Entretiens sur la confiance – 1 – Francis Mer

Photo Francis Mer / Ancien ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie / September 28th, 2015

Les entreprises qui réussissent ont un secret : la confiance. Celle qui facilite les relations managériales, autorise la prise de risque ou des décisions difficiles, celle aussi qui permet de développer les relations commerciales. Mais la confiance, cela ne se décrète pas. Comment la faire naître ? Au cœur de la confiance, il y a la reconnaissance. On peut y voir une question morale, mais c’est en réalité un enjeu managérial majeur, une clé de la performance pour les entreprises d’aujourd’hui.

ParisTech Review – Les économistes considèrent que la base de la confiance, c’est la prévisibilité de l’autre, davantage que son comportement plus ou moins moral.

Francis Mer – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette vision.

Oui, bien sûr, il faut se connaître. Pouvoir se parler, se comprendre, décrypter les codes et démêler l’essentiel de l’accessoire. C’est vrai dans toute négociation, dans toute délibération.

Mais cette connaissance est aussi reconnaissance. Il ne s’agit pas simplement d’échanger des informations, mais bien de se montrer à l’écoute, de montrer à son interlocuteur qu’il est reconnu et respecté.

Mon expérience dans la sidérurgie m’a beaucoup appris sur ce point. Quand je suis arrivé à Usinor-Sacilor, en septembre 1986, la sidérurgie française traversait une crise profonde et les discussions étaient tendues autour des modalités permettant de réduire la masse salariale de 30% ! Au-delà de la prise en charge collective des préretraites à partir de 50 ans, il fallait aussi convaincre une partie des moins âgés de partir et les autres de continuer à travailler….

Les syndicats, réputés durs dans ce secteur, avaient compris la profondeur de la crise. Ils étaient prêts à bouger, mais il fallait un déclic. L’un des premiers sujets discutés pouvait sembler périphérique, voire anecdotique au regard des milliers d’emplois qui étaient en jeu. C’était la reconnaissance des parcours syndicaux – plus crûment, les discriminations subies par les représentants syndicaux dans leur carrière professionnelle. C’était une revendication déjà ancienne. J’ai décidé d’y répondre, et ce geste simple a contribué à instaurer un climat de confiance sans lequel nous n’aurions eu aucune chance d’avancer.

Cela peut vous paraître anecdotique, mais dans cette reconnaissance il y avait bien autre chose qu’un simple rattrapage salarial. Mes interlocuteurs se sont sentis reconnus, écoutés, et à partir de là ils pouvaient parler. Or ils avaient des choses à dire ! En cessant de bloquer leurs carrières, on reconnaissait leur valeur, et avec elle l’intérêt de ce qu’ils avaient à dire sur l’entreprise, sur ses métiers, sur ce que pouvaient accepter les salariés, ce qu’ils étaient capables de faire ou d’apprendre.

La culture managériale, très top-down jusque-là, a commencé à évoluer. Le management a commencé à s’occuper des autres au lieu de simplement gérer la production. Par exemple, nous avons décidé – dans un contexte économique très dur – de tripler les dépenses de formation, en les faisant passer à 8% de la masse salariale pendant dix ans. L’enjeu était simple : devenir les meilleurs.

Nous avons dépensé beaucoup d’argent, alors que les deux entreprises réunies dans le groupe qui allait devenir Arcelor accusaient déjà de lourdes pertes. Mais entre des pertes qui traduisent un manque de compétitivité et celles qui consistent à préparer l’avenir, il y a une différence considérable.

Le message était simple : il faut qu’on s’en sorte, et pour cela nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Il faut que tout le monde participe. Le projet industriel avait du sens économiquement : l’objectif était une montée en gamme, qui passait par un investissement massif dans la R&D et dans ce qu’on appelle le « capital humain ». Mais il y avait bien autre chose dans ce choix de l’excellence : la fierté des ouvriers, leur participation active à quelque chose qui avait du sens et qui devenait leur affaire.

Pour qu’ils adhèrent à ce projet, il fallait un dirigeant qui y croie…

Bien sûr ! Au-delà de la reconnaissance, il me semble essentiel, pour susciter la confiance, d’être en accord avec ses propres convictions.

Pour un dirigeant, c’est essentiel. Sa mission exige de gagner la confiance des différentes parties prenantes de l’entreprise. Mais cela va plus loin. L’entreprise est une communauté. La mission du dirigeant, c’est de la rendre performante. Et donc de lui faire confiance. En français, on comprend intuitivement ce lien entre la confiance-trust et la confiance-confidence. Vous donnez de la confiance, on vous la rend.

Pour en revenir à votre question de départ, il ne s’agit peut-être pas exactement de morale. Mais certainement pas d’une simple prévisibilité. La confiance est une alchimie, pas une mécanique. Nous parlons d’hommes, pas de machines.

Essayons quand même de comprendre comment « fonctionne » cette alchimie de la confiance. Quels en sont les ingrédients ?

Il faut du temps – le temps de l’apprentissage mutuel, le temps de se connaître, de s’apprivoiser ! Mais pas seulement. Je suis frappé, en regardant en arrière, par l’importance qu’ont pu prendre certains gestes, certaines décisions fortes. De celles qui marquent les esprits et permettent à vos interlocuteurs de savoir où vous êtes et, plus encore, qui vous êtes. L’exemple que je vous donnais, avec les carrières des représentants du personnel, l’illustre parfaitement, et d’autant plus que le sujet était bloqué depuis des lustres.

Ensuite, pour le décideur, il vaut mieux avoir les coudées franches. Plus haut on est dans la hiérarchie, plus on peut se permettre de prendre et d’assumer de vraies décisions. Mais je récuse l’idée du manager « coincé », qui ne peut pas se permettre de faire plaisir à tout le monde. C’est précisément le rôle d’un dirigeant que de proposer une vision et d’y faire adhérer les différentes parties prenantes impliquées dans le processus de décision.

Enfin, il y a une disposition d’esprit, et là encore l’exemple de la sidérurgie est emblématique. La culture top down, caractéristique de l’industrie traditionnelle, est fondamentalement une répartition des rôles : je sais, tu fais. La crise de la sidérurgie européenne dans les années 80 peut se lire comme l’épuisement de cette culture. Ce que nous avons commencé à ébaucher à l’époque, c’est quelque chose de très différent : un monde où les ouvriers n’étaient pas simplement là pour accomplir une tâche (fût-elle très technique), mais pour créer, pour participer.

On parlait beaucoup, à l’époque, du toyotisme, qui reposait lui aussi sur une participation active des salariés associée à une « recherche d’excellence », pour reprendre une formule de l’époque. Mais au-delà des effets de mode, il y avait quelque chose d’essentiel, et qui n’a rien d’évident : reconnaître qu’ils savent des choses que vous ne savez pas.

Dans le même ordre d’idées, je crois que dans une entreprise ayant développé une culture de confiance, chacun se dit : je fais ce que je peux, mais sans les autres je ne peux rien faire. On arrive là sur les idées de collaboration et de coopération, qui ont pris énormément d’importance dans les organisations d’aujourd’hui.

La révolution numérique a accompagné une formidable croissance des connaissances et une multiplication du nombre des diplômés. Qui, tous, sont obligés de travailler ensemble. Plus question de revenir à « je sais, tu fais » ! Le problème de fond, pour les entreprises d’aujourd’hui, est d’imaginer ces nouvelles façons de travailler ensemble. Il s’agit au fond de réinventer le management : faire travailler quelqu’un, c’est désormais lui donner la liberté de modifier son environnement de travail, et d’en savoir très vite plus que celui qui lui a confié la tâche. L’enjeu fondamental, c’est de reconnaître le potentiel de l’autre, de le faire grandir et de l’utiliser.

C’est une très bonne nouvelle, ce changement de culture.

Sans doute, mais cela n’a rien d’évident pour les organisations…

Oui : elles doivent abandonner leur tendance traditionnelle à s’en remettre au diplôme – diplôme dont l’obsolescence, du reste, est toujours plus rapide – au profit de quelque chose de beaucoup moins confortable. Mais elles n’ont pas le choix. Notamment parce qu’arrive cette fameuse génération Y, et les suivantes, qui ont une aspiration forte à collaborer et à recevoir de la confiance, et qui ruent dans les brancards si on tente de leur imposer une culture managériale verticale, ne leur laissant pas suffisamment d’autonomie. Il va falloir apprendre à les accueillir, et il y a beaucoup à perdre pour les entreprises qui n’y parviendront pas.

Nous avons beaucoup parlé de la confiance au sein des organisations. La question se pose-t-elle dans les mêmes termes avec les partenaires extérieurs à l’entreprise ?

Je ne vois pas de différence majeure. Evidemment, là où c’est plus difficile, c’est qu’on n’est pas dans le même bateau. Mais les intérêts communs existent et le fait d’appartenir à des organisations différentes peut aussi rendre plus cruciale, plus nécessaire la confiance entre deux personnes, entre deux équipes. On retrouve alors la même dynamique : l’impact des gestes forts, le travail du temps, la reconnaissance active de ce qu’apportent les partenaires, l’importance d’un projet qui fait sens…

Ce qui peut faire la différence, aussi bien au sein d’une entreprise qu’avec les partenaires extérieurs, c’est la curiosité que vous manifestez à l’égard de ce que font les autres. Sans cette curiosité, pas de compréhension mutuelle, pas de reconnaissance, et pas de confiance.

C’est un point important, et il l’est d’autant plus dans une économie mondialisée où vos partenaires, clients et fournisseurs, mais aussi vos concurrents, sont étrangers. Si vous arrivez avec vos idées préconçues, vous risquez fort de connaître des déconvenues…

Au-delà, c’est l’un des grands défis de notre époque : découvrir que l’on peut travailler avec d’autres (des Chinois, des Brésiliens…) et apprendre à établir des relations de confiance d’un autre type. Cela requiert un effort, une curiosité – ce qui n’a rien d’évident chez des peuples qui, comme les Français, les Britanniques, les Américains ou les Chinois, ont cru qu’ils étaient le monde – et in fine une culture.

Dans un monde multipolaire, un monde nouveau où chacun est ramené à une position marginale et où nul ne peut prétendre être au centre du jeu, cette culture est ce qui vous permet de créer des liens, de tisser de la confiance et, pour une entreprise, de faire vivre et de valoriser sa propre différence – une différence qui s’appelle aussi valeur ajoutée.

C’est ainsi que dans les relations d’affaires comme ailleurs, la confiance-trust permet la confiance-confidence : si l’on fait confiance aux autres, ils nous font confiance, et cela permet d’avoir confiance en nous : de continuer à croire à ce qui nous rend différents.

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