Computer on Wheels: l’ordinateur à roues de Tesla

Photo Philippe Chain / Ancien directeur de la qualité, Tesla Motors / October 25th, 2015

SYNDICATED FROM

L'Ecole de Paris

Avec la Model S‚ Tesla propose non seulement « la meilleure voiture du monde »‚ mais aussi un objet né de la Silicon Valley‚ d’une architecture plus proche d’un équipement électronique mobile que d’une automobile au sens classique. Que ce soit l’architecture électrique‚ l’architecture système‚ ou surtout la continuité de l’expérience utilisateur elle-même‚ tout est pensé dans un référentiel où les modèles sont les smartphones et les tablettes. Le résultat est une voiture qui puise son attractivité dans ses attributs propres‚ y compris ses performances mécaniques‚ et dans l’enchantement de l’expérience qu’elle promet‚ plus que dans une préférence technico-économique rationnelle. Électronique et automobile‚ le meilleur des deux mondes‚ en mieux ! Cette performance doit beaucoup à la personnalité d’Elon Musk et à la culture de l’entreprise, qui a les qualités et les défauts d’une start-up. Cette culture survivra-t-elle au changement d’échelle ?

Après avoir passé plus de vingt ans dans le groupe Renault Nissan où, dès 1993, j’ai travaillé à la conception de voitures électriques, j’ai quitté le Groupe en 2011 pour devenir vice-président de la société Tesla Motors. J’étais chargé de la qualité et mon rôle principal consistait à développer et à réaliser les essais de qualification et d’homologation de la voiture Model S. J’ai quitté Tesla en 2012, suite à une incompatibilité d’humeur avec le patron, Elon Musk.

La meilleure voiture du monde
Elon Musk est né en 1971 en Afrique du Sud. Il a fait ses études au Canada, puis aux États-Unis. En 1995, il a quitté l’université de Stanford pour créer son entreprise, un éditeur de logiciel de publication de contenu en ligne. Après avoir vendu cette société en 1999 pour 341 millions de dollars, il a cofondé une entreprise qui est devenue Paypal et a été cédée à eBay en 2002 pour 1,5 milliard de dollars. En 2002, Elon Musk a créé la société SpaceX avec l’objectif de diviser par dix le coût des lanceurs spatiaux. Sept ans plus tard, cette entreprise gagnait un appel d’offres de la NASA, pour des vols vers la station spatiale internationale. SpaceX a maintenant réalisé plusieurs lancements de satellites commerciaux, à des prix bien inférieurs à ceux pratiqués par Arianespace, qui la considère désormais comme un concurrent très sérieux.

En 2008, Elon Musk est devenu président de Tesla Motors. Il est également actionnaire et président de SolarCity, une entreprise de produits et de services photovoltaïques. Enfin, il est à l’origine du projet Hyperloop, un dispositif qui permettrait de transporter des personnes à plus de 1 000 kilomètres/heure dans un tunnel sous vide. Ce projet a d’abord été considéré comme loufoque mais aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire qu’il est peut-être réalisable. Une société a dernièrement été constituée pour étudier sa mise en œuvre concrète.

Lorsque je suis arrivé chez Tesla, on m’a fait savoir que, selon le cahier des charges de la Model S, celle-ci devait être « la meilleure voiture du monde ». J’ai reconnu la formule “bateau” que tous les constructeurs emploient mais on m’a expliqué que c’était un objectif tout à fait sérieux et que, de surcroît, il ne s’agissait pas de fabriquer la meilleure voiture électrique du monde, mais la meilleure voiture “tout court”. De fait, quand la Model S est sortie fin 2012, la presse a été extrêmement élogieuse. Motor Trend, première revue automobile aux États-Unis, l’a nommée Voiture de l’année et l’association de consommateurs Consumer Reports a estimé qu’il s’agissait de « la meilleure voiture jamais testée ». Depuis la Model S s’est imposée comme une référence incontestée des berlines de luxe, et reste sans concurrence directe.

Dans le jargon des constructeurs, on a l’habitude de chercher à identifier les USP (unique selling points) d’un modèle, c’est-à-dire les caractéristiques qui le rendent particulièrement attractif. Je me suis amusé à faire l’exercice pour la Tesla et les USP sont particulièrement nombreux.

La Model S est capable de passer de 0 à 100 kilomètres/heure en 3,1 secondes, ce qui est plus rapide que la plupart des voitures de sport. Elle dispose d’une autonomie de 500 kilomètres. Sa tenue de route est extraordinaire : elle bénéficie d’un centre de gravité très bas grâce à la présence des batteries sous la voiture. Les sensations de conduite sont extrêmement agréables, la suspension hydropneumatique est de première qualité et la sécurité atteint un niveau exceptionnel. L’interface se fait à travers un écran tactile de 17 pouces de même qualité qu’un iPad en termes de résolution, de luminosité et de contraste. C’est le véritable cœur de la voiture. Il gère la suspension, le freinage récupératif, l’allumage des phares, l’ouverture du coffre, la climatisation, les sièges chauffants, la navigation, la radio, le téléphone, la caméra de recul, le calcul de la charge de la batterie et de l’autonomie restante. Il est connecté à internet, ce qui permet à Tesla d’effectuer les mises à jour des logiciels à distance et de faire de cet objet électronique, véritable “ordinateur à roues”, un objet de communauté. Les utilisateurs de la Model S s’adressent des tweets pour se dire où ils se trouvent avec leur voiture et ce qu’ils sont en train de faire.

Les systèmes de distribution et de maintenance sont également très originaux. Tesla n’a pas de concessionnaire et vend ses voitures dans des boutiques appelées Tesla Stores, souvent situées en centre-ville ou dans des galeries commerciales. Le créateur de ces boutiques, George Blankenship, est l’inventeur des Apple Stores. Tesla propose des solutions de financement avec une particularité étonnante : la valeur de rachat des voitures est garantie par Elon Musk sur ses deniers propres. Les voitures commandées peuvent être livrées à domicile. La maintenance est assurée par des Tesla Rangers, qui viennent à deux chez le client et lui prêtent un véhicule si l’intervention se prolonge.

La stratégie de Tesla
La société Tesla Motors a été créée en 2003 par de jeunes ingénieurs issus de l’université de Stanford ; Elon Musk s’était joint à eux en tant qu’investisseur. L’entreprise a défini sa stratégie en 2006. Elle prévoyait de commencer par une série limitée de 2 500 roadsters, afin de montrer ce que l’on pouvait faire avec une voiture électrique, puis dans un deuxième temps, de sortir une grande berline à raison de 20 000 unités par an, à un prix plus compatible avec le marché. Cette stratégie a été parfaitement respectée jusqu’à ce jour, ce qui a valu à Tesla une excellente valorisation en Bourse. L’étape suivante consistait à produire un crossover ou monospace baptisé Model X. Enfin, à l’horizon 2018, Tesla prévoit de lancer le Model 3, c’est-à-dire un véhicule qui aura des performances similaires aux précédents mais sera vendu au prix de 35 000 dollars, avec des volumes de 100 à 150 000 unités par an.

Entre 2008 et 2011, Tesla a produit et vendu environ 2 500 roadsters, une petite voiture dont le châssis est fabriqué par Lotus. En juin 2010, la société a été introduite en Bourse. À la même époque, elle a noué des partenariats stratégiques avec Panasonic, qui lui fournit les cellules de batteries, et avec Toyota et Daimler pour l’électrification de leurs véhicules (le RAV4 pour l’un, la Smart électrique pour l’autre). Tesla leur a fourni à la fois le système électrique, la batterie, le moteur, l’électronique, le chargeur, les câblages, etc. Ces trois entreprises sont entrées au capital de Tesla à hauteur de 7 ou 8 % chacune. Daimler en est sorti en 2014, réalisant une plus-value de près d’un milliard de dollars. La Model S a été lancée en juin 2012, et 2013 a été la première année de production complète. En 2014, la capacité a été augmentée pour atteindre 35.00 véhicules, et Tesla a introduit une nouvelle variante 4 roues motrices encore plus performante, Enfin le Model X a été officiellement lancé fin septembre 2015, et la production est en train de monter en cadence. Lóbjectif affiché de Tesla est de fabriquer et vendre 500.000 véhicules en 2020.

Une culture de start-up
Aujourd’hui, Tesla compte environ 12 000 salariés, que l’on peut caractériser par la formule Silicon Valley Meets Detroit. La moitié des ingénieurs sont des spécialistes de l’électronique, de hardware et de software. Les autres viennent du monde de l’automobile, d’où la référence à Detroit, même si la plupart d’entre eux sont européens.

Malgré ses dix ans d’existence et sa taille, Tesla a gardé une culture de start-up qui se caractérise par le goût du risque. En France, dire « c’est risqué » signifie en général « c’est une direction dans laquelle nous n’irons pas». Chez Tesla, entre plusieurs solutions techniques, on choisit généralement la plus risquée : en cas de succès, elle permettra de gagner énormément de temps et de devancer les concurrents.

Un autre trait de cette culture consiste à « rêver en grand », c’est-à-dire à se fixer des objectifs extrêmement ambitieux, comme le fait de construire la meilleure voiture du monde, ou de faire des choses que personne n’a jamais faites. Cette attitude crée une atmosphère extrêmement stimulante. Son inconvénient est de provoquer parfois des situations étranges, comme lorsque Elon Musk, après m’avoir nommé directeur de la qualité, m’a recommandé de «ne jamais lui parler de processus». Il se refuse en effet à subir les contraintes traditionnelles du monde de l’automobile, comme la lourdeur des procédures de qualité, de validation ou de développement, que cette industrie a mis plus d’un siècle à construire.

L’un des termes favoris employés chez Tesla est l’adjectif scrappy. Difficile à traduire, il évoque le système D, la “débrouille”, la créativité qui permettent de parvenir à ses fins malgré la faiblesse des moyens disponibles.

À la fin de 2015, Tesla aura livré plus de 100 000 Model S et son carnet de commandes de Model S et Model X dépasse ses capacités de production. L’entreprise a été bénéficiaire une fois au premier trimestre 2013, soit un trimestre plus tôt que ce que prévoyait la stratégie de 2006, mais a depuis choisi de privilégier son développement et continue d’afficher des résultats négatifs. Les marchés financiers (Tesla est coté au Nasdaq) ne semble pas lui en tenir rigueur, avec une capitalisation avoisinant les 30 milliards de dollars.

Elle a remboursé avec plusieurs années d’avance l’emprunt de 500 millions de dollars que lui avait consenti le Department of Energy au moment de la crise. L’incendie accidentel de trois voitures fin 2013 a provoqué une baisse de l’action, mais l’entreprise ayant su expliquer ce qui s’était passé, son cours en Bourse a repris ses performances.

Les défis à venir
La question que tout le monde se pose désormais est de savoir si Tesla peut poursuivre sur cette trajectoire.

Son premier défi est de réaliser la marge bénéficiaire de 25 % prévue dans la stratégie initiale. Cet objectif très élevé n’est atteint que par de rares constructeurs, comme Porsche. Mais c’est sur cette promesse que repose la valorisation de l’entreprise. Si elle n’est pas tenue, il y aura obligatoirement un impact négatif.

Pour atteindre une telle marge, l’entreprise va devoir réduire ses coûts mais aussi accroître ses ventes. Jusqu’ici, Tesla n’a jamais dépensé un sou en marketing, en publicité ou en sponsoring : elle comptait uniquement sur le buzz. Mais une fois que tous les early adopters auront acheté leur Model S, il va falloir étendre le réseau commercial pour trouver de nouveaux clients, ce qui va probablement entraîner des dépenses.

Dans le même temps, Tesla va devoir développer de nouveaux modèles, notamment le Model 3, en divisant les coûts par deux ou par trois et en multipliant les capacités de production par cinq ou davantage. Il n’est pas évident que le système Tesla fonctionne toujours aussi bien avec un tel changement d’échelle.

*

Ce qui est très frappant chez les clients de Tesla, c’est qu’ils n’achètent pas la Model S parce que c’est une voiture électrique et qu’ils veulent “sauver la planète”, mais parce qu’elle procure une expérience totalement inédite. Les utilisateurs de la Model S aiment leur voiture, un peu comme nous aimons notre iPhone : ils ont une relation très forte avec cet objet.

Il faut essayer de comprendre ce qui déclenche cette relation et s’en inspirer pour imaginer de nouvelles voitures et de nouveaux objets. Il n’y a aucune raison de penser que seule Tesla soit capable de concevoir des voitures générant un tel enthousiasme.

Les constructeurs automobiles actuels pourraient toutefois ne pas être les mieux placés pour détecter les opportunités et opérer les transformations nécessaires dans leur industrie. Depuis de nombreuses années, ils introduisent des innovations “incrémentales” et ne réussissent pas à réinventer la voiture. Cette situation pourrait laisser du champ pour un nouvel entrant qui viserait le “coup” suivant, peut-être dans le domaine des véhicules autonomes. Selon la formule bien connue, « Ce ne sont pas les fabricants de bougies qui ont inventé l’ampoule électrique… »

– Débat –

Un intervenant – L’équipe initiale de Tesla Motors est-elle toujours présente ?

Philippe Chain – Sur les cinq fondateurs, trois ont dû quitter l’entreprise à la suite d’une de ses deux faillites. En 2007, Elon Musk, qui n’était qu’investisseur, a apporté de nouveaux capitaux, pris le contrôle de la société et exigé le départ de ces trois personnes. Le seul membre de l’équipe initiale qui soit resté est Jeffrey B. Straubel, le “gardien” de la technologie de Tesla. Il a, lui aussi, des relations un peu difficiles avec Elon Musk.

Quel est le chef de projet qui a été en charge de la Model S ? J’imagine qu’Elon Musk ne s’occupe pas de tous les détails d’un projet ?

Si, justement… Le directeur du projet Model S était Jérôme Guillen, un ingénieur français passé par McKinsey et Daimler, mais Elon Musk est très intrusif. Bien qu’il soit présent deux jours par semaine, il décide absolument de tout et spécialement des “petits détails”. C’est lui qui décide seul du plan produit. Il voit loin et il a de la suite dans les idées, mais il n’est pas très facile à vivre car il ne fait confiance à personne et il est très interventionniste… Il est également connu pour se défendre avec énergie lorsque son entreprise est critiquée. C’est le seul constructeur automobile, à ma connaissance, à avoir intenté un procès à la BBC parce qu’une de ses émissions avait été critique vis-à-vis du Roadster.

Vous semblez confirmer la thèse selon laquelle les innovations de rupture ne peuvent être portées que par des visionnaires mâtinés de “dictateurs”, à l’image de Steve Jobs ou d’Elon Musk. Un grand innovateur peut-il être un entrepreneur “normal” ?

J’aimerais le croire, mais je crains qu’il n’y en ait pas beaucoup d’exemples.

Le turnover semble très élevé chez Tesla.

Pendant les douze mois que j’ai passés dans l’entreprise, j’ai vu cinq vice-présidents partir, et j’ai été le sixième. Depuis mon départ, je crois que plusieurs autres ont quitté l’entreprise. Certains dépriment, d’autres font des burn-out, beaucoup souffrent. Tout n’est pas rose dans l’entreprise.

Comment crée-t-on une affectio societatis dans ces conditions ?

Ce qui crée le lien, c’est le caractère très ambitieux des objectifs. L’impression très californienne que l’on va “changer le monde” est très fédératrice. C’est Elon Musk qui insuffle cet esprit. Je me rappelle le jour où il est arrivé dans les bureaux en disant : « J’ai décidé que nous livrerons les premières voitures le 22 juin. » Nous étions au mois de mars et nous n’avions pas encore fabriqué un seul véhicule vendable. Il a ajouté qu’il avait déjà convoqué les dix premiers clients et la presse pour une grande fête dans l’usine.

Que se passerait-il si, un jour, Elon Musk n’était plus à la tête de l’entreprise ?

Il est certain qu’il joue un rôle essentiel. Peut-être cependant l’entreprise pourrait-elle atteindre la vitesse de satellisation qui lui permettrait, sur son élan, de continuer à fonctionner… Sans doute deviendrait-elle alors un constructeur de plus en plus semblable aux autres.

La question de l’autonomie est primordiale pour les voitures électriques. Quel est le secret des batteries de la Model S ?

Il n’y a pas de secret particulier, à part le volume des batteries et le nombre de kilowattheures qu’elles peuvent stocker : 16 pour une Smart (Daimler), 22 pour une Zoé (Renault), 30 pour une Autolib (Bolloré), 90 pour une Model S. Le pack batterie de la Model S est situé sous la voiture. Il occupe toute la place entre l’essieu avant et l’essieu arrière, sur 10 centimètres d’épaisseur, et pèse environ 700 kilogrammes, ce qui porte le poids total de la voiture à 2,1 tonnes à vide et a un impact important sur son coût.

Cette batterie est constituée de petites cellules cylindriques de 18 millimètres de diamètre et de 65 millimètres de hauteur. Il s’agit du format standard (appelé 18650) des cellules de nos ordinateurs portables. À l’origine, Tesla a fait ce choix pour s’assurer de la disponibilité des cellules. À l’usage, il s’agit d’un très bon choix car ces cellules sont d’ores et déjà produites par millions d’unité et leur courbe d’apprentissage est très avancée. Tesla y a ajouté un système de refroidissement en plaçant des petits serpentins entre les cellules, ce qui est une solution efficace au problème de gestion thermique.

Le chargeur fourni avec la voiture permet de recharger complètement la batterie en huit ou neuf heures, ce qui correspond à 50 km/h (kilomètre d’autonomie par heure de recharge).

Avec un deuxième chargeur, proposé en option, on peut diviser cette durée par deux et charger à 100 km/h.

Comme la question des long trajets préoccupait les clients, Elon Musk a décidé d’installer, à intervalle régulier le long des grands axes routiers, des “super chargeurs” qui permettent de recharger environ 75 % de la batterie en une demi-heure, soit à environ 600 km/h. C’est gratuit pour les possesseurs de Tesla. Les voitures se garent sous des “ombrières” solaires qui produisent de l’énergie renouvelable, et il y a bien sûr un restaurant juste à côté. Le réseau couvre maintenant toute l’Amérique du Nord et toute l’Europe, à raison d’un chargeur tous les 200 km environ, ainsi qu’une partie de l’Asie (Chine, Japon).

Existe-t-il également une possibilité d’échanger les batteries ?

En principe, oui. Le pack batterie a été conçu pour cela et la faisabilité technique a été démontrée. Lors d’un show télévisé, Elon Musk a prouvé qu’il était possible de changer la batterie en moins d’une minute. Mais ce dispositif requiert des investissements lourds et difficiles à rentabiliser. En juin 2015, Tesla a annoncé qu’ils ne déploieraient pas cette solution.

Actuellement, lorsqu’on achète une Model S en France, le délai est de plusieurs mois. Aux États-Unis, on peut se la procurer beaucoup plus rapidement. Pourquoi cette différence ?

La capacité de production annuelle est de l’ordre de 50 000 exemplaires et le nombre de commandes en attente doit être de 10 à 15 000, ce qui crée mécaniquement un délai. De plus, l’entreprise a d’abord privilégié les commandes venues des États-Unis et du Canada. En Europe, elle a donné la priorité à la Norvège, qui offre beaucoup d’avantages aux acheteurs de véhicules électriques, comme l’exonération de la taxe d’importation. Rien qu’en septembre 2013, 650 exemplaires de la Model S ont été immatriculés en Norvège, ce qui en faisait la voiture la plus vendue dans ce pays ce mois-là.

Cette situation s’explique-t-elle par une volonté d’organiser la pénurie, ou existe-t-il de vrais obstacles techniques à un accroissement significatif de la production ?

L’usine de Tesla se trouve en Californie. Construite dans le cadre d’une joint-venture entre Toyota et General Motors dans les années 1980, elle a fermé en 2009. Le site est gigantesque et a produit jusqu’à 500 000 voitures par an.

La capacité installée pour construire des Model S n’est que de 20 000 unités par an et accroître cette capacité exigerait des investissements très importants. En effet, une des particularités de la stratégie de l’entreprise a été d’opter pour une intégration verticale très poussée.

Tesla assure elle-même l’injection plastique pour les fabrications des boucliers et de la planche de bord, ou encore la fonderie aluminium pour la carrosserie. Une technologie particulière de fonderie haute pression sous vide a même été acquise pour certaines grosses pièces critiques de la structure. Tesla conçoit, développe et fabrique également les moteurs électriques, les bobinages, l’électronique de puissance et les chargeurs électriques. L’écran de l’ordinateur, la carte mère, le système d’exploitation sont eux aussi développés par Tesla ; en revanche, leur fabrication est assurée par un sous-traitant majeur de l’électronique, en Chine.

Comment se passent les relations avec les fournisseurs ?

Dans les débuts, Tesla a fait appel à des fournisseurs qui n’avaient pas de références de fiabilité pour l’automobile, par exemple en matière de vibrations. Le fait de devenir elle-même fournisseur de Toyota pour les batteries, les moteurs et l’électronique, l’a obligée à adopter des procédures de qualité inspirées de Toyota et lui a permis de progresser.

Les équipes de Tesla ont commencé à travailler sur le projet Model S en 2007 et la voiture est sortie en 2012. C’est un délai relativement court par rapport à ceux que l’on observe chez des constructeurs automobiles ayant déjà des années d’expérience et disposant d’un personnel qui maîtrise les technologies.

Dans les grands groupes automobiles, on se sent souvent frustré parce qu’on est freiné à tout moment par des procédures, par la nécessité de suivre des processus figés, d’attendre des décisions. Peu à peu, on s’installe dans ces habitudes et le rythme ralentit. On entend souvent dire que tel grand constructeur fonctionne avec les 10 % des meilleurs de ses ingénieurs, et que les autres suivent. Chez Tesla, j’ai tout de suite pensé que l’entreprise s’était débrouillée pour recruter tous ses ingénieurs dans les 10 % en question…

La rapidité du développement est également liée au fait qu’un certain nombre de procédures de validation sont très différentes. Dans l’industrie automobile, la validation logicielle se fait de façon très précise et exhaustive, mais pas chez Tesla. L’ordinateur de bord a été conçu, comme beaucoup de logiciels grand public, avec une accumulation de fonctions dont le codage pouvait générer des bugs, et un système qui ne cessait de diverger. Un beau jour, on a commencé à hiérarchiser les fonctions et à supprimer certaines d’entre elles, mais il pouvait rester encore des bugs au moment où on a livré les premières voitures. Les mises à jour se font la nuit, pendant que les batteries sont en train de se recharger.

Pour changer d’échelle, l’entreprise devra passer du scrappiness à des méthodes plus conventionnelles. Saura-t-elle le faire ?

Le scrappiness, c’est le recours à des “bouts de ficelles”, mais aussi à la créativité et un travail acharné. Quand j’ai rejoint Tesla, l’entreprise ne comptait que 1 200 salariés et ne fonctionnait pas du tout de la même façon qu’aujourd’hui. Cette société a su faire face à des défis extraordinaires pour franchir les étapes successives. Elle devra à nouveau faire preuve de créativité si elle veut atteindre une production de 500 000 voitures par an. Au vu de son parcours, on peut imaginer qu’elle saura encore se réinventer, même si on ne peut pas écarter le risque que tout s’arrête à un moment donné.

Parmi tous les paris que vous avez cités, le plus fou me semble être de diviser les coûts par deux ou trois entre la Model S et la Model 3. Dans l’automobile, les marges nettes sont généralement de quelques pourcents seulement, quand elles ne sont pas négatives. Cet objectif ne remet-il pas en cause le concept même de ces véhicules ?

Peut-être que l’utilisation de l’aluminium pour la carrosserie ou la capacité de la batterie seront remises en cause. Cela dit, la Model S n’a pas été immédiatement optimisée d’un point de vue économique. C’est le principe du good enough américain qui a été appliqué : on sort le modèle d’abord, on le corrige ensuite. Le pack batterie a été retravaillé de nombreuses fois pour améliorer les aspects de sécurité, mais il est probable qu’en le redessinant dans un souci d’économie, on pourrait réduire son coût de 30 à 40 %.

Les annonces concernant la voiture autonome se multiplient. Renault l’envisage pour 2020, Toyota pour certaines fonctions en 2015 ou 2016, et Elon Musk annonce une voiture à 90 % autonome en 2016. Qu’entend-il par là ?

On peut automatiser un certain nombre de situations de conduite : le parking, l’embouteillage, la conduite sur autoroute, la conduite en ville “simple”, et considérer qu’une fois toutes ces situations couvertes, il ne restera que 10 % de situations impossibles à automatiser.

En octobre 2015, Tesla a lancé une nouvelle version logicielle (version 7.0) qui inclut la plupart de ces fonctions, sous le nom de « Auto Pilot ».

Le concept de véhicule autonome dépend de trois gros enjeux : les capteurs, l’infrastructure et l’algorithmique. Les capteurs existent ; ils sont très chers, mais leur prix peut baisser. La question de l’infrastructure est majeure : parle-t-on de véhicules totalement autonomes, ou de véhicules qui communiquent avec une infrastructure, voire qui communiquent entre eux ? Tel que je connais Elon Musk, je suppose qu’il privilégiera des véhicules totalement autonomes. Enfin, reste l’algorithmique. Google a investi massivement dans ce domaine depuis très longtemps et il est sans doute l’acteur le plus avancé sur ces questions. Comme Elon Musk et Larry Page sont très proches l’un de l’autre, je ne serais pas étonné qu’une coopération se noue entre eux sur ce sujet.

Comment opèrent les Tesla Rangers ?

Je connais bien le responsable des Tesla Rangers français. Du temps des roadsters, il n’avait qu’une cinquantaine de clients en France et il les connaissait tous par leur prénom. Son plus gros problème venait des clients qui inventaient des pannes pour qu’il vienne les voir !

Avec le passage à une production de 50 000 voitures par an, on est entré dans une autre dimension, mais les Tesla Rangers continuent d’être très appréciés.

Il y a quelque temps, un client s’est plaint sur les réseaux sociaux que sa voiture se déchargeait toute seule alors qu’il ne roulait pas. Les Tesla Rangers sont venus et n’ont pas réussi à résoudre le problème. Deux jours plus tard, Elon Musk en personne évoquait cette question dans une interview et annonçait qu’elle était prise très au sérieux. Le lendemain, une mise à jour était envoyée à l’ensemble des véhicules. Le client a constaté un progrès mais, malgré tout, le problème subsistait. Une demi-journée plus tard, les Tesla Rangers ont annoncé qu’ils avaient analysé tous les enregistrements de sa voiture et détecté une panne sur la batterie 12 volts. Ils sont venus la changer et le client a témoigné de sa satisfaction sur les réseaux sociaux.

Il existe apparemment deux stratégies pour développer la voiture électrique. L’Europe fait le pari de proposer des véhicules à moins de 15 000 euros et d’encourager leur achat par des subventions, avec la perspective de monter en gamme ultérieurement. Tesla a choisi de commencer par de très belles voitures extrêmement chères, puis de descendre en gamme. Cette approche semble meilleure, car il est plus facile de mettre au point une technologie en la vendant très cher. Au passage, Tesla a réussi à rendre la voiture électrique envisageable et même désirable, et ainsi à créer un marché dont les autres constructeurs vont certainement profiter.

Je partage votre analyse. Tesla a commencé par vendre des roadsters à 120 000 euros, puis la Model S à 80 000 ou 90 000 euros ; le modèle suivant devrait descendre à 40 000 euros. Renault Nissan a opté pour “le véhicule électrique pour tous”, ce qui fait peser des contraintes lourdes sur la conception. J’ai beaucoup travaillé sur le modèle économique de la location de batteries pour Zoé ; il est vraiment difficile de proposer des contrats à 80 euros par mois sans perdre d’argent. Cela dit, il est possible, comme vous le suggérez, que Tesla, après avoir contribué à rendre la voiture électrique désirable, ne puisse résister à la puissance de constructeurs beaucoup mieux établis lorsqu’il s’agira de produire des voitures électriques à prix abordable.


Ce document est le compte-rendu d’une intervention en décembre 2013 dans un séminaire « Ressources Technologiques et Innovation » de l’Ecole de Paris du Management, partenaire éditorial de ParisTech Review. Il a été légèrement remanié par l’intervenant pour mettre à jour certaines références.

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