À l'heure de la révolution numérique, de nouvelles formes d'apprentissage se développent. Les neurosciences suggèrent qu'elles sont plus adaptées et plus efficaces que les méthodes traditionnelles. Elles bouleversent les modèles actuels, tout particulièrement en ce qui concerne la place du professeur et la notion de classe. Leur principal avantage? Permettre une personnalisation très poussée de l'apprentissage, principe défendu de longue date par les pédagogues mais difficilement applicable dans nos modèles d'éducation de masse.
Commençons par les serious games (jeux sérieux en français) qui ont encore parfois mauvaise presse en raison de leur parenté avec les jeux vidéos. Selon la définition proposée par le livre coordonné par Yasmine Kasbi, Les Serious Games, une révolution, il s’agit d’une « application informatique mêlant un objectif sérieux (entraînement, apprentissage, enseignement…) avec des éléments ludiques provenant du jeu vidéo ou de la simulation informatique ». Comme l’explique le sociologue belge Pascal Balancier, coordinateur de SeriousGame.be, « le jeu sérieux nous permet de redécouvrir que le jeu est le plus vieux, le plus naturel et le plus intuitif mode d’apprentissage et de socialisation ». En effet, aussi loin que l’on remonte, l’homme a toujours joué, pour se détendre, pour apprendre, pour développer sa sociabilité mais aussi pour régler des conflits ou passer des moments difficiles. Hérodote raconte ainsi que le roi de Lydie ordonna à son peuple de jouer un jour sur deux et de manger l’autre jour, afin de survivre à une famine qui dura 18 ans !
Stimuler les neurones
Si le jeu fonctionne bien en matière d’apprentissage, c’est pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la biologie et les neurosciences nous prouvent qu’il favorise le développement cérébral. Pionnier dans la recherche sur le jeu et fondateur du National Institute of Play, Stuart Brown explique ainsi qu’il n’y a rien qui stimule autant le cerveau que le jeu. Les connaissances sont fixées plus fermement et plus durablement lorsqu’elles ont été acquises en jouant. Cela a été prouvé par des tests sur les animaux et c’est une « hypothèse raisonnable » pour les humains d’après les résultats de diverses expériences éducatives, explique Stuart Brown dans son livre Play: How it Shapes the Brain, Opens the Imagination, and Invigorates the Soul. C’est notamment lié au fait que le processus de mémorisation est très intimement lié à l’attention et aux récompenses émotionnelles. L’activité ludique permet ainsi de créer de nouvelles connections entre les neurones, elle sculpte le cerveau et le développe en toute sécurité, puisqu’il n’y a pas d’enjeu grave tel que la survie dans ce cadre. Il a d’ailleurs été prouvé qu’il existe chez les mammifères une forte corrélation entre la fréquence du jeu et la taille du cerveau. Jouer rend plus adaptable, plus empathique, plus créatif et plus innovant.
Quand il a un objectif sérieux, le jeu possède un autre atout, celui de mettre en scène le joueur. Celui-ci expérimente, prend le contrôle de sa progression, de ses actions, de ses erreurs. Il devient acteur de son éducation. Or rien de tel qu’un engagement actif pour fixer durablement les apprentissages (voir à ce sujet l’article de ParisTech Review sur “Les quatre piliers de l’apprentissage”). Avec l’imagerie médicale, on a pu vérifier que l’apprentissage était optimal lorsque l’on alternait acquisition de connaissances et test répété de celles-ci – ce à quoi se prête bien la structure du jeu. D’ailleurs, selon la pyramide d’apprentissage d’Edgar Dale, l’expérimentation et la simulation permettent à l’apprenant de retenir 90% du contenu, contre seulement 50% de ce que qui est vu et entendu et 10% de ce qui est lu. Il s’agit ainsi de passer d’une approche transmissive, s’appuyant sur la passivité et la docilité des apprenants, à une approche constructive, où l’élève prend un rôle actif dans ses apprentissages.
Le jeu permet aussi une plus grande motivation, tous les enfants étant naturellement enclins à jouer. Il peut raviver la joie d’apprendre. De nombreux pédagogues ont défendu l’idée que l’enseignement doit partir des centres d’intérêt de l’enfant – d’où le jeu, qui fait partie de ses activités préférées. Montaigne souligne dans ses Essais « que les jeux d’enfants ne sont pas jeux : il les faut juger en eux, comme leurs plus sérieuses actions » (Livre I, Chapitre XXII, “De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue”). L’application du jeu dans les apprentissages va d’ailleurs bien au-delà des serious games informatiques. L’école Quest to learn à New York est entièrement basée autour du jeu, sans pour autant que ses élèves passent leur temps devant un écran. Le programme est reconstruit autour de récits qui mettent en scène les élèves et les connaissances deviennent des éléments nécessaires pour progresser dans le jeu.
Tout comme la nouvelle génération des cours en ligne, les jeux sérieux permettent de personnaliser l’apprentissage, notamment s’ils s’adaptent au rythme de progression de l’élève, leur laissent le choix de leurs actions et offrent des voies différentes pour arriver à un même but (intégrer une notion, acquérir une compétence, etc.). Les technologies numériques permettent là de lever un obstacle majeur à la diffusion des grands ressorts de la pédagogie, bloqués jusqu’alors par le caractère massif de l’éducation. À noter qu’il ne s’agit donc pas d’une révolution pédagogique. « Les pédagogies sont connues et anciennes mais leur mise en place est grandement facilitée par les outils technologiques aujourd’hui à notre disposition », résume Pascal Balancier.
C’est sur ce principe de personnalisation qu’est bâtie la Khan Academy, dont le but est de fournir une éducation gratuite de qualité à chaque enfant dans le monde. Sur cette plateforme, les cours sont calqués sur le rythme de l’apprenant, qui peut réécouter une partie ou l’ensemble de la leçon vidéo autant de fois que nécessaire pour l’intégrer. Il ne peut d’ailleurs pas passer au niveau supérieur tant qu’un concept n’est pas 100% acquis (pour cela le système donne des exercices à l’élève jusqu’à ce qu’il réussisse une dizaine de fois d’affilée). L’adaptation au rythme de l’élève est fondamentale, car tout le monde n’apprend pas à la même vitesse, sans que cela ait de lien avec les capacités et l’intelligence de chacun.
Le cours en ligne massifs et gratuits (MOOCs) offrent également une grande flexibilité dans les apprentissages. Il y a certes souvent une date de début et une date de fin précises pour la diffusion de ces cours, mais les vidéos et les exercices peuvent être respectivement visionnés et réalisés au moment le plus adapté pour l’apprenant. Paradoxalement, cela explique à la fois l’énorme succès de ces cours – chacun pouvant l’insérer dans son emploi du temps, qu’il soit étudiant, dans la vie active, retraité, etc. – et le fort taux d’abandon, puisque seuls les plus motivés s’y tiennent, en l’absence de rigidité et de contrôle.
Réinventer la classe
Toutes ces formes d’apprentissage liées à la révolution numérique viennent bouleverser le secteur de l’éducation comme le tourbillon numérique a déjà ébranlé les secteurs de la culture ou des médias. Elles remettent notamment en cause la classe telle qu’on la connaît, c’est-à-dire ce regroupement par âge inventé dans les collèges jésuites au XVIe siècle, où la façon d’enseigner est verticale, du professeur aux élèves. Cette remise en question s’opère sous la pression de deux forces : l’individualisation des apprentissages dans un sens et leur massification dans l’autre (dans le cas des MOOCs par exemple).
Pour certains spécialistes, qui critiquent la notion de classe depuis longtemps, cette remise en cause est une bonne chose. Elle ne suppose d’ailleurs pas forcément la fin de ce cadre mais plutôt sa transformation. Ainsi, le fondateur de la Khan Academy, Salman Khan, préconise d’arrêter les classes de niveaux pour former des groupes plus larges et plus hétérogènes, mêlant des enfants d’âge différent, entourés d’une équipe de professeurs. De petits groupes se formeraient et se déferaient alors au fil des activités et leçons proposées. Solution moins radicale, « l’école inversée » – où les élèves s’informent sur la leçon avant le cours (notamment via des vidéos en ligne) et s’exercent pendant le cours avec le professeur – modifie la classe en la rendant plus interactive et en la structurant non plus de faon verticale et descendante, mais de façon horizontale et participative, en privilégiant des échanges entre le professeur et les élèves et entre les apprenants eux-mêmes. C’est finalement le modèle qui prévaut depuis longtemps dans de prestigieuses universités telles qu’Oxford, où les étudiants rencontrent leur professeur en très petits groupes pour discuter de leurs lectures ou de leurs travaux.
On pourrait d’ailleurs difficilement imaginer un monde 100% virtuel où les enseignements ne se feraient plus que via outils numériques sans aucun autre contact humain que des discussions sur des forums ou lors de vidéo-conférences. Ainsi, dans plusieurs cas, des participants à un même MOOCs ont décidé de se réunir physiquement, dans un café ou un autre espace public, pour échanger sur leurs enseignements. Dans leur sillage, les grandes plateformes spécialisées dans les MOOCs ont commencé d’ouvrir leurs propres espaces en dur pour permettre ce genre de rencontre entre les étudiants. Poussant cette logique à l’extrême, Gilles Babinet, responsable des enjeux de l’économie numérique pour la France auprès de la Commission européenne et auteur du livre L’Ere numérique, un nouvel âge de l’humanité, se demande si les universités seront toujours nécessaires et si elles ne devraient pas entreprendre de construire des chaînes de cafés, de type Starbucks, pour que les étudiants bénéficient d’un espace où échanger avec leurs camarades.
Et les professeurs?
Tous ces bouleversements dans le champ de l’éducation ne remettent pas seulement en question la classe mais aussi le rôle de l’enseignant et sa relation avec les élèves. Toutefois, qu’on se rassure, là encore, il ne s’agit pas de disparition. Les outils numériques ne vont pas remplacer le professeur, loin s’en faut. Ils vont plutôt faire évoluer sa fonction. La pédagogie verticale et transmissive laisse la place à une pédagogie plus horizontale et constructive, où l’élève est actif et co-construit ses savoirs et ses connaissances main dans la main avec son professeur et ses pairs. Le rôle de l’enseignant passerait alors de celui d’un pur transmetteur de savoirs à celui d’un « accompagneur », d’un facilitateur, d’un médiateur ou encore d’un chef d’orchestre.
Les outils numériques tels que les serious games ou les cours en ligne invitent l’enseignant à « changer de posture en devenant non plus un sachant qui transmet uniquement des savoirs, mais aussi un tuteur qui guide ses apprenants pour les aider à mobiliser les savoirs fraîchement acquis ou mobilisés dans le cadre de travaux en groupes », détaille-t-on dans le livre Les Serious Games, une révolution. Cet ouvrage pointe d’ailleurs les obstacles et les réticences rencontrés sur le chemin de cette transformation, notamment ce contrat tacite établi entre formateurs et élèves en vertu duquel « les apprenants attendent de leur enseignants des évaluations pour permettre d’obtenir en bout de course un diplôme » et « les enseignants attendent des apprenants un travail à fournir et une écoute attentive dans le cadre de la classe ».
Ces conceptions de l’enseignement sont loin d’être nouvelles, de nombreux pédagogues ayant déjà prôné le fait que le formateur doit être un guide, et bon nombre de professeurs les appliquant déjà. Mais les développements technologiques accélèrent sensiblement cette évolution. C’est d’ailleurs une évolution qui valorise les enseignants, estime Salman Khan, selon qui le professeur « prend d’autant plus d’importance une fois que les élèves ont été initiés au préalable à un concept, soit par une vidéo, soit par des exercices. Il peut consacrer son temps à aider les élèves en difficulté ; il peut laisser de côté son cours magistral pour devenir un véritable maître à penser et ouvrir l’esprit de ses élèves ».
Les résultats de l’enquête sur “l’Ecole en 2030”, réalisée auprès de 645 experts internationaux en amont du sommet mondial pour l’innovation dans l’éducation WISE 2014, viennent valider ces pistes d’évolution des structures et méthodes d’enseignement. Ainsi, une écrasante majorité de ces experts (83%) croient que dans une quinzaine d’années le contenu des enseignements sera plus individualisé, reflétant les besoins de chaque élève. Une autre constatation-clé appuie l’évolution du rôle de l’enseignant vers celui d’un facilitateur d’apprentissage (73%) plutôt que d’un maître de conférence transmetteur de connaissances.
Les experts de la communauté WISE prédisent que l’école va évoluer pour devenir un « réseau d’apprentissage », où les ressources et technologies en ligne appuieront les échanges de « pair-à-pair », faciliteront le dialogue et favoriseront une évolution vers un apprentissage plus collaboratif. Comme le résume le professeur Yasar Jarrar, « le futur système éducatif sera hybride, entre les contenus en ligne et les réseaux d’apprentissage mondiaux, d’où la majorité des ressources et des interactions viendront, et les écoles en dur, qui seront là pour s’assurer de la qualité des enseignements, que les standards sont respectés et pour guider les étudiants dans leurs apprentissages ».
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