Les entreprises sont engagées dans des relations toujours plus complexes et aléatoires avec de multiples parties prenantes. Leurs propres clients disposent de moyens toujours plus nombreux pour s’exprimer. Ils ne se privent pas non plus de faire défection… et le font savoir haut et fort. Dans un monde de liens faibles, qui se dénouent et se renouent constamment, la communication est en première ligne. Trois mutations semblent être déjà devenues incontournables, qui permettent de réfléchir à ce que sera la communication dans l’entreprise du futur. Tout d’abord le numérique a multiplié les points de contact avec la marque. Ensuite, un nouveau rapport à la consommation semble avoir inversé les rapports de force, avec des clients qui semblent reprendre la main. Enfin, la maîtrise des données est devenue cruciale dans la différenciation et la connaissance client. En montrant leur capacité à répondre à l’instabilité et aux paradoxes, les métiers de la communication pourront convertir un progrès menaçant en une occasion de redonner tout son sens à leur activité : éclairer la valeur et inscrire autrement l’entreprise dans un récit du bien commun. Mais la communication du futur ne peut pas faire l’économie d’un changement de modèle de référence.

Cet article est le sixième d’une série dont la publication s’étalera sur plusieurs mois.

Pour comprendre ce qui se joue dans un secteur frappé par de fortes turbulences, il faut prendre un peu de recul et considérer le devenir des sociétés contemporaines.

La société liquide : chance et défi pour les marques
Le sociologue britannique Zygmunt Bauman dresse un tableau frappant du monde qui émerge aujourd’hui : la société « solide » dans laquelle étaient insérés les individus jusqu’il y a quelques décennies aurait cédé la place à une société « liquide », où l’ensemble des liens qui font tenir un individu à son environnement sont désormais susceptibles de se dénouer et de se renouer.

Dans ce contexte, les « marques » sont prises entre deux logiques contradictoires. D’un côté elles subissent cette culture de la désaffiliation et sont prises dans les aléas de la mode, plus puissante que jamais. D’un autre côté, elles ont réactivé à leur manière les anciens sentiments d’appartenance et de fidélité, et certaines apparaissent comme des repères sûrs, porteurs de sens et connus de tous. On hésite à dire : des institutions, car elles n’organisent pas notre vie sociale, mais elles lui confèrent un peu d’intelligibilité. Elles nous aident à nous définir.

Ce qui est certain, c’est que les entreprises accordent une attention grandissante aux liens qui les unissent à leurs différentes parties prenantes, et au premier chef leurs clients. Dans un monde liquide en quête permanente de relation, créer une « communauté » de clients ou d’utilisateurs apparaît comme un idéal qui dépasse de très loin la communication ou le marketing : c’est, pour nombre d’entreprises, un enjeu stratégique. Plus modestement, maintenir et développer une réputation est crucial dans un monde où chacun a son mot à dire et où une opinion défavorable fait vite boule de neige.

Au centre des enjeux de demain émerge donc la nécessité pour les dirigeants de comprendre les nouveaux vecteurs de la relation, en sachant la nourrir et l’enrichir. Cette compréhension est la clé du succès, car la relation qu’une entreprise tisse avec ses clients est à la fois sa force et sa faiblesse. Henri Verdier et Nicolas Colin ont développé l’image de la « multitude » pour explorer cette nouvelle réalité. « La multitude, c’est vous, c’est nous, ce sont les utilisateurs qui se précipitent en essaim sur un service ou un produit et peuvent s’en éloigner aussi vite. »

La multitude n’est pas captive. Elle peut se détourner très vite « vers le coup d’après ». Dans ce nouveau pouvoir des masses, les communicants font face à l’avènement du « prosumer », à la fois « producer » et « consumer » d’informations. Les études sont unanimes : les responsables marketing-communication jugent difficile de faire face à l’infidélité du consommateur et à l’affirmation de son pouvoir de décision grâce aux conseils de ses pairs. Beaucoup perdent leurs repères face à la personnalisation et l’hyper-segmentation des cibles.

Une éthique de la sincérité
La « liquidité » du monde impose ainsi à la communication la relation comme l’un des grands enjeux de demain. « Les marchés, écrivaient déjà les auteurs du Clue Manifesto en 1999, sont des conversations. » La communication est au cœur de ces conversations, et doit se réinventer de fond en comble.

Cette économie de la relation souligne l’idée qu’une marque ne saurait exister sans entrer en dialogue avec les consommateurs, que ce soit sur ses propres interfaces numériques ou sur les réseaux sociaux. Les communautés d’opinions fonctionnent comme autant de rencontres et d’attentions. Les valeurs d’authenticité et de transparence prennent alors une importance inédite. Le discours initial produit par la marque compte peut-être moins, ici, que la qualité de la réponse qu’elle offre à ceux qui l’interrogent. Une qualité qui se mesure à la réactivité, à l’empathie, à l’engagement de ceux qui s’expriment au nom de la marque. À leur capacité à prendre au sérieux ce qui leur est dit, à prendre en considération les consommateurs.

Longtemps réduite à un flux top-down et un discours incantatoire, la communication ne peut plus faire marche arrière : la sincérité des engagements est devenue une obligation. Ancien publicitaire, le sociologue Marc Drillech pointe ainsi que « dans une société qui s’impose une transparence obsédante et pardonne de moins en moins, la cohérence et les comportements vertueux ne sont plus des leviers sympathiques pour améliorer une copy stratégie. Ils risquent de devenir plus rentables que le maintien des artifices de discours et des simulacres d’activisme. »

Plus largement, dans un monde qui ne confond plus progrès et croissance, les entreprises seront sans doute toujours plus attendues sur les questions sociétales et environnementales. La floraison des labels « ISO », « RSE », « ISR », comme le développement des agences de notations extra-financières suggèrent la montée en puissance des valeurs non-marchandes. « Actuellement les entreprises nous challengent, nous, communicants, sur leur rôle, leur contribution au bien commun », note ainsi Bruno Scaramuzzino, directeur de l’agence Meanings et co-pilote du comité Prospective de « Communications et Entreprises ».

La marque s’inscrirait donc à terme dans une affirmation de sens, et la communication se redéfinit comme une économie relationnelle de l’empathie. Colonne vertébrale et premier actif immatériel de l’entreprise, elle doit plus que jamais rester une promesse, un repère, un système de représentation cohérent. De l’offre produit au digital en passant par le merchandising, l’événementiel, la marque irrigue toutes les directions. Elle devient par métonymie un véritable « projet » d’entreprise.

Nouveaux outils, nouveaux métiers
Pendant qu’une lame de fond multiforme impacte les représentations de la communication, le secteur traverse, sur le plan instrumental, un bouleversement paradoxal.

La mise en cohérence de la marque s’annonce comme un champ d’avenir particulièrement déterminant, avec des outils comme la gestion de projet 360°, le KPI management, ou la montée en puissance de notions comme le brand content.

Le développement de la prospective apparaît tout aussi crucial et se décline en différents outils : marketing de l’innovation, détection des tendances, datamining…

Au cœur des transformations, le numérique, qui a redéfini le parcours client, bouleverse aussi la façon de concevoir les relations et les transactions.  Parmi les indicateurs, dont la dispersion n’a pas fini de déboussoler les annonceurs, ceux qui mesurent l’interaction sont désormais incontournables. C’est ce que mettent en avant des agences conversationnelles comme « We Are Social ». Dans sa charte d’engagement, on lit : « Nous vous aidons à avoir des conversations pertinentes avec une audience grâce à des campagnes digitales, des plateformes conversationnelles, des programmes d’ambassadeurs, de la création et du management de communautés en ligne, des applications sociales et des systèmes de réponse aux conversation. »

Exemple typique d’utilisation de nouveaux outils, l’agence a récemment fait parler d’elle en accompagnant la Banque Postale dans une opération de service après-vente social. À l’aide de « Vine », l’application mobile et vidéo de Twitter, l’établissement public français vient de lancer le premier « Service Après Vine » bancaire, en répondant, via des vidéos de six secondes, aux questions les plus posées par les clients sur le compte Twitter de la banque. Qui dit nouveaux outils dit nouveaux métiers. Le numérique, dans ses nouvelles dimensions relationnelles, a tendance à spécialiser et segmenter les pratiques. Des activités comme le community management, le buzz management, l’e-reputation, l’e-influence ou la gestion des ambassadeurs sont en plein développement.

Mais si les outils et les métiers du digital ont les moyens de satisfaire l’interaction, indicateur privilégié de demain, le secteur semble encore pris dans la persistance de quelques fondamentaux.

Tout d’abord, les études le montrent, les deux grands indicateurs référents demeurent l’empreinte et le ROI ; l’interaction n’est encore qu’un horizon. Ensuite, le cumul de nouveaux outils ne fait pas changer de paradigme. Pour Dominique Annet, chercheuse en systèmes informationnels complexes et auteure de L’après-communication, « malgré la prise en compte des NTIC, nous sommes toujours dans une communication mécaniciste. C’est de la plomberie, des tas de tuyaux optimisés pour faire passer le maximum de contenus ». Ainsi les fondamentaux du métier demeurent : créer de la valeur, choyer l’identité de la marque, participer au développement économique de l’entreprise en améliorant sa réputation, apporter des idées et valoriser la transversalité.

Si l’accélération et la surabondance de flux invitent à repenser leurs outils, les communicants sont toutefois guettés par un autre danger : la soumission à l’instant, qui n’est pas vraiment le signe d’une communication maîtrisée. Il n’y a qu’à voir la façon dont le numérique et l’accélération des flux ont à la fois fait chuter la vente des quotidiens papier et émerger les trimestriels, apôtres du temps long et du décryptage du monde. La maîtrise du temps s’annonce cruciale, avec une capacité de la communication à s’adapter à l’univers hyperconnecté tout comme à s’en extraire pour privilégier le recul, l’analyse, voire la discrétion ou le silence.

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Portrait du communicant en synchronisateur
S’il fallait dresser le portrait-robot du communicant du futur, il faudrait l’insérer dans monde qui n’existe pas encore. Tous les professionnels s’entendent à l’heure actuelle pour admettre que la complexité de l’environnement a mis fin à la communication de masse unidirectionnelle (transfert de l’information de A vers B). L’inversion du rapport de force (pouvoir du prosumer), tout comme l’émergence d’une nébuleuse de talents nomades, ont renversé la structure pyramidale de la profession. Une fois ce stade dépassé, la réflexion actuelle pense une communication bidirectionnelle (interaction de A vers B et B vers A), plus segmentée, horizontalisée dans sa structure. Opérant en lieu réel comme sur la toile, le communicant renouvelle sa fonction avec, en ligne de mire, l’exigence de la « mise en contact » (conversation, co-création, cohérence de la marque à 360°).

Dominique Annet envisage la possibilité d’un troisième stade. Dans ce nouvel âge de la communication, « on ne croit plus à l’illusion selon laquelle il doit se passer ce qu’A a souhaité, simplement parce que A et B sont en relation ». Selon la chercheuse, le nouvel âge de la communication n’est plus mécaniciste, mais systémique. Sa conduite n’est ni uni-, ni bi-, mais multi-directionnelle. Elle ne s’adresse pas à des groupes cibles, mais à des individus et des communautés. Le communicant du futur n’est ni un informateur, ni un connectant, mais un synchronisateur. Il n’est plus plombier, maillon d’une chaîne de montage, gestionnaire ou exécutant dans une structure verticale. C’est un expert, un entrepreneur, un architecte d’expérience, un ambassadeur du sensible, un leader dans une structure en réseau. Elle ajoute : « Il est opportuniste et intuitif (et non plus carriériste et calculateur), capable de penser un processus en spirale (et non plus un plan de communication, calcul du ROI à l’appui). »

Bruno Scaramuzzino note à cet égard que les campagnes sont en passe de devenir des « dispositifs » autour desquels les communicants arrimeraient différents talents, des profils atypiques, indépendants, et parfaitement adaptés à telle ou telle opération.

Mais le synchronisateur ne peut déployer son savoir-faire dans le monde actuel. Marc Halévy, polytechnicien et prospectiviste, mène des recherches sur toutes les facettes socioéconomiques du passage de l’économie industrielle à l’économie de l’immatériel. Son analyse est cinglante : « Les mots de marketing, commercialisation et vente relèvent tous du bon ou mauvais usage de techniques qui, globalement, n’ont pas d’avenir dans une économie postindustrielle de la frugalité et de la simplicité, de la décroissance quantitative et matérielle. Toute la matérialité étant conquise, l’expansion de l’humanité ne pourra se poursuivre que dans l’invention de nouveaux territoires immatériels, où les patrimoines ne seront pas affaire d’argent, mais d’intelligence, de talent, de compétences. La connaissance est le cœur de l’humanité de demain. »

C’est bien dans ce monde immatériel que Dominique Annet imagine l’avènement d’une « après-communication ». L’enjeu est alors de se projeter dans une communication systémique, où le temps n’est ni réel ni subi, mais virtuel et vécu. Les frontières sont abolies et l’espace est immatériel. Là où la confiance a remplacé le contrôle, la communication « push » est supplantée par la communication « pull », fondée sur l’invitation et la séduction. Emprunté au monde de la musique, le terme de « syntonie » résume, selon la chercheuse, ce vers quoi la communication du futur doit tendre : « Créer l’adhésion des communautés envers les objets (matériels ou immatériels), l’harmonie avec le projet de l’organisation. »

*

En devenant un projet, l’entreprise, sous l’impulsion de son dirigeant, contribue différemment au bien commun. La marque, devenue clé de voûte du projet, crée et préserve différemment l’adhésion. En devenant un dispositif, une campagne se met à l’heure du réseau et de l’horizontalisation des structures hiérarchiques. Peu engageante, la société « liquide » décrite par Bauman a le mérite d’exposer une nouvelle donne aux communicants les plus combatifs. Elle dessine aussi, en creux, l’un des enjeux de demain, celui de ne pas oublier notre commune humanité dans les tourments de la liquidité. La proposition d’une « après-communication » esquisse un nouveau paradigme, dans lequel les communicants d’aujourd’hui ont tout le loisir de projeter

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