La Chine s'est lancée elle aussi dans les drones civils légers. La prochaine étape consiste à investir dans la R&D pour développer des produits de référence. Avec en ligne de mire la fameuse «killer app», l'application à succès qui assurera le décollage définitif du secteur. Peng Zhongren, professeur à l'université Jiaotong de Shanghai, a suivi de près l'essor de la dronautique civile. Il décrypte les dynamiques d'une industrie tirée par des ruptures technologiques, mais aussi et surtout par l'invention de nouveaux usages.
SJTU ParisTech Review – Quand les drones ont-ils commencé à faire partie de vos outils de recherche?
Peng Zhongren – Lorsque je travaillais aux États-Unis, en 2004, mes collègues et moi nous parlions déjà de la possibilité d’utiliser des drones pour nos recherches sur les transports. Même en Amérique, les avions sans pilote étaient alors une nouveauté, et on ne peut pas dire qu’ils suscitaient un très vif intérêt. Les usages envisagés étaient surtout militaires, et le versant civil était encore en friche.
Notre projet, à l’époque, consistait à utiliser des drones pour surveiller le trafic routier. Nous avons dû louer un appareil, pour une somme très élevée, et encore était-il contrôlé par quelqu’un d’autre, de sorte que nous avons simplement pu récupérer les données recueillies. Tout est très différent aujourd’hui : les drones sont entrés dans notre vie.
Un des principaux projets en cours à l’Université Jiaotong de Shanghai est de surveiller la qualité de l’air avec les drones, une idée qui aurait semblé complètement incroyable il y a une dizaine d’années. Mais elle a du sens. Les drones présentent l’avantage de pouvoir prélever des échantillons jusqu’à 1200 mètres d’altitude, ce qui permet ainsi de saisir de façon dynamique, en trois dimensions, la distribution des polluants et son évolution au fil du temps, à des hauteurs variables et en considérant leur migration interrégionale — toutes choses très difficiles à mesurer par des moyens traditionnels. Dans le passé, l’observation n’était possible qu’au niveau du sol. Les données sur la répartition des molécules et des particules dans les couches supérieures de l’air, qui étaient difficiles à recueillir, reposent uniquement sur la théorie. Les drones nous ont permis des progrès spectaculaires et ils bouleversé le paysage des études atmosphériques.
Les drones restent encore pour une large partie une technologie de niche. Mais ils se sont développé à un rythme rapide ces deux dernières années et leur coût a baissé. Certains modèles sont désormais vendus au rayon jouets.
D’un autre point de vue technique, ils se sont beaucoup améliorés au cours de la dernière décennie. Ce progrès peut être envisagé sous deux aspects. Tout d’abord la conception physique du véhicule, qui est devenu plus léger, plus stable et plus facile à contrôler. Parallèlement, les technologies de reconnaissance et de traitement de l’image attachées au drone ont progressé et elles ont ouvert de nouveaux champs d’application. Il y a dix ans, ce n’était pas facile de contrôler les appareils et ils produisaient des images de qualité médiocre, ou des données qui étaient difficiles à exploiter.
Quel rôle les drones peuvent-ils jouer dans les systèmes de transports intelligents?
Les drones peuvent contrôler le flux des voitures, leur vitesse, les embouteillages, détecter les accidents, identifier les itinéraires, mesurer les comportements de conduite, et encore d’autres données relatives à la sécurité des transports, qui est cruciale pour l’ensemble du système.
Leur atout principal est leur capacité à capter les flux de transports. Il s’agit d’un concept lié à la synchronisation. Dans le passé, on pouvait seulement définir des points d’observatoire épars et recueillir des données éparses. Alors que les drones peuvent couvrir les évolutions d’une manière globale et repérer des tendances. Ce mode de collecte des données est très difficile à atteindre par d’autres moyens. Les méthodes de surveillance des accidents de circulation en milieu urbain peuvent aussi être adaptées à la surveillance des régions montagneuses avec des environnements naturels difficiles.
Cela étant, les technologies des villes intelligentes comprennent de nombreux autres aspects et les drones ne sont qu’un outil parmi d’autres – songeons aux technologies de conduite automatique, à la communication entre véhicules, aux échanges d’information entre le véhicule et la route… Il ne faudrait pas s’imaginer qu’ils puissent être une technologie omnipotente qui peut remplacer tout le reste.
Que faut-il, depuis le sol, pour piloter les drones ?
Peu de choses. Le drone lui-même est livré avec un système complet. On peut contrôler le rythme et la direction de l’appareil grâce à un simple smartphone. La surveillance du trafic routier demande de gérer les données et les images en temps réel sur un ordinateur, mais cette étape pourrait être effectuée directement par le drone grâce à son module de traitement de données intégré. Les images peuvent être traduites en données de trafic, pendant le vol, ce qui permet la transmission de données déjà travaillées, et ainsi le contrôle de la circulation en temps réel.
Aucune technique spéciale n’est nécessaire pour piloter un drone ?
La plupart des opérateurs doivent suivre une formation spéciale, car un drone reste beaucoup plus compliqué qu’un jouet. Un opérateur compétent doit être assez capable de gérer une situation d’urgence. Chaque modèle demande un apprentissage spécifique. Par exemple, il est plus facile de piloter les drones-hélicoptères que ceux inspirés des avions, car ces derniers exigent une plus grande connaissance de l’aérodynamique – et ils demandent aussi plus de calme ! Une formation de quelques mois est nécessaire pour vraiment maîtriser le sujet.
Le Phantom de DJI (Shenzhen)
On assiste dans les pays occidentaux à une explosion des usages civils. La Chine va-t-elle suivre la même voie ?
La Chine – comme les États-Unis – s’est d’abord consacrée aux usages militaires. Un certain nombre de petites entreprises développent aujourd’hui leurs propres produits, à un coût bien moindre. Les deux domaines coexistent et ne se mélangent pas vraiment. Les drones destinés aux usage civils sont totalement isolés de ceux de l’armée, qui sont des appareils beaucoup plus grands dont la destination est strictement militaire. Les entreprises de la Défense commencent certes à prêter attention aux drones civils, mais pas nécessairement avec beaucoup d’innovations de pointe.
La capacité de charge n’est-elle pas un facteur clé?
Si. En dehors de cette capacité de charge, les principaux facteurs sont la stabilité, l’endurance et la sûreté du matériel. Lorsque nous parlons de sûreté, nous faisons référence à la capacité du véhicule à identifier et contourner les obstacles, ce qui fait l’objet de recherches très avancées. On a déjà obtenu des très bons résultats en laboratoire et il y a déjà quelques prototypes. Mais il faut encore un ou deux ans avant de les voir se déployer.
La technologie des drones, à l’instar de celle des appareils intelligents, est-elle soumise à la «Loi de Moore»?
Bien sûr. Mais la dronautique est encore dans son enfance et sa croissance n’est pas encore régulière. Elle pourrait très vite faire face à un goulot d’étranglement, du fait de changements réglementaires par exemple. Ce qui n’empêche que je reste très optimiste, car les entreprises investissent massivement.
Parlons production, justement. Quels sont les éléments nécessaires à une chaîne industrielle intégrée?
Tout d’abord il faut maîtriser le système de contrôle au sol, ce qui est le plus difficile. Ce qui permet le vol stable réside dans le système de contrôle, qui se compose d’un ensemble de technologies et de systèmes : les technologies de navigation autonome, de croisière automatique, d’évitement des obstacles avec une précision de l’ordre du centimètre ont permis de développer de nouvelles applications. Ensuite vient le système d’alimentation. La stabilité et la fiabilité du moteur stable sont essentielles en termes de sûreté. De même, et c’est aujourd’hui l’un des points critiques, les batteries sont très importantes pour allonger le temps de vol des drones électriques. Enfin vient les applications et les services, qui sont la partie plus rentable. Les entreprises gagnantes, ce seront celles qui sauront appliquer les innovations de la dronautique à des domaines traditionnels.
Les applications sont certainement l’étape la plus importante pour le développement des drones. À côté des progrès technologiques, il faudra aux drones une « killer app », une application qui ait beaucoup de succès, pour que la croissance du secteur explose enfin. Mais il est difficile de dire à quoi ressemblera cette application et ce qu’elle permettra de faire. Les drones peuvent fournir des informations sur de vastes zones, avec une grande précision topographique. Ils sont aussi capables de surveiller et d’évaluer la croissance des cultures, de moduler la pulvérisation d’engrais et de pesticides. Ils peuvent également servir à l’inspection de lignes haute tension et d’autres infrastructures, à surveiller la pollution de l’air et des eaux, le trafic routier… Il est encore trop tôt pour dire si leur développement pourra se faire à grande échelle et dans quels secteurs ils représenteront une innovation de rupture.
Faut-il imaginer une consolidation du secteur, avec à terme un ou deux constructeurs seulement?
Je dirais que non, en me plaçant dans la perspective des applications. Car les différentes applications ne correspondent qu’à certaines technologies et à certains produits. Les drones spécialisés dans la surveillance du trafic ou de la pollution aérienne ne peuvent s’appliquer à l’agriculture. On ne peut pas exclure, bien sûr, que des entreprises parviennent à devenir leaders dans plusieurs domaines. Mais ce sont des métiers très différents.
La société DJJ Technology, de Shenzhen, basée à Shenzhen, à cherché à lever des fonds sur la base d’une évaluation de 10 milliards de dollars, ce qui a fait du bruit dans le secteur. Certains médias étrangers ont même dit que l’entreprise de dronautique la plus innovante au monde n’était pas dans la Silicon Valley, mais en Chine. Qu’en pensez-vous ?
DJI Technology a fait un travail fantastique pour la vulgarisation des drones. Le prix d’un appareil a chuté dans un temps très court grâce à eux. On peut les comparer à Ford, l’entreprise qui a démocratisé l’automobile. Il est donc juste de dire que DJI a été une force motrice majeure pour l’industrie chinoise des drones. Et la qualité de ses produits est correcte par rapport à ses concurrents. L’étape suivante consiste à investir dans la R&D pour faire émerger des produits phares, capables d’offrir des solutions pour toutes sortes d’applications. C’est à ce moment, peut-être, que nous assisterons au succès de la fameuse killer app.
Note des éditeurs. Cet article est paru à l’origine dans notre édition chinoise, publiée conjointement avec l’université Jiaotong de Shanghai, SJTU ParisTech Review.
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