Comment organiser la tension entre la logique industrielle et la logique financière quand on est soi-même un dirigeant d'industrie ? Bertrand Collomb, qui a dirigé le groupe Lafarge pendant 18 ans, livre son expérience personnelle.
Parmi les différents aspects de l’ouverture du monde que nous avons connus dans les trente dernières années, la globalisation financière a sans doute été le plus important.
En quelques années, on est passé d’un système cloisonné à un monde largement ouvert, où les entreprises de tous les pays se trouvaient en concurrence face à tous les investisseurs du monde entier. Cette globalisation s’est accompagnée du développement considérable des professions financières et de l’information financière, et de la généralisation des modèles et des comportements nés à Wall Street et dans la City.
Pour le chef d’une entreprise industrielle, cette évolution entraîna un changement de priorités, sensible même au niveau de son emploi du temps. Lorsque je pris la tête de Lafarge en 1989, les relations avec les investisseurs, les milieux financiers ou la presse financière ne représentaient qu’une faible partie de mon temps. Au fil des ans cette part a crû considérablement, illustration d’une certaine dépendance du monde financier dans laquelle se trouvent les dirigeants. Ils sont ainsi confrontés à une logique financière parfois différente de la logique industrielle dans laquelle ils se situent naturellement. C’est cette différence des logiques, parfois complémentaires, parfois opposées, que je voudrais illustrer.
Il serait facile, après les excès qui ont conduit à la crise financière actuelle, de se concentrer sur ces dérives. Il me paraît préférable d’aborder ici les différences permanentes et structurelles, que l’on a toutes les chances de retrouver, même si les excès de la période récente sont corrigés —ce qui n’est d’ailleurs aucunement certain.
La demande de performance
Le premier effet de cette influence accrue de la logique financière est une demande de performance plus forte. Vers le milieu des années 1980 les entreprises américaines, après une période glorieuse de progrès, s’étaient un peu endormies, avec des syndicats bloquant toute évolution et des managements plus soucieux de leur confort que d’affronter ces syndicats dans l’intérêt de leur entreprise. Elles furent réveillées brusquement, d’une part par la concurrence japonaise, d’autre part, par les financiers, qui prirent d’assaut, dans un certain nombre d’opérations agressives, plusieurs de ces citadelles. Ce fut la période de la fin des années 1980, décrite par Barbarians at the gate (Bryan Burrough & John Helyar, 1991), livre qui retrace dans une fresque d’extravagances financières et de confrontations d’egos, la bataille autour de RJR Nabisco, l’affaire de cigarettes, finalement vendue au groupe d’investissement de Henry Kravis à un prix double de sa valeur boursière initiale !
Je vivais moi-même aux Etats-Unis à cette époque, où je dirigeais les activités américaines de Lafarge. En industriel préoccupé par la continuité de l’entreprise, j’étais inquiet de l’effet sur l’industrie américaine de tels coups de boutoir, avec des opérations financées par des « junk bonds » et les perspectives de secousses et de démantèlement qu’ils comportaient.
Force me fut cependant de constater que, vingt ans plus tard, l’industrie américaine était devenue plus forte, et que ceux qui, comme General Motors, n’avaient pas été exposés à ces assauts, avaient continué dans une logique de déclin.
A cette époque s’est popularisée l’exigence des « 15% », qui s’appliquait tantôt à la rentabilité de l’entreprise, tantôt à sa croissance. Le monde financier demandait aux entreprises de dégager une rentabilité des fonds propres de 15% et/ou que cette rentabilité croisse de 15% par an. Ce chiffre-slogan a permis à beaucoup d’économistes de dénoncer l’absurdité d’une exigence de performance très supérieure à la croissance de l’économie. En fait il n’y a rien d’absurde à demander à quelques entreprises cotées, parmi les plus performantes, et qui ne représentent qu’une faible part de l’économie globale, d’avoir une performance très supérieure à la moyenne. Et le chiffre de 15% lui-même est apparu à une époque où l’inflation était élevée et les taux d’intérêts de 8% ou 9%. Avec les taux d’intérêts actuels, l’objectif d’une « bonne » rentabilité des fonds propres serait plutôt de 10%. Lafarge a été considérée comme une entreprise à bonne rentabilité sans jamais atteindre le seuil des 15%, avec un maximum de 12% de rentabilité des fonds propres. Le slogan des 15% était seulement un slogan !
En définitive, je crois que l’exigence de performance imposée aux entreprises par les actionnaires et les financiers est pour l’essentiel légitime, et conduit à une plus grande efficacité économique. Comme toute organisation humaine, l’entreprise n’atteint son maximum d’efficacité que si elle est soumise à une pression extérieure, qui peut être celle de la concurrence ou celle des actionnaires.
Ceci ne signifie pas que la confrontation entre logique financière et logique industrielle est toujours aisée. Des différences, dont certaines sont gérables et d’autres assez irrémédiables, existent dans la gestion du temps, dans la nature de l’engagement dans l’activité et dans l’importance des comportements mimétiques.
Le temps financier et le temps industriel
Les marchés financiers sont souvent accusés d’avoir une approche très orientée vers le court terme, qui empêche les entreprises de conduire des stratégies à long terme.
Pourtant, parmi les actionnaires les plus importants que rencontre un chef d’entreprise, plusieurs, et notamment les fonds de pension, honnis de la presse européenne, ont des horizons d’investissement très longs, de l’ordre de trente à quarante ans. Plusieurs d’entre eux sont restés dans l’actionnariat de Lafarge pendant de longues périodes, à travers périodes fastes et temps difficiles, dans les hauts de cycle et les bas de cycle. Et le dialogue avec eux portait davantage sur les fondamentaux du métier et les stratégies de long terme que sur les résultats du prochain trimestre.
Mais ils ne sont pas les seuls actionnaires. Les fonds communs de placement, même s’ils sont le plus souvent pour les investisseurs des véhicules de placement à moyen terme, ont un horizon rythmé par la comparaison de leur performance, annuelle ou plus souvent trimestrielle, avec celle de leurs concurrents,. Et les hedge funds, fonds de couverture dont beaucoup mériteraient mieux le nom de fonds spéculatifs, dégagent leur rentabilité sur des différences dont l’horizon est souvent court, ne dépassant pas pour certains le cadre de la journée. Ces actionnaires « à la journée » ne sont évidemment intéressés aux initiatives de long terme de l’entreprise que pour l’effet immédiat qu’elles peuvent avoir sur le marché. Et, intervenants plus fréquents par leurs allers et retours, ils sont déterminants dans les fluctuations des cours.
Les analystes eux-mêmes, dont la mission est d’apprécier la valeur d’une entreprise et de recommander l’achat ou la vente de ses actions, sont dans une position complexe. En effet, l’horizon de temps de leurs recommandations est généralement inférieur à dix-huit mois. Leur tâche n’est donc pas seulement de porter un jugement sur l’entreprise, sa stratégie, ses fondamentaux, qu’ils comprennent souvent assez bien, mais surtout de prévoir —tâche plus difficile encore— si, dans cet horizon de dix-huit mois, le marché financier reconnaîtra suffisamment la valeur de l’entreprise pour que le prix de ses actions augmente.
Cette appréciation relative, et dans un horizon relativement court, explique pourquoi les « cibles de cours » données par les analystes varient largement avec le temps, alors même que la valeur intrinsèque de l’entreprise a peu de chances de fluctuer autant.
En définitive, les rapports au temps de l’acteur financier et de l’acteur industriel sont fondamentalement différents pour une raison essentielle : le financier peut décider librement à quel moment il « entre » dans l’entreprise, en achetant des actions, et à quel moment il en « sort », en les vendant. L’industriel, au contraire, est engagé dans une activité pour le long terme. Il peut, de temps en temps, changer d’activité, mais par un processus long, complexe et contraire à sa nature. Quand il le fait trop souvent et ne manifeste pas de continuité dans ses activités, c’est qu’il a décidé d’adopter une stratégie financière et n’est plus un industriel !
Deux anecdotes m’ont aidé à comprendre cette différence irréconciliable. Je lisais un jour un rapport d’analyste qui examinait le potentiel de croissance du ciment dans certains marchés émergents, et parvenait à la conclusion paradoxale qu’un actionnaire pouvait bénéficier d’un plus grand potentiel de croissance en achetant une valeur cimentière américaine en bas de cycle qu’en achetant une valeur cimentière indienne ou chinoise ! Ce n’était évidemment possible que s’il « sortait » en haut de cycle, laissant l’industriel gérer le nouveau cycle de baisse.
Une autre fois, pendant la partie ascendante de la bulle Internet des années 2000, j’évoquais avec un banquier new-yorkais la floraison des start-up. Avec une charmante simplicité, mon interlocuteur répondit que, dans la plupart des cas, le plus important était de savoir sortir de ces sociétés à temps. Une définition de l’entrepreneurship financier bien éloignée du concept de création d’entreprise industrielle !
Le temps financier et les stratégies industrielles
Cet écart entre temps industriel et temps financier peut avoir des conséquences importantes sur le succès des entreprises industrielles. Dans l’industrie des matériaux de construction par exemple, les entreprises britanniques avaient pris une place considérable en se développant, à partir de leur marché domestique, sur ceux du Commonwealth et en devenant souvent des leaders internationaux. Ainsi, lorsque je rejoignis Lafarge en 1975, le leader mondial du ciment était l’entreprise britannique Blue Circle. Trente ans plus tard, il ne reste plus aucune de ces entreprises et elles ont toutes été rachetées par des entreprises européennes continentales —Blue Circle, par Lafarge en 2001. Cherchant à comprendre la raison principale de cette évolution, j’ai dû constater que c’était sans doute l’étroite subordination de ces entreprises à la City.
Londres est le seul endroit où les chefs d’entreprise sont aussi étroitement contrôlés par leurs actionnaires. Ils vivent quotidiennement au contact du monde financier et sont soumis à l’investigation permanente d’une presse financière très agressive – « Napier doit partir » titrait un jour le Financial Times à propos du patron d’une entreprise anglaise de notre secteur. De plus, les managing directors —administrateurs directeur généraux— sont surveillés par des chairmen —présidents du conseil d’administration— venus de l’extérieur qui généralement ne connaissent pas le métier de l’entreprise et dont la seule légitimité est de représenter les actionnaires, la City.
Dans cette situation, il est très difficile de conserver la continuité d’une stratégie si elle se heurte aux modes financières du moment. L’entreprise se verra enjoindre de se développer aux Etats-Unis, alors qu’elle y arrive après ses concurrents, qu’il est trop tard et qu’elle va payer trop cher ; d’aller en Asie ou, six mois plus tard, d’en sortir, par ce que l’appréciation du risque Asie a changé, etc.
C’est ce qu’a connu Blue Circle avec plusieurs changements de stratégie qui lui ont fait abandonner ses plus belles positions géographiques ou se désintéresser un moment du ciment, puis y revenir. Ce fut aussi le cas d’autres entreprises de notre secteur, un secteur où continuité et engagement de long terme sont essentiels au succès.
Par contre, dans la plupart des cas, la cession de l’entreprise s’est faite dans les meilleures conditions financières pour les actionnaires. Londres est aussi le seul endroit où, comme j’en ai fait l’amère expérience lors de l’échec de ma première OPA sur Blue Circle en 2000, quelques actionnaires peuvent se concerter pour décider de résister à une offre jugée insuffisante, et obtenir de l’agresseur une dernière livre de chair ! Londres, dans sa logique financière, est extrêmement efficace.
Le mimétisme ou “herd instinct„
Enfin la caractéristique du monde financier la plus déconcertante pour l’industriel est le mimétisme des comportements. On sait, depuis que le philosophe René Girard a popularisé le concept, combien les comportements mimétiques jouent un rôle généralement important. Mais ils sont ici poussés à l’extrême, en raison du mode d’évaluation des acteurs.
J’en eus l’illustration en 2001, dans une conversation avec un investisseur, alors que je cherchais à placer une augmentation de capital de Lafarge pour financer l’acquisition de Blue Circle. « Votre stratégie est excellente », me disait-on, « et nous vous soutenons, mais nos investisseurs ne pensent actuellement qu’à investir dans Internet, et le ciment ne peut guère les intéresser.» En poussant plus loin la conversation, mon interlocuteur m’expliqua que, trois mois plus tôt, il trouvait le cours de l’une des valeurs liées au monde Internet —il s’agissait en l’occurrence de ST Microelectronics— tout à fait exagéré et avait donc refusé d’en acheter. Mais elle avait continué à monter, et avait pris une part telle dans les indices que sur un trimestre la performance du fonds qu’il gérait avait été inférieure à celle des benchmarks de plusieurs pourcents. « Au prix actuel, continua-t-il, cette action me parait encore plus surévaluée, mais j’ai décidé d’en acheter, car je ne peux pas me permettre un autre trimestre de sous-performance.» On connaît la suite, qui justifia le jugement de fonds de cet investisseur. Mais il valait mieux pour lui avoir tort avec tout le monde qu’avoir raison tout seul…
Qu’un acteur clairvoyant soit ainsi obligé de suivre la foule dans ses exagérations, sous peine de perdre ses clients avant que le temps n’ait montré qu’il avait raison, explique pourquoi les bulles sont dans la nature même du système financier et pourquoi une intervention extérieure au système —celle d’un régulateur, par exemple— est nécessaire si on veut éviter leur exacerbation.
L’un des patrons successifs de Citigroup, Chuck Prince, exprimait la même réalité lorsqu’en 2007, il justifiait la participation de sa banque aux excès des produits dérivés en disant : “As long as the music is playing, you have to dance !„.
Conclusion
Quelle conclusion tirer de cette discussion des logiques différentes des mondes financier et industriel ?
D’abord qu’il est vain de penser qu’elles pourront être complètement réconciliées, même si une régulation plus intelligente et ne croyant pas aveuglément à la capacité auto-correctrice des marchés pourrait sans doute éviter l’hypertrophie du secteur financier spéculatif que nous avons connue au cours des dernières années.
Mais surtout que l’industriel doit gérer ses relations avec le monde financier en étant conscient de ces différences de logique. Ne pas obtenir sur la durée le niveau de performance minimal ne peut évidemment que l’amener à une impasse. Mais vouloir réagir à chaque instant aux variations du marché et se conformer aux désirs et aux modes qui le parcourent ne pourra également que l’amener qu’à l’échec, par l’instabilité et l’incohérence des stratégies qui en résulteront.
De même l’industriel doit toujours être prêt à affronter, pendant une certaine période, l’incompréhension ou le désintérêt. Plutôt que d’optimiser sa situation financière selon les principes théoriques, il sera bien avisé de conserver la marge qui lui permettra dans les temps difficiles de ne pas entièrement dépendre des marchés.
Et pour les membres d’un conseil d’administration, équilibrer la prise en compte des intérêts légitimes des actionnaires et la distance avec leurs réactions instantanées et jouer, en quelque sorte, le rôle de tampon entre le marché et l’entreprise est un aspect essentiel de leur rôle dans la gouvernance de l’entreprise.
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