus planes et l’autorité rigide ou manipulatrice n’est plus acceptée, mais ils ne veulent pas d’un management mou ou flou. Ils veulent un leadership moderne mais solide, attentif mais décidé.
More on paristech review
On the topic
- Wikipedia et ses pairs, ou l’avènement d’un nouveau mode de productionBy ParisTech Review on February 18th, 2011
- L’Internet est-il en train de changer la nature humaine? Le cas de l’e-générationBy ParisTech Review on June 24th, 2010
- Marketing et réseaux sociaux, les conversations dangereusesBy ParisTech Review on December 2nd, 2010
- Comment votre avis (et celui de millions d’internautes) peut ébranler une industrieBy ParisTech Review on December 17th, 2010
By the author
- Internet, le zappeur “Y” et le management en temps compriméon April 6th, 2011