Si BlackBerry représente à peine 1% des parts de marché du smartphone aujourd’hui, l’entreprise canadienne en contrôlait la moitié il y a quelques années. Comment un succès aussi éclatant peut-il se transformer en un échec aussi sévère ? Les journalistes Jacquie McNish et Sean Silcoff donnent quelques réponses à cette question dans leur livre Losing the Signal: The Untold Story Behind the Extraordinary Rise and Spectacular Fall of BlackBerry. Americanus Reed, professeur de marketing à Wharton, s’entretient ici avec Jacquie McNish.
Americanus Reed – Commençons par quelques questions sur ce qui vous a attiré dans cette affaire. Comment ce livre est-il né ?
Jacquie McNish – Tout a commencé par une enquête que j’ai réalisée , ici au Canada, pour le Globe and Mail, avec mon collègue Sean Silcoff. La grande histoire qui restait à raconter, dans le secteur de la technologie, c’était comment la firme créatrice d’un objet que nous avions tellement aimé et à quoi nous étions tellement accros – le BlackBerry – avait pu s’effondrer aussi vite. C’était un mystère, qu’aucun journaliste économique n’avait encore réussi à résoudre. RIM (Research in Motion) était une entreprise basée à Waterloo, Ontario, pas très loin de Toronto. Une entreprise qui, malgré sa notoriété mondiale, était restée très insulaire, très secrète. Il nous a fallu beaucoup de temps avant de pouvoir parler à certains des dirigeants. Nous avons enfin publié notre enquête dans le Globe and Mail, ce qui a conduit un agent littéraire de Washington, Howard Yoon, à nous appeler et à nous conseiller d’en faire un livre. Voilà comment tout a commencé.
Ce livre est vraiment à part et il est déjà devenu un classique. Pourquoi, selon vous ?
Nous vivons dans une ère de disruption sans fin. Où que vous soyez, il y a un algorithme ou une nouvelle façon de faire quelque chose qui va être plus efficace, et qui va bousculer les anciennes façons de faire. Dans quelques décennies, nous considérerons cette période comme aussi importante socialement et économiquement que la révolution industrielle. Or, dans cet âge de la rupture, l’histoire du BlackBerry est la mère de toutes les histoires.
L’entreprise qui l’a lancé en 1998 pèse 20 milliards de dollars une décennie plus tard. Puis, quatre ou cinq ans après, cette même société, à bout de souffle, ne vaut plus que 3 milliards. Ce n’est pas seulement une histoire de rupture ; c’est une histoire qui résume la vitesse de la course technologique actuelle. Depuis la télévision dans les années 1950, aucune technologie n’a pénétré le marché de la grande consommation aussi rapidement que celle des smartphones, et le BlackBerry fut le premier smartphone. Nous ne sommes jamais passés aussi vite de zéro à plus de 50 % du marché de la grande consommation.
Quand on repense aux grandes années de la marque BlackBerry, on se souvient que c’était un objet emblématique du monde des affaires. Il était considéré comme un symbole. Rappelez-vous notre président brandissant son BlackBerry et disant qu’il ne pouvait pas vivre sans lui, tout à fait dans l’esprit de ce que vous disiez : c’était un objet iconique. Comment le phénomène a-t-il pris une telle ampleur ? Quels ont été les moments clés qui ont fait de cette marque une icone?
Tout est dans le timing, et les perspectives ouvertes par le point de vue d’un outsider sont également un point très important en matière d’innovation. Dans les années 1990, la mode était aux appareils de poche. Rappelons-nous le fameux Palm, par exemple. Il pouvait tout juste synchroniser vos calendriers et vos contacts avec votre ordinateur de bureau, mais c’était l’objet en vogue. Il y a eu aussi le Tango de Motorola, que vous pouviez utiliser pour envoyer quelques messages… quand vous aviez de la chance, car l’engin demandait un réseau dont on ne disposait pas à l’époque.
IBM travaillait de son côté, Ericsson avait imaginé d’implanter un téléphone portable très performant sur un tout petit clavier. Très pratique, si vous aviez les doigts d’un écureuil, un peu plus difficile pour les êtres humains. En somme, tout le monde essayait de se positionner sur ce segment, essentiellement à partir de produits qui existaient déjà. Même Apple a essayé, avec l’Apple Newton qui fonctionnait avec un stylet. Ce fut une catastrophe car le logiciel était très mal conçu.
BlackBerry regarda ce marché et y arriva à partir d’un point de vue très différent – un élément essentiel de toute innovation réussie. Non seulement vous offrez quelque chose de neuf, mais vous changez les règles du jeu. Ce qu’aucun des grands acteurs n’avait compris alors, c’est que dans les années 1990, la bande passante disponible pour des transmissions de données était très limitée. Mike Lazaridis, le fondateur de Research in Motion (le premier nom de BlackBerry), l’a compris avant les autres, et surtout il en a tiré les conséquences, en créant un instrument qui envoyait les données par tout petits paquets. Cela évitait notamment de se faire surtaxer par les opérateurs de téléphonie, alors que tout le monde voulait vous facturer $ 4000 dollars pour des objets que les capacités des réseaux pourraient à peine permettre de fonctionner. La simplicité de la conception, ainsi que la conservation des données transmises, firent la différence.
Et en plus, tout le monde s’avéra capable d’utiliser des claviers conçus au format « écureuil ». Par quel miracle ? Là encore, c’est une intuition de Mike Lazaridis, une idée qui lui serait venue à l’improviste, une nuit. Il s’est dit: « Que se passe-t-il si nous créons un clavier courbe qui permette d’utiliser notre pouce opposable? » C’était une percée. Plusieurs percées font une innovation.
L’autre côté de l’histoire, c’est de rester en vie… ce qui n’a rien d’évident quand vous êtes une petite entreprise de Waterloo, dans l’Ontario. Vous créez quelque chose de bien, comme le BlackBerry, et les grands joueurs le veulent. Certains des grands acteurs étaient là dès le début. Palm a tenté de les acheter. U.S. Robotics, qui fabriquait alors des modems pour la transmission des données mobiles, leur fit une grosse commande et l’annula, tuant presque la société parce qu’elle s’était endettée pour répondre à cette commande… Ces aléas furent gérés par Jim Balsillie, un homme d’affaires canadien qui était allé à Harvard, en était revenu et avait décidé que la technologie serait la clé de son succès. Balsillie et Lazaridis, dans les toutes premières années, formaient un tandem très efficace.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les stratégies développées alors par la société ?…
RIM a fait quelque chose de très novateur. Ils ont créé des équipes marketing qui étaient de véritables guérilleros… Ils jetaient des boîtes de BlackBerry à l’arrière de leur voiture et se rendaient à des conférences, ou dans les aéroports. Plus précisément, dans les aéroports, ils repéraient des gens en train de travailler sur les gros portables de l’époque, avec de gros modems inefficaces, et ils leur disaient : « Essayez ceci. »
Ils appelaient ça « the Puppy Dog Routine ». Ils disaient au prospect: « Donnez-nous votre carte. Vous pouvez avoir ce téléphone gratuitement pendant un mois. Dites-nous ce que vous en pensez. » Cela marchait très bien… à ceci près que comme ils n’étaient pas très efficaces en back-office, certains clients utilisaient leurs BlackBerrys gratuitement pendant des années, parce que les représentants ne savaient plus qui était client et qui ne l’était pas !
Ils avaient une telle foi dans la puissance de la technologie qu’ils étaient prêts à laisser les gens l’essayer juste pour les convertir.
C’est vrai… Plus prosaïquement le bouche à oreille a été un facteur de succès essentiel. Parmi les premiers adeptes il y a eu Michael Dell et Jack Welch. Quand votre PDG dit qu’il adore un objet et qu’il y est accro, tout le monde veut l’avoir… et cela se répercute dans toute l’entreprise.
Expliquez-nous comment la marque BlackBerry s’est intégrée dans cette stratégie commerciale.
Cette société s’est développée si vite que je serais fort étonnée qu’ils aient eu le temps de penser à la marque. C’est étonnant, et ils ne pouvaient se le permettre que parce que leur technologie faisait vraiment la différence. Leurs principaux clients, et les gens qui comptaient le plus à leurs yeux, c’étaient les opérateurs de téléphonie mobile. Ils ont dû les convaincre de vendre leur produit, puis ils sont entrés dans ce nouveau monde où ils offraient des réductions sur les smartphones, ce qui a fait décoller les ventes et a permis d’en faire un produit de grande consommation.
Ce fut un avantage au début mais plus tard, comme les choses ont commencé à se déliter, beaucoup d’analystes considèrent que l’un de leurs plus grands problèmes était qu’ils ne comprenaient pas entièrement ce que voulaient leurs clients, parce qu’ils étaient obnubilés par leur relation avec les opérateurs mobiles.
C’était une relation très contraignante parce que, encore une fois, à une époque où la bande passante était limitée sur les réseaux, les opérateurs étaient très rigoureux sur ce qu’ils autoriseraient. Steve Jobs a dit pendant des années qu’il ne ferait jamais de smartphone, et il avait des mots très durs pour les quatre grands opérateurs américains. Il les appelait les « quatre orifices » ; vous ne pouviez rien introduire dans leur pipeline sans leur permission ! Ce n’est que quand il a vu le succès de BlackBerry – qui fut très vite visible avec 58% du marché du smartphone ! – qu’il a décidé d’investir ce marché, puis de le réinventer à sa mode.
La chute fut tout aussi spectaculaire. Pouvez-vous nous expliquer ce qui a produit cette décélération ? Etait-ce une série d’événements, ou tout se désagrégea-t-il en même temps ? Était-ce prévisible ?
Le moment crucial, c’est janvier 2007, quand Steve Jobs se promène sur scène, à San Francisco, en tenant cet objet brillant que nous tous connaissons et adorons tous, et qu’il dit: « C’est un iPhone ». Il vous apporte l’informatique, il vous apporte l’Internet et il vous apporte une messagerie — trois choses. Ce qui est intéressant, c’est que Jobs n’a pas simplement pris avec lui le prototype de l’iPhone en disant « Je vais changer le monde », il a aussi invité sur scène le patron d’AT&T Mobility. C’est là qu’il a vraiment changé les règles du jeu, parce que l’iPhone est vraiment juste une itération du smartphone qui a commencé avec BlackBerry, seulement ils ont ajouté quelque chose en plus.
Ils ont amené sur scène le patron d’AT&T, et il a annoncé un contrat exclusif de cinq ans, et cela eut deux effets. Tout d’abord cela incita AT&T à dépenser des milliards de dollars pour moderniser son réseau, et cela a rendu fou les autres opérateurs mobiles car ils voulaient avoir la même chose, et ils tous sont partis à la recherche d’un antidote à l’iPhone.
La partie vraiment fascinante de l’histoire de BlackBerry, c’est leur réaction ce jour-là. À Mountain View, chez Google, il y avait deux projets secrets : l’un pour un nouveau téléphone à clavier, l’autre pour un téléphone à écran tactile exploité sous Android. À la minute où ils ont vu Jobs présenter l’iPhone, ils ont réalisé que leur projet avec clavier était mort, et ils ont tout basculé vers le téléphone à écran tactile.
Mike Lazaridis, lui, a regardé cette annonce, considéré ce qu’offrait Steve Jobs, et il a dit : « C’est impossible. » Une fois encore, l’ingénieur conservateur disait non, les réseaux ne pourront jamais transmettre toutes ces données. C’est une impossibilité. Ce n’est même pas logique que quelqu’un le propose. Il a eu raison les deux premières années. N’oubliez pas tous les appels interrompus, toutes les frustrations, toutes les poursuites contre Apple et les opérateurs. Cela ne fonctionnait pas…
Mais ensuite cela a fonctionné, et RIM a eu tout faux. Deux ans, dans la technologie, c’est une vie complète ; au moment où ils ont enfin réalisé la gravité de la menace, ils en étaient à suivre la meute.
On a beaucoup parlé de cet échec. Dans ce qu’on en dit, qu’est-ce qui vous paraît le plus erroné ?
Beaucoup de gens pensent que Mike et Jim, et plus généralement les dirigeants de BlackBerry, étaient arrogants, ne comprenaient pas l’iPhone, et ne s’intéressaient qu’au BlackBerry. Ce n’est pas entièrement faux. Oui, ils ont raté le virage, mais ils l’ont manqué à un moment où ils passaient de zéro à 20 milliards de dollars, avec une croissance de 25% par trimestre. N’importe qui dans le monde du business vous dira que c’est impossible !
Ils s’étendaient en Indonésie, en Inde, dans d’autres parties du monde. BlackBerry devenait énorme. Ils ne pouvaient pas faire face à la demande, et ils aidaient leurs sous-traitants à monter des usines un peu partout pour pouvoir faire face. Imaginez dans ces conditions d’aller voir votre Conseil d’administration ou vos actionnaires et de leur dire : « Vous savez, cette chose, le BlackBerry ? Et bien dans quelques années il appartiendra au passé. Nous allons tout arrêter, et nous allons nous reconcentrer pour faire quelque chose dont nous savons quasiment rien. » Quand êtes dans une telle dynamique, c’est tout simplement impossible.
En un sens, vous devenez une victime de votre propre succès dans un certain sens.
Précisément. Lorsque vous êtes une société cotée, vos options sont assez limitées. Mais cela n’est pas tout, car la société a subi en outre une série d’événements malheureux, d’une terrible bataille de brevets aux Etats-Unis, qu’ils n’ont pas très bien gérée, à cette fameuse interruption de trois jours en 2009, qui a conduit des millions d’utilisateurs à perdre foi dans leur BlackBerry. Chacun d’eux se rappelle encore où il était pendant ces trois jours8
Puis il y a eu le Playbook, et puis d’autres téléphones : un désastre après l’autre, et c’est ainsi que les entreprises échouent. Dans un premier temps, le déclin est lent, puis il se précipite.
John Chen a désormais la lourde tâche de restructurer cette entreprise. De votre côté, qu’avez-vous appris en écrivant ce livre ?
En premier lieu, et ce sera ma conclusion, c’est que la course est toujours plus rapide. Elle ne s’arrête jamais, et celui qui fait aujourd’hui la course en tête peut très bien demain se retrouver en queue. Parce qu’il est très, très difficile de rester en tête. Et il est si facile aujourd’hui d’innover… Hier encore, quand vous étiez un industrie de l’électricité ou de l’automobile, il y avait des énormes obstacles à l’entrée parce que vous dépensiez des centaines de millions de dollars en usines. Cela vous garantissait qu’il n’y aurait pas trop de concurrents.
Aujourd’hui, c’est fini. Il y a des gamins qui sortent de Stanford, et même de Waterloo University, il y a toutes ces entreprises de technologie. Tout ce qu’il leur suffit de faire, s’ils ont obtenu quelques fonds, c’est de louer du temps de calcul sur un serveur, un bureau, d’embaucher des gens qui sachent coder correctement… Les obstacles ont disparu.
Aujourd’hui, vous n’avez qu’un algorithme d’avance sur vos concurrents. Regardez ce qu’Apple cherche à faire avec les systèmes de paiement. Je ne voudrais pas être une banque en ce moment ! Il y a beaucoup de perturbations, et la pire erreur que vous puissiez faire est de penser que vous êtes les meilleurs, que vous êtes plus fort que les concurrents, et qu’au pire vous pouvez les acheter ou manipuler la compétition. C’est une illusion.
Cet article a été publié par [email protected], sous le titre “Victim of success: The rise and fall of Blackberry.” Copyright [email protected]. Tous droits réservés. Traduit et publié sur autorisation.
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- BOOKS
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Losing the Signal: The Untold Story Behind the Extraordinary Rise and Spectacular Fall of BlackberryJacquie McNish
List Price: EUR 26,41
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