La transition énergétique, c’est le passage d’une économie fondée sur la consommation abondante d’énergies fossiles à une société plus écologique. Concrètement, la transition doit apporter des économies d’énergie, optimiser les systèmes de production et utiliser davantage d’énergies renouvelables ou décarbonées. Avec comme objectif un modèle énergétique « raisonnable » qui permette de satisfaire de manière durable, équitable et sûre, pour les citoyens et leur environnement, les besoins d’une économie avancée. Les pouvoirs publics jouent un rôle considérable parce que la montée en puissance des énergies renouvelables et l’amélioration des performances thermiques de l’habitat sont des processus de long terme. Mais les individus, seuls ou organisés en collectifs, ont également un rôle à jouer. Toutefois, définir ce rôle et mesurer l’impact des initiatives prises à leur niveau s’avère extrêmement complexe. Les consommateurs peuvent-ils vraiment faire la différence?
Selon les chiffres du scénario Blue Map de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les émissions mondiales de CO2 étaient de 28 milliards de tonnes en 2005, un chiffre qu’il faudrait faire tomber à 14 milliards à l’horizon 2050. Sachant que, en continuant au rythme actuel, on passerait à 60 milliards de tonnes. L’AIE propose de répartir ainsi l’effort nécessaire : 38% par l’efficacité énergétique (réduction de la consommation d’énergie dans les transports, le bâtiment, les centrales électriques, etc.) ; 17% grâce aux énergies renouvelables ; 6% grâce au nucléaire, 19% grâce au captage et au stockage du CO2, et 20% via d’autres dispositifs.
C’est principalement aux efforts d’efficacité énergétique que les consommateurs peuvent être associés. Dans la plupart des pays développés les deux premiers émetteurs de CO2 sont les transports et le bâtiment.
En France, par exemple, sur un total national d’environ 375 millions de tonnes de CO2 chaque année, les transports émettent 130 millions de tonnes, et le secteur résidentiel et tertiaire près de 90 millions. Or dans ces secteurs, les consommations d’énergie sont diffuses : les voitures particulières représentent ainsi selon l’ADEME la moitié des émissions des émissions dues aux transports, et pour ce qui concerne le bâtiment la proportion est encore plus forte. La consommation agrégée des particuliers est donc loin d’être insignifiante, et ceci d’autant plus qu’aux émissions directes s’ajoute une quantité à peu près équivalente (dans les pays développés) d’émissions indirectes, liées à la fabrication et au transport des produits et services qu’ils consomment.
Micro-décisions
Dans ce contexte, les décisions des individus ont certainement un impact. On parle beaucoup, ainsi, des « éco-gestes », ces petites attentions civiques au quotidien pour économiser l’énergie : éteindre complètement les appareils en veille, sortir plus tôt les aliments du réfrigérateur, ne pas laisser couler l’eau inutilement. Mais ces petits gestes ont-ils un impact ? Rien n’est moins sûr… d’autant plus qu’ils ne sont pas forcément suivis d’effets dans les factures.
L’exemple de l’eau montre en effet que, dans un contexte marqué par la constance (voire la hausse) des coûts d’entretien du réseau, une baisse de la consommation conduit les fournisseurs à relever le prix du m3. Les énergies de réseau (gaz et électricité en premier lieu) sont régies par la même logique. Certes, la hausse du prix constitue une incitation supplémentaire à consommer moins, mais les consommateurs ont l’impression que leurs efforts n’ont aucun effet mesurable, et ils ont tendance à se démotiver.
Une autre approche consiste à éviter de les inciter à consommer. Une politique ambitieuse de désincitation pourrait ainsi changer la donne en ce qui concerne l’usage inconsidéré de la voiture. Une étude très sérieuse menée par Andrea Hamre et Ralph Buehler, chercheurs à Virginia Tech, a ainsi pu quantifier l’impact qu’aurait la fin de la gratuité des parkings (notamment pour les salariés qui se rendent à leur travail) dans l’aire métropolitaine de Washington, DC. Leur étude, vulgarisée dans un article de CityLab, met en évidence la façon dont cette gratuité neutralise les politiques d’encouragement aux circulations alternatives (marche, vélo, transports publics).
On entrevoit ici une partie de l’équation. Pour simplifier, ce n’est pas en faisant appel à la bonne volonté des gens (ou à l’inverse en les culpabilisant) que l’on modifie leurs comportements, mais en fournissant un cadre qui oriente ces comportements.
En démocratie, les options disponibles ne sont pas si nombreuses : si les décideurs politiques peuvent à l’occasion assumer une politique punitive vis-à-vis de certains industriels intensifs en énergie, les atermoiements sans fin sur la taxe carbone rappellent qu’ils ont moins de marges de manœuvre face aux électeurs.
Ils peuvent néanmoins intégrer certaines décisions difficiles dans une cause suscitant l’adhésion de tous. Ainsi en Europe de l’ouest c’est pour faire face aux chocs pétroliers et dans un contexte présenté comme justifiant des mesures d’urgence que la plupart des pays ont adopté les premières mesures de réduction des vitesses autorisées sur les routes, dans les années 1970. Aujourd’hui, l’enjeu de la consommation de carburant n’est pas absent des décisions prises ici et là de réduire encore les vitesses autorisées, mais c’est l’argument de la sécurité routière qui est mis en avant.
Plus facile à proposer aux électeurs, des politiques d’incitations peuvent mobiliser les citoyens. Un aspect méconnu de l’Energiewende allemande, par exemple, est le très important effort fiscal consenti pour l’isolation des maisons.
Une subvention significative pendant quelques années a des effets en chaîne : elle permet de créer un marché et d’accélérer l’emploi de technologies innovantes, en faisant baisser les prix. Les objets et matériaux qui améliorent l’efficacité énergétique sont moins onéreux à mesure qu’ils se diffusent, par simple effet d’échelle ; le but des gouvernements est alors d’accélérer cette diffusion et donner un coup de pouce aux early adopters. Il peut être aussi d’aider des champions nationaux à émerger.
Mais ces politiques publiques sont difficiles à régler. L’exemple bien connu du solaire en Allemagne est là pour nous rappeler qu’entre les effets d’aubaine pour les consommateurs et les importations de panneaux solaires chinois, la politique menée par le gouvernement fédéral n’a pas atteint les objectifs visés. Certes, les ménages se sont équipés, mais la facture s’est avérée lourde et les champions allemands n’ont pas tenu face à la concurrence. Autre exemple, plus récent : la politique menée en Norvège pour le développements des véhicules électriques a été victime de son succès. En 2014, le coût de l’exemption de taxes a dérapé de plus de 20% – et ce sont des milliards de couronnes qui ont ainsi servi à financer l’économie californienne (Tesla) et l’industrie japonaise (Nissan, Toyota). Enfin, certains défenseurs de l’environnement rappellent que même quand l’énergie qu’ils consomment est presque exclusivement d’origine hydraulique, ces véhicules « propres » n’en mobilisent pas moins des matières premières dont l’extraction abime la nature et consomme de l’énergie.
Les politiques d’incitations ont ainsi une efficacité réelle mais aussi des effets secondaires mal maîtrisés. On peut aussi considérer qu’elles ne font qu’une partie du chemin. Car les consommateurs sont en bout de chaîne, et si l’activation d’une demande peut avoir un effet sensible en amont, elle ne permet pas vraiment de changer la donne.
L’efficacité énergétique ainsi conçue consiste au fond à optimiser notre consommation sans changer de mode de vie. Une nouvelle doctrine progresse, plus ambitieuse : la « sobriété énergétique ». Les citoyens y sont étroitement associés, mais ce ne sont pas leurs « petits gestes » ou leurs achats intelligemment motivés qui sont sollicités.
Changer de cadre ?
La « sobriété énergétique » préconise un véritable changement de paradigme vers un mode de vie beaucoup moins consommateur d’énergie. Le principe de sobriété, dont il n’existe aucune définition officielle, consiste à réduire drastiquement les besoins qui induisent des consommations énergétiques. Il peut revêtir plusieurs aspects.
C’est par exemple la sobriété d’usage, qui va réduire l’emploi (intensité, durée) d’un bien ou service et donc sa consommation énergétique liée. Le principe recommande par exemple de réduire les déplacements liés au travail, voire de télé-travailler.
La sobriété dimensionnelle consiste, pour sa part, à acheter l’équipement le plus adapté aux besoins finaux. Il s’agira ainsi, pour un individu, de calibrer son véhicule personnel en fonction de son usage principal avéré et non de ses usages potentiels rêvés. S’il s’agit d’accompagner un enfant à l’école, inutile de conduire un SUV de plusieurs tonnes !
La sobriété coopérative consiste, elle, en la mise en commun des équipements. Pour les besoins de mobilité exceptionnels, l’individu louera un véhicule plus grand via un service d’auto-partage, un loueur classique, voire sur un site de mise en relation de particuliers.
Cette doctrine de sobriété énergétique, qui flirte parfois avec celle, très controversée, de la décroissance, suscite de vigoureuses oppositions au nom à la fois de la liberté individuelle, du droit au confort et de l’expansion économique. Certains économistes pointent par ailleurs son manque de réalisme : telle qu’elle est le plus souvent présentée, elle ne pourrait guère convaincre que quelques militants passionnés dans les pays occidentaux.
Mais ces réticences pourraient s’estomper si la sobriété, au lieu de prendre la forme de règlements coercitifs ou d’être représentées sous les traits idéalistes du « consommateur responsable », était incorporée dans les produits et services dès leur conception, qu’il s’agisse d’un immeuble, d’un véhicule, d’un téléphone portable ou d’un transport. Pour prendre un exemple, si les terminaux mobiles – téléphones, ordinateurs, tablettes – étaient construits dès le départ de manière que, une fois hors d’usage, la récupération de leurs parties recyclables soit plus aisée, les dommages à l’environnement seraient considérablement réduits ainsi que le gaspillage de matériaux parfois rares.
Il y a des limites aux efforts que les citoyens sont prêts à consentir au nom de la défense de l’environnement. Une étude de la Penn State University montre ainsi que même les plus motivés rechignent fortement à l’idée d’acheter des produits re-manufacturés, c’est-à-dire constitués de parts d’objets qui ont déjà servi. Plus largement, les habitudes de consommation jouent un rôle de frein, notamment dans les sociétés les plus avancées qui ont pris l’habitude du confort. Comme le notait François Moisan (Ademe) dans un entretien à ParisTech Review, « on n’imagine pas de demander aux gens de mettre le chauffage à 17 pour sauver la planète ».
Mais, ajoutait-il, « on peut jouer sur les comportements d’une façon plus fine. Personne ne renâcle à utiliser l’escalier pour descendre un seul étage… mais encore faut-il que l’architecte ait pensé à prévoir un escalier convivial, et facile à trouver ! Les comportements plus économes en énergie ne sont pas seulement une question d’apprentissage et de responsabilisation, mais aussi d’aménagement des espaces, d’opportunités. On observe que ce qui fonctionne le mieux pour impacter les comportements, ce ne sont pas les règles générales, mais les règles locales. »
C’est une transformation du mode de vie que vise la sobriété énergétique. Mais le mode de vie ne se réglemente pas, il s’aménage, se transforme. Et il ne s’élabore pas dans un tête à tête entre l’État (incitateur ou coercitif) et les citoyens-consommateurs-contribuables, mais dans un apprentissage collectif.
L’innovation technologique a besoin d’être irriguée par de l’innovation sociale, c’est-à-dire de l’expérimentation mobilisant des collectifs d’habitants ou de salariés – des hommes et des femmes qui peuvent faire évoluer ensemble leurs usages, qui ont intérêt à le faire, et qui sont capables de mobiliser une intelligence collective.
Cet apprentissage collectif va de pair, bien sûr, avec le développement d’une offre. Mais en matière d’énergie on ne peut s’en remettre à la seule imagination du marché, même quand un entrepreneur comme Elon Musk vise à une transformation radicale du monde. Tout comme on ne peut s’en remettre à la seule innovation technologique.
Car les gains apportés par l’innovation sont en partie annulés par l’effet de gaspillage qui en résulte. C’est l’« effet rebond ». Lorsque le prix d’un produit, d’un service, ou d’une denrée, baisse, l’incitation à en faire l’économie s’estompe. Plus la technique est économe, plus son usage s’amplifie.
(à suivre ici: “Et si on jouait collectif?“)
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