Au cours du XXe siècle, les États et les grands organismes publics tels que la NASA ou le CEA ont joué un rôle majeur dans la chaîne de l'innovation. Internet lui-même est né grâce à des programmes publics, tout comme le GPS et de nombreuses autres technologies. Si l'État reste au centre du jeu dans la recherche scientifique, en matière d'innovation technologique son rôle est à réinventer.

ParisTech Review – Ces dernières années, des voix se sont élevées pour interroger l’efficacité des programmes publics de soutien à l’innovation technologique, face au dynamisme de puissantes sociétés comme Google, d’une part, et des modèles d’innovation ouverte, d’autre part. Les pouvoirs publics sont-ils sortis du jeu ?

Stefan Lindegaard – Certainement pas, mais leur rôle a changé. Le principal défi est l’importance croissante de l’innovation en réseau. C’est aussi un enjeu pour les grandes entreprises : si GE a réussi à se réinventer en devenant le centre d’un réseau d’innovateurs, beaucoup de grands groupes éprouvent des difficultés à « lâcher prise » et à s’adapter à des processus horizontaux et coopératifs. C’est une question de culture, et les États sont confrontés à la même question. La logique d’innovation associée aux programmes publics tend à être centralisée, contrôlée, verticale – et c’était tout à fait approprié pour les grands programmes stratégiques comme le développement de l’énergie nucléaire ou les voyages dans l’espace. Mais la dynamique d’innovation ouverte obéit à des règles très différentes. Par rapport à des écosystèmes vivants ou à des communautés en réseau partageant leur travail, l’État et les agences publiques sont handicapés par leurs procédures et leurs habitudes bureaucratiques. L’essor de l’innovation ouverte oblige en fait les acteurs publics à entrer dans une nouvelle culture et à réinventer leur rôle.

Quel pourrait être ce rôle ?

Je ne veux pas être trop prescriptif, mais en observant ce qui se passe on voit se dégager des tendances.

Un bon exemple est Challenges.gov, une plateforme lancée par l’Administration Obama il y a quelques années sur le modèle d’un partenariat entre le public et le gouvernement pour résoudre certains problèmes importants. La plateforme offre un espace central, en ligne, sur lequel des organismes fédéraux peuvent poster des « challenges » à destination du public. En pratique, la plateforme fonctionne comme une collection de concours, de défis et de prix, qui sont gérés par divers organismes au niveau fédéral. La forme du concours permet au gouvernement de faire appel au public pour apporter des solutions innovantes à des questions techniques, scientifiques, mais aussi plus profanes. L’enjeu est de recueillir les meilleures idées, de révéler les talents cachés. Les sujets sont très variés : les tout premiers challenges portaient sur les gants des astronautes et le blocage des appels téléphoniques publicitaires. Par la suite la plateforme a été utilisée pour développer des programmes plus larges, dans la dronautique notamment.

Ce crowdsourcing de l’innovation suggère pour la puissance publique un rôle nouveau et plus modeste, centré sur les incitations. Pour autant, l’idée d’une stratégie publique ne disparaît pas. Mais il y a une inversion dans la manière de la mettre en œuvre. Le gouvernement ne définit pas des plans dont il contrôlerait ensuite l’exécution. Il met en place un challenge et encourage les innovateurs, des simples particuliers aux entreprises les plus pointues, à chercher des solutions.

La recherche de solutions demande parfois des fonds. L’État doit-il jouer un rôle d’investisseur ?

Il n’est pas si difficile de trouver des capitaux de nos jours, et je ne sais pas si l’État a vocation à dépenser de l’argent public pour se transformer en business angel ou en capital risqueur. Mais en matière de soutien à l’innovation il a certainement un rôle à jouer.

Tout d’abord, le gouvernement devrait s’efforcer de fournir les meilleures conditions possibles pour encourager l’esprit d’entreprise et d’innovation. Son premier rôle est celui d’un facilitateur. Cela comprend la formation, le développement d’un environnement fiscal favorable… Mais ce sont là des banalités : on peut penser à un autre rôle plus actif.

Quel est le principal enjeu pour les entreprises innovantes ? Elles ont besoin de clients. Elles ont besoin d’un marché. La création d’un marché est probablement la meilleure façon de stimuler le développement d’un écosystème, et ici l’argent public peut jouer un rôle. Il est préférable pour le gouvernement de se comporter comme un client plutôt que comme un investisseur. Les résultats sont meilleurs, car en tant que client, le gouvernement peut se concentrer sur ses propres besoins, et la concurrence peut contribuer à faire baisser les prix pour une meilleure qualité.

Mais nous pouvons aussi aller dans une autre direction, en notant que l’argent n’est pas la seule question en jeu. Financer les entreprises innovantes est une chose, mais ce qui est vraiment utile c’est de leur offrir des actifs à valoriser. Par exemple, des données. Les données publiques ont une grande valeur potentielle, et les mettre à la disposition du public ne coûte presque rien. Les gouvernements peuvent utiliser cette valeur publique (presque) gratuite et la distribuer gratuitement, ce qui leur permet d’injecter à moindre coût de la valeur dans l’économie. L’ouverture des données publiques ne coûte pas cher, et ce coût est dérisoire quand on pense à ce que peuvent en retirer l’économie, la société dans son ensemble – et le gouvernement. Voilà un vrai, un bon investissement !

On pourrait aussi penser à un autre rôle : celui d’un régulateur, chargé de protéger les petits joueurs contre les plus grands.

Bien sûr… mais le risque est de ralentir tout le monde. Ne serait-il pas plus intelligent d’encourager les plus gros à innover et à partager certaines de leurs ressources (leurs brevets, par exemple, mais aussi certains segments de leur chaîne de valeur, avec tout ce que cela implique de connexion aux autres segments) avec les petits ? Je ne pense pas seulement au corporate venturing, mais plus largement à l’innovation ouverte.

Les pouvoirs publics ont fait beaucoup d’efforts pour encourager les jeunes pousses et faire croître des écosystèmes. Il y a de remarquables programmes dans la plupart des grandes métropoles, et on peut aussi penser à des programmes nationaux comme StartUpChile : le programme attribue une subvention de 40 000 dollars US par projet, un visa de résident d’un an à tous les membres de l’équipe mentionnés dans la demande, mais aussi un espace de travail agréable et confortable (bureau & wifi) que vous partagerez avec des chefs d’entreprise de plus de 60 pays. Magnifique, non ? Mais si j’avais à donner un conseil aux organisateurs, c’est de se demander comment ils peuvent incorporer plus de grandes sociétés dans leur programme. Si le Chili veut vraiment créer une innovation florissante et développer l’esprit d’entreprise, il doit puiser dans la dynamique d’innovation des petites et des grandes entreprises. C’est un point très important. L’État peut ici jouer le rôle d’un portier : il peut consacrer ses ressources (notamment ses ressources politiques) à influencer les grandes entreprises et à les encourager à rejoindre certains clusters, tout en aidant de petites entreprises à rejoindre les clusters où figurent de plus gros joueurs. Dans tous les cas, les pouvoirs publics locaux et nationaux doivent jouer le rôle d’un organisateur. C’est aussi un moyen de mieux relier la recherche publique et les milieux d’affaires.

Les clusters, notons-le, ne sont pas nécessairement physiques. On peut aussi penser à des clusters virtuels – des collectifs, des plateformes, des réseaux, comme ceux que l’on retrouve dans le logiciel libre. Les pouvoirs publics, ici, sont plutôt à la traîne, mais rien ne les empêche de se joindre au mouvement.

L’idée de piloter l’innovation est en vogue, et les gouvernements ne sont pas moins légitimes, ici, que les grandes entreprises. Il faut noter à cet égard que l’idée même d’innovation est en pleine évolution. Il n’y a pas si longtemps, la créativité était un élément important de toute discussion de l’innovation. Les deux termes étaient quasiment indissociables. Aujourd’hui, ils sont séparés, car l’innovation n’est plus considérée comme une simple affaire de créativité. Elle est devenue une discipline managériale, mobilisant une stratégie, des structures, des processus… L’innovation nécessite encore beaucoup de créativité, bien sûr, et les futurs gagnants savent comment et quand faire preuve de créativité au cours de process par ailleurs structurés. Mais il ne faut plus confondre créativité et innovation.

Il ressort pourtant de vos propos, si l’on revient à la question de la puissance publique, qu’en matière de pilotage de l’innovation elle doit se redéfinir en profondeur, à la fois dans son rôle de moteur de l’innovation et dans ses techniques de pilotage. Peut-on évoquer une « nouvelle culture » de l’action publique?

Sans aucun doute. Même si certains de ses éléments ne soient pas nouveaux, leur combinaison est radicalement nouvelle et il peut s’avérer difficile de trouver le juste équilibre. En outre, chaque écosystème est différent et la position de la puissance publique ne peut pas être la même : la robotique, le logiciel, les biotechs, pour ne prendre que ces trois domaines, mobilisent des compétences, des acteurs, des modes de financement très différents, et les cycles de développement, les rythmes d’adoption ne sont pas les mêmes non plus. La puissance publique interviendra elle aussi différemment. Aussi les responsables en charge des programmes publics, plus que jamais, doivent pouvoir s’appuyer sur une expérience et une compréhension extrêmement fine du fonctionnement de l’innovation.

En ce moment nous sommes dans un processus d’apprentissage, de développement des méthodes. Les organismes publics, les autorités locales et les universités développent de nouvelles compétences : ils apprennent par exemple à travailler avec une plus grande variété de partenaires, ou à manager l’inconnu – car quand vous proposez un challenge à une communauté ouverte au lieu de construire un cahier des charges avec un prestataire, vous ne savez pas ce qui va sortir de l’expérience !

Cela nécessite de nouvelles compétences, notamment dans le domaine de la communication : dans ce nouvel environnement, la perception, par exemple, est tout aussi importante que la preuve. Le processus décisionnel devrait également être raffiné et faire une place à différentes parties prenantes. Le profil des responsables publics chargé de la gestion des programmes d’innovation devrait également comprendre une expérience plus large. Ce dont nous avons besoin, ce sont des gens qui sont à l’aise avec l’idée d’expérimentation ; des gens capables de comprendre et d’accepter de ne pas tout contrôler ; des personnes ayant un sens particulier du timing, capable de concilier la lenteur du processus de décision publique avec le rythme plus soutenu des technophiles.

Oui, c’est bien une nouvelle culture de l’action publique. Mais c’est aussi une compétition, et une compétition sans merci.

L’Administration Obama, dans le premier mandat du président, semblait faire la course en tête. Le gouvernement américain a-t-il conservé son avance ?

Il y a cinq ans que le président Obama a nommé Aneesh Chopra comme premier « CTO » (directeur technique) des États-Unis. Il a quatre ans que le gouvernement américain a lancé la plateforme Challenge.gov pour stimuler l’innovation et la collaboration avec ses citoyens. Ce furent des initiatives remarquables, mais depuis il ne s’est pas passé grand chose.

En revanche, dans certains petits pays comme Singapour ou, étonnamment, les Émirats, des initiatives intéressantes ont été lancées. Pensez à Emirates eGovernment, par exemple, qui participe activement à des projets visant à promouvoir l’utilisation des services électroniques et des outils informatiques par les entités du gouvernement fédéral et par les usagers. Ce programme ne concerne pas seulement la prestation des services publics, mais aussi l’utilisation des médias sociaux pour communiquer avec les usagers et leur faire une place dans la conception et la prestation des services et des programmes gouvernementaux.

Singapour offre un autre exemple. Le pays a derrière lui cinquante ans de succès dans les stratégies économiques, avec une montée en gamme progressive, généralement au bon moment, du textile à l’électronique, puis à la biotechnologie … et aussi curieux que cela puisse paraître toutes ces décisions ont été prises dans le cadre d’un processus de décision étatique très centralisé. Ce qui se passe maintenant est un changement radical : l’Infocomm Development Authority de Singapour (IDA) a récemment lancé son initiative IDA Labs, dont le but est d’aider à construire à Singapour des innovation technologiques capables de servir les marchés mondiaux. On n’est plus dans un processus centralisé : IDA Labs fédère une communauté créative conduite en open source, en offrant des espaces collaboratifs où pour la communauté, les entreprises et le gouvernement collaborent pour développer de nouvelles technologies et tester des idées.

Exactement comme les entreprises, les entités publiques doivent régulièrement réinventer leurs approches si elles ne veulent pas perdre leur avance. En l’absence de nouvelles initiatives aux États-Unis, d’autres pays prendront la suite.

Un pronostic ?

À mes yeux, l’existence d’une (puissante) plateforme publique reste un must. Mais cela ne suffit pas. Je pense que le futur gagnant proviendra d’un pays ayant mis en place quelques éléments fondamentaux.

Tout d’abord, au sein des équipes chargées de piloter les programmes, une véritable culture d’innovation : je veux dire, une connaissance de haut niveau des dynamiques d’innovation et, plus important encore, la volonté de continuer à expérimenter avec les processus eux-mêmes. Cela signifie aussi une compréhension au plus haut niveau du fait que vous ne pouvez pas tout contrôler ; vous pouvez tout au plus concevoir un cadre adapté et créer les conditions nécessaires pour les choses se passent. La nécessité d’un contrôle doit être équilibrée par une capacité à laisser l’innovation se développer librement – souvent à partir de la base, dans une logique bottom-up.

Deuxièmement, une certaine notion du temps : plus précisément, un sentiment d’urgence capable de rompre la pensée « business as usual » qui est trop souvent associée avec le secteur public.

Troisièmement, une certaine façon de travailler, en particulier une forte compréhension de la manière dont fonctionne la communication. Le gagnant s’avérera capable de créer une méthodologie et un concept qui puissent être appliqués au sein de plusieurs entités publiques – et peut-être même à l’extérieur de leur propre pays.

Quatrième, les ressources humaines : il est impératif de former les acteurs publics. Mais, puisque nous parlons d’innovation ouverte, il ne suffit pas de former les gens. Le futur leader aura su fusionner ses ressources internes avec celles de partenaires externes – aussi bien locaux qu’internationaux.

References

BOOKS
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