Any to oneself: l’essor des technologies réflexives

Photo Christophe Deshayes & Jean-Baptiste Stuchlik / Président & Directeur de la Recherche, Tech2Innovate / January 14th, 2015

En 2005, le web numérisait un champ nouveau et inattendu: les relations sociales. En organisant notre vie sociale, web 2.0 et réseaux sociaux ont métamorphosé notre quotidien. À l'orée de 2015, les technologies numériques s'apprêtent à investir un nouveau champ: notre relation à nous-même. Cette rencontre improbable entre technologie et psychologie pourrait augurer d'un bouleversement radical de notre quotidien, une troisième vague de la révolution numérique.

1995, 2005, 2015 : la troisième révolution numérique
À la moitié de la décennie 90, la puissance démocratique du réseau Internet éclatait au grand jour. Ce réseau non hiérarchique jusque-là utilisé par des universitaires et quelques passionnés sortait de l’ombre grâce à l’invention du web. Ce phénomène révolutionna la communication et l’information de monsieur Toutlemonde. Les réseaux classiques unidirectionnels et hiérarchiques de type broadcast (télé ou radio) de « un vers beaucoup » (one to many) étaient concurrencés par un réseau alternatif dit « any to any », où chacun pouvait, à son rythme et selon ses propres critères, organiser son information.

À la moitié de la décennie 2000, la puissance démocratique du réseau Internet fait un nouveau bond grâce à l’arrivée du web 2.0, davantage structuré autour de l’internaute et surtout de ses groupes d’appartenance : les communautés. Ce nouveau type de réseau appelé « many to many » révolutionna, comme chacun sait, la construction de la confiance (recommandations sociales), l’enrichissement et le maintien de ses relations sociales (la vie sociale)… avec les répercutions considérables que l’on connaît sur les médias (médias sociaux), la publicité (ciblage personnalisé), le business (relation client), la politique (construction de l’opinion publique, interactions gouvernés-gouvernants)…

Dix ans plus tard, plusieurs dispositifs assez différents émergent pour apporter à l’utilisateur un nouveau type de communication que l’on pourrait qualifier de « chacun avec soi-même » (any to oneself). Ces technologies qu’on a pu nommer réflexives ne sont que partiellement connues du grand public. Les applications les plus connues sont sans doutes les objets connectés (bracelet d’activité compteur de pas notamment) permettant une forme d’auto-coaching grâce au numérique, forme commune de l’étonnante pratique du quantified self visant à mieux se connaître pour mieux se changer.

Technologies réflexives : un nouveau rapport à soi ?
Utiliser à la fois les capacités de calcul et de mémorisation des ordinateurs mais aussi la précision des capteurs numériques pour mieux comprendre son activité ne date pas d’hier. Les militaires et les sportifs de haut niveau le savent bien. De telles approches ont été utilisées pour améliorer la performance du geste : celui du militaire, du chirurgien ou du golfeur. La nouveauté réside dans le fait que ces capacités sont arrivées à la portée de tout un chacun, effet collatéral de l’essor spectaculaire du smartphone.

Pour monsieur Toutlemonde, ces capteurs bon marché se sont concentrés sur certaines activités telles que l’activité physique (nombre de pas) ou le sommeil (durée, profondeur) afin de donner à l’utilisateur des données objectives sur son activité. Dans quel but ? L’aider à percevoir le décalage entre ses désirs et la réalité en vue d’enclencher le moteur du changement. En prenant conscience par exemple que l’on effectue seulement 3500 pas par jour au lieu des 10 000 préconisés par l’Organisation Mondiale de la Santé pour rester en bonne santé, on comprend les spécificités négatives de notre mode de vie, une sédentarité excessive et tout simplement dangereuse. Des données probantes et des statistiques mises en scène à renfort de diagrammes en couleur aident à convaincre les plus réticents.

Ces systèmes portés généralement sous forme de bracelets qui captent des données d’activité envoyées par protocole de communication sans fil à notre smartphone créent une boucle de rétroaction. L’information nous donne l’envie de changer nos pratiques, ce qui nous aide à modifier nos comportements, ce qui modifie notre activité, ce qui modifie la mesure et ainsi de suite. Cette pratique de plus en plus répandue donne une visibilité sans pareille à un mouvement né dans la marginalité : le quantified self, des gens qui utilisent les données à propos de leur vie pour mieux se comprendre et éventuellement mieux se modifier (changer leurs comportements).

Voir sur ParisTech Review : Quantified self : la passion de la mesure, entretien avec Emmanuel Gadenne.

Les objets connectés sont au centre de ces systèmes. Lunettes, bracelets et montres connectées sont déjà entrés dans les mœurs, d’autres semblent plus anecdotiques mais pourraient s’imposer sur des marchés de niche : ainsi la fourchette électronique de la société française Smart Control, qui guide littéralement l’utilisateur en vibrant lorsque celui-ci mange trop vite. Le changement de comportement est apporté par une voie plus directe, la technologie détecte le comportement non désiré et avertit l’utilisateur.

Cet exemple illustre bien comment le rapport au comportement a évolué avec l’essor des sciences cognitives et de la psychologie comportementale. Au XXe siècle, quand la psychanalyse dominait le domaine de la psychologie, on considérait (en schématisant grossièrement) qu’une personne qui mangeait trop ou trop vite avait un manque affectif que son inconscient cherchait à combler. Aujourd’hui, on considère que manger vite est le résultat d’un ensemble de processus automatiques inconscients qui se sont mis en place au fil du temps, et qu’il est possible de se déconditionner à condition d’en prendre conscience au moment où ils se mettent en place.

Dans ce dernier cadre, les technologies réflexives se définissent comme des outils de prise de conscience, nous aidant à reprendre la main face à des automatismes dont nous ne sommes plus maîtres. C’est tout l’enjeu des outils de mesure, qui offrent des points d’appui pour contrôler sa propre activité. Les fondements de la psychologie comportementale sont résolument optimistes : dans chaque individu se cacherait un décideur, maître de son destin. On peut trouver naïve cette vision, mais elle a le mérite d’être opérationnelle. Les outils de prise de conscience s’appliquent bien à des situations qui se laissent modéliser d’une façon simple : par exemple, un choix entre ce que nous désirons à long terme (par exemple maigrir) et ce qui nous fait envie à court terme (par exemple manger un gâteau).

Les sciences cognitives vont plus loin, en montrant qu’une partie de nos pensées peuvent aussi être considérées comme des automatismes, influant à notre insu sur notre humeur, nos émotions, mais également nos relations avec les autres. En prenant conscience de ces automatismes mentaux, nous pourrions être moins pessimistes, moins irritables, plus ouverts aux autres, et même plus heureux…

C’est dans ce cadre que les technologies réflexives peuvent prendre du sens. Plusieurs expérimentations de mood logging (journal d’humeur) ont permis à des personnes souffrant de troubles bipolaires de mieux comprendre les périodes et les situations dépressives et ainsi d’en diminuer la gravité.

La technologie investit le champ de la psychologie dans deux directions. La première consiste à mieux comprendre et mobiliser les facteurs de changement comportementaux pour adopter des modes de vie différents. La deuxième vise à modifier la psychologie même des individus (humeur, émotions, attention, attitude…).

Les technologies apaisantes
Dans un monde de plus en plus envahi par la technologie, où la connexion permanente est source de stress, on voit émerger des technologies… de déconnexion ! Plus largement, on commence à développer des dispositifs techniques destinés à aider les individus à se réorienter vers eux-mêmes, à ralentir le rythme, à retrouver une forme de paix. Un laboratoire de l’université de Stanford s’est lancé dans cette aventure. Son programme est d’étudier les possibilités apaisantes des technologies (calming technologies) lorsqu’elles sont conçues dans ce but.

Plusieurs technologies utilisées pour leurs vertus réflexives investissent désormais ce nouveau domaine.

Respiration. Le rôle de la respiration dans le bien-être physiologique et psychologique est considérable. Plusieurs applications telles que « Let panic go » fondées sur les principes des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) utilisent la respiration pour lutter contre la crise d’angoisse. En utilisant également les résultats scientifiques de la polyvagal theory développée par Stephen Porges à l’université de Chigago, une startup californienne a lancé en juin 2014 un objet connecté appelé Spire qui vise à utiliser la focalisation de l’individu sur sa respiration pour se détendre au quotidien. En calmant sa respiration, on parvient en effet à apaiser ses fonctions primaires inconscientes (cardiaques, digestives…) mais aussi quelques fonctions cérébrales. Cet objet connecté porté à la ceinture est vendu un peu plus de cent dollars et connaît un certain succès. Il permet à son utilisateur de prendre conscience de sa respiration et  surtout de l’effet retour sur son état de détente (boucle de rétroaction). Cet objet incite donc son utilisateur à faire des pauses dans sa journée et à se concentrer sur sa respiration : une sorte de coach respiratoire. Plus généralement, c’est tout le domaine de la relaxation qui est désormais envahi par de nouveaux dispositifs technologiques.

Méditation. Se concentrer sur ses pensées pour retrouver calme, sérénité, confiance en soi, force intérieure, est l’un des objectifs de la méditation. De nombreuses applications mobiles existent déjà pour aider les amateurs de méditation à trouver et optimiser, dans leur journée chargée, un temps de calme propice à la médiation. Plus récemment des applications proposent des ambiances calmes et inspirantes favorisant la méditation, ainsi que des conseils. Des praticiens connus proposent aussi des guides de méditation sous la forme d’applications mobiles, intégrant des exercices. Ce faisant, ils perpétuent les cours de méditations enregistrés sur cassette audio ou sur cassette vidéo dans les années 80 : rien de nouveau sous le soleil. Dans le cas de la méditation, les capteurs sont toutefois encore peu utilisés. Les premiers casques cérébraux grand public, tels Muse ou Brainlink, proposent des fonctionnalités de feedback cérébral sur le niveau de concentration, ou de profondeur de méditation, mais ce domaine n’en est encore qu’à ses balbutiements

Jounal de vie. La tenue d’un journal de vie est une pratique utilisée par différentes écoles pour permettre de se rappeler les bons moments que l’on a tendance à oublier ou à minorer et pour relativiser les épreuves de la vie. Ce travail de remémoration, traditionnellement tenu avec un papier et un crayon (ce qu’on pourrait définir comme une très ancienne technologie réflexive), est aujourd’hui difficile à intégrer dans une vie au rythme effréné toujours en mouvement. Il existe une multitude d’applications mobiles de journal de vie, mais l’expérience montre que la tenue d’un journal de vie sur smartphone est plus fastidieuse et chronophage qu’avec les moyens traditionnels, d’où un taux d’abandon élevé. A contrario, l’objet connecté Innerly, sélectionné parmi 2000 startups au Web Summit de Dublin en novembre 2014, propose de réinventer cette pratique en la rendant à la fois plus aisée (grâce à un pendentif connecté, véritable enregistreur de moments mémorables et des commentaires associés) mais aussi plus interactive (en visualisant des moments passés, au travers de différents filtres et en partageant des moments inspirants avec de très proches amis).

Intériorité vs. extériorité
Le triomphe des réseaux sociaux a eu comme conséquence, pour les millions d’individus qui s’y connectent quotidiennement, d’instaurer un nouveau rapport à soi et aux autres, avec une véritable mise en scène de soi. Sociologues et psychologues discutent des effets aliénants de ces comportements et des souffrances qui en résultent (notamment chez les adolescents). Les interactions au sein de ces réseaux sociaux ne cessent d’évoluer, à mesure que les plateformes modifient leurs règles d’utilisation et optimisent le modèle économique qui sous-tend leur utilisation. Parallèlement, d’autres réseaux sociaux émergent et rencontrent un certain succès. Fait remarquable, ils partagent tous les mêmes particularités : ils visent à rassembler moins de personnes mais à intensifier leur interaction. Après la course au nombre d’amis sur Facebook, de followers sur Twitter… l’heure des réseaux discrets, éphémères, intimes semble avoir sonné, signe que le besoin d’intériorité est peut-être en train de saper le phénomène d’extériorité exacerbée.

evolution messaging

Dans ce changement de régime des interactions sociales en ligne, on peut distinguer les prémisses d’une nouvelle phase de la révolution numérique, marquée d’un côté par une réorientation du web « social » vers des cercles plus restreints et de l’autre par l’essor des technologies réflexives. Les deux peuvent aller de pair. Le quantified self, ainsi, articule souci de soi et participation à des dynamiques de groupe, au sein par exemple de communautés où chacun partage avec les autres sa « performance », dans une double logique d’émulation et de soutien. Une partie des données, par ailleurs, file dans le vaste espace anonyme des Big Data, où elles viennent nourrir d’immenses calculs statistiques. Mais l’expérience des individus est réorientée vers des communautés de taille plus humaine.

Cette nouvelle phase de la révolution numérique, si elle se confirme, pourrait entraîner pour notre style de vie des modifications significatives. En effet, en nous réorientant vers nous-mêmes (respiration, mémoire, pleine conscience de nous-mêmes), ces technologies nous proposent un antidote à une vie moderne dans laquelle la sur-sollicitation et le fonctionnement en multitâches sont devenus la norme, au point de poser des problèmes de santé publique : l’explosion du « burn-out », jadis réservé à des top managers surmenés, l’illustre bien. Les technologies du bien-être, que nous évoquions il y a deux ans dans ParisTech Review, confirment leur percée et précisent leur enjeu : non pas un simple confort, un sparadrap posé sur les petites douleurs de la vie moderne, mais une inflexion de celle-ci.

Alors que la littérature d’anticipation nous avait habitués à l’idée d’un homme augmenté, aux capacités physiques décuplées voire aux capacités de calcul et de mémorisation proche de l’ordinateur (le cyborg), l’avenir de l’homme est peut-être à plus court terme de reprendre la main sur sa destinée en réapprenant à se focaliser sur lui-même et notamment sur ses pensées, ses émotions, son attention, ses intentions.

Bien entendu, dans ces conditions, le respect de la vie privée (ce que fait l’utilisateur) et plus encore de l’intimité (ce qu’il est, ce qu’il ressent, ce qu’il pense…) deviendra un point clé. Il n’est pas certain que cet élément central soit intégré dans la pensée qui domine actuellement l’industrie numérique. Heureusement, de nouveaux réseaux sociaux plus intimes (plus profonds, mobilisant des cercles plus restreints) semblent eux, avoir compris ce besoin et s’engagent à le satisfaire.

*

Les technologies réflexives étaient au centre de toutes les attentions au dernier Consumer Electronic Show de Las Vegas, le plus grand salon des technologies numériques au monde. S’agira-t-il d’un simple feu de paille ? D’une mode sans lendemain ? Tous les outils développés aujourd’hui ne trouveront pas leur place dans le monde qui vient, mais assurément les problèmes auxquels ils tentent d’apporter des solutions ne sont pas prêts de disparaître. Personne n’avait vu venir le phénomène des réseaux sociaux qui ont vu le mariage improbable de la technologie et de la sociologie. Il n’est pas exclu que nous soyons amenés à revivre le même effet de sidération à l’heure des fiançailles entre la technologie et la psychologie.

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