Partout dans le monde on parle de développement durable, mais le changement est lent à venir. Comme les négociations internationales sur le changement climatique n'avancent guère, d'autres voies méritent d'être explorées. Les normes internationales apparaissent comme une manière discrète et pragmatique d'accélérer le changement. Ces dernières années, un ensemble d'outils a été développé pour traiter les défis imbriqués du climat, de l'énergie, de l'eau et de l'alimentation. Pourraient-ils faire la différence?
ParisTech Review – La mondialisation serait-elle possible sans normalisation?
Alan Bryden – Probablement pas. Les économistes insistent souvent sur les obstacles traditionnels au commerce international, tels que les tarifs et autres droits de douane. Il est vrai que la levée de ces obstacles était une condition nécessaire au développement des échanges. Mais il ne faut pas sous-estimer l’impact des différences techniques. Si vous voulez vendre un jouet, une voiture ou une semence de céréale dans l’Union européenne, ce produit doit se conformer à des normes très exigeantes. Les normes et règlements varient d’un pays à l’autre et, pour reprendre une formule de l’Organisation mondiale du commerce, ils « compliquent la vie » des producteurs et des exportateurs. C’est pourquoi, dès la fondation de l’OMC en 1995, un accord sur les obstacles techniques au commerce a recommandé l’utilisation de normes internationales.
La normalisation est donc nécessaire au développement d’une économie mondialisée. Mais le besoin de normes est aussi, plus simplement, une conséquence de la mondialisation. Un vaste mouvement de fusions et acquisitions a abouti à l’émergence d’entreprises multinationales qui investissent, achètent et vendent à l’échelle de la planète. Ces géants pourraient difficilement fonctionner sans s’appuyer sur des normes internationales.
En dehors des grandes entreprises, qui s’intéresse à l’élaboration de ces normes?
Le processus d’élaboration implique de nombreux acteurs, représentant diverses parties prenantes avec différents points de vue. Les normes techniques ne sont pas seulement une question commerciale. Elles ont également été élaborées à des fins de santé publique, de sécurité, ou pour protéger les consommateurs et les travailleurs, comme le c’est le cas dans l’Union européenne. Les grandes entreprises et leurs associations représentatives ont leur mot à dire, bien sûr. Mais elles ne sont pas seules sur ce terrain : il y a aussi les Etats et, de plus en plus, les organisations non gouvernementales. L’Organisation internationale de normalisation (ISO) travaille ainsi avec plus de 700 organismes et elle a différents partenaires régionaux et internationaux. Elle s’est dotée il y a plus de trente ans d’un Comité de la politique de consommation (COPOLCO), où l’action et les priorités sont discutées avec la participation des organisations de consommateurs, tant au niveau national qu’avec Consumers International, leur fédération internationale.
Les normes internationales sont fondées sur un double niveau de consensus : entre les parties prenantes et entre les pays. Leur élaboration s’appuie sur un processus ouvert, documenté et itératif, combinant des entrées des experts nationaux et des contributions d’organisations régionales et internationales à travers le mécanisme de liaison.
Le développement des technologies de l’information et de la communication et Internet ont grandement contribué à accélérer la diffusion et la promotion des normes internationales, mais ils ont aussi facilité leur élaboration.
L’ISO collabore étroitement avec les deux autres grandes organisations internationales, la Commission internationale d’électrotechnique (CEI) et l’Union internationale des télécommunications (UIT). Ensemble, ces trois organisations faîtières offrent une collection de quelque 30 000 normes internationales, un chiffre qui a augmenté de plus de 30% sur les dix dernières années.
Cette augmentation est-elle simplement incrémentale ?
Non, car le champ d’application des normes est passé des détails techniques (interopérabilité, méthodes de mesure et de test, formulation traitement et échange des données, performance), qui représentent encore l’essentiel des publications, à la gestion et aux questions d’organisation, ainsi qu’aux services et aux pratiques d’évaluation de la conformité. Pratiquement toutes les activités techniques et économiques sont désormais couvertes.
A titre d’illustration, le système de normalisation internationale progresse aujourd’hui du côté des technologies et services de santé. Il s’agit d’un domaine majeur dans les pays développés où les dépenses de santé peuvent atteindre environ 10% du PIB, mais aussi dans les pays en développement qui visent à atteindre les Objectifs du Millénaire fixés par les Nations unies. Les normes internationales sont donc élaborées à trois niveaux. Tout d’abord, la gestion globale des systèmes de santé, avec l’informatique comme un instrument clé pour développer et optimiser les infrastructures nationales ; deuxièmement, la gestion des hôpitaux (par exemple la gestion de la stérilisation), celle des laboratoires d’analyses médicales et celle de la conception et de la production d’équipements médicaux ; et troisièmement, la performance technique et les caractéristiques de sécurité des dispositifs médicaux, y compris la télémédecine.
Le mouvement de normalisation auquel on assiste aujourd’hui est le reflet des sujets qui nécessitent des solutions et une collaboration internationales. Par exemple, des normes sont élaborées pour assurer la standardisation de technologies émergentes telles que les réseaux intelligents, le véhicule électrique, les nanotechnologies, l’informatique, les centres de données et plus généralement les technologies de l’information et de la communication, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables.
Certains de ces thèmes peuvent être liés à l’enjeu du développement durable. Est-ce tout simplement parce que les technologies émergentes sont souvent associées à ce sujet?
Non, cela reflète une tendance plus profonde. Ces dernières années, le champ d’application des normes internationales s’est progressivement étendu pour prendre en charge les trois dimensions du développement durable : la croissance économique, l’intégrité environnementale et l’équité sociale.
Cette tendance reflète en partie une évolution politique : les organisations non-gouvernementales ont de plus en plus tendance à se regrouper et à agir à l’échelle mondiale. Mais l’implication des ONG n’est pas la seule raison à la présence croissante des objectifs de développement durable dans les normes internationales. Avec les scandales financiers des dix dernières années, les Etats et les entreprises sont fortement incités à améliorer et à mettre en évidence leur responsabilité sociale. La production et la publication de la norme ISO 26000 illustre bien la nécessité de directives internationales et d’harmonisation sur ce sujet.
La publication de cette norme a été l’aboutissement d’un effort remarquable pour atteindre un consensus international sur cette question complexe. Quelque 99 pays, ainsi que 32 organisations internationales et régionales ont participé à cette aventure, qui a conduit cette norme, sitôt publiée en 2010, à être massivement adoptée. Elle a été adoptée comme norme nationale dans plus de 60 pays et sert de référence pour la plupart des initiatives internationales qui font référence en la matière, comme le Pacte mondial des Nations unies. Elle a aussi impliqué positivement l’Organisation internationale du travail.
Dans ce « village global » où nous vivons désormais, les normes internationales n’ont jamais été aussi pertinentes, puisqu’elles fournissent des outils pour aborder les nouveaux paradigmes de l’économie mondiale. Le développement durable n’est pas juste un mantra. Il requiert des outils techniques et managériaux.
Justement, jetons un coup d’œil à ces outils…
Jetons-y un œil, mais commençons par rappeler les enjeux. Le récent rapport du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a confirmé la perspective d’un réchauffement de 4°C de l’atmosphère et des océans à la fin du siècle si la tendance actuelle se maintient. On le sait, les négociations internationales officielles ne progressent guère, mais on peut se réjouir de constater que de nombreux pays ont mis en place des politiques prévoyant les mesures environnementales et d’efficacité énergétique – quand bien même ce serait seulement pour leur propre bien et parce que ces mesures font sens économiquement et socialement. Il est apparu clairement que non seulement les questions climatiques et énergétiques sont associées, notamment en raison de l’impact de l’utilisation des énergies fossiles sur les émissions de gaz à effet de serre, mais que l’approvisionnement en eau et le développement de l’agriculture sont également associés des questions (par exemple la concurrence entre biocarburants et alimentation, l’impact des inondations ou des périodes de sécheresse liées aux changements climatiques, la production de biomasse, la disponibilité de l’eau).
Les normes internationales fournissent des outils pour mettre en œuvre la plupart des mesures liées à ces différents sujets : termes et définitions, métrique (performance énergétique, matériaux isolants, comptabilité et vérification des émissions de gaz à effet de serre, labellisation environnementale et énergétique), conception (avec notamment l’éco-conception des produits), performances énergétiques des bâtiments, outils de gestion et de management. On peut mentionner à cet égard la série ISO 14000 pour la gestion de l’environnement, avec environ 286 000 certificats valables dans 167 pays en 2012 (+ 9 % par rapport à 2011), ou la récente publication de la norme ISO 50001 sur gestion de l’énergie, qui a connu un début très encourageant.
L’innovation fait partie de l’équation du développement durable. Quel soutien les normes fournissent-elles aux nouvelles technologies?
L’innovation n’est pas simplement une invention. Inventer, c’est créer quelque chose de nouveau. Mais la diffusion réussie de cette nouveauté est tout aussi essentielle, et c’est précisément de cela qu’il s’agit quand on parle d’innovation. Or la diffusion de produits et de solutions innovantes peut dépendre de l’interopérabilité, de la capacité à convaincre les clients potentiels de leur performance et de leur fiabilité, et plus largement de la capacité à faire surgir une offre, à créer un marché. C’est ici que les normes internationales s’avèrent précieuses, car elles permettent d’accéder à un marché mondial.
Des normes ont ainsi été définies pour faciliter et accélérer le développement de nombreuses technologies : les réseaux intelligents, le véhicule électrique, les énergies nouvelles (marines, éoliennes, solaires, géothermiques), les biocarburants et l’utilisation de la biomasse, le captage et le stockage du CO2, la production combinée de chaleur et d’électricité, ou encore les systèmes de transport intelligents. L’ISO a également publié de nombreuses normes sur la qualité et la gestion de l’eau, aussi bien en ce qui concerne l’eau potable que les activités de gestion des services des eaux usées.
Les normes internationales donnent des indications claires, précises, et donc utiles. Mais elles peuvent aussi fournir une approche plus globale, ce qui s’avère très utile dans le cas des technologies de rupture. Je pense notamment aux des technologies de l’hydrogène, aux nanotechnologies, ou plus récemment aux biotechnologies, au captage et stockage du CO2, à la biomimétique ou l’impression 3D. Dans ces nouveaux champs, il est essentiel de permettre aux innovateurs de s’entendre sur ce qu’ils font, de se doter d’instruments de mesure communs, et d’évaluer les impacts sociétaux. C’est pourquoi des comités techniques ont été mis en place pour traiter les aspects qui peuvent faire l’objet de normes, telles que la terminologie, la taxonomie, les méthodes de mesure, la performance, la sécurité ou les aspects environnementaux.
Le développement durable n’est pas une simple affaire de technologie, c’est aussi un état d’esprit. Les normes peuvent-elles y contribuer?
Vous ne pouvez pas attendre des normes qu’elles changent les gens. Pour autant, elles façonnent nos comportements, en particulier dans certaines activités formalisées et au premier chef dans le monde de l’entreprise. Les grandes entreprises sont des mondes très formalisés, avec des processus, des rapports, des évaluations, une multitude de règles. C’est là que les normes peuvent être utiles. Elles fournissent aussi des outils pour faciliter les relations clients-fournisseurs et pour communiquer vers le public dans son ensemble.
La « boîte à outils » des normes internationales relatives aux pratiques de gestion et de conception permet ainsi d’évaluer et d’atténuer les impacts environnementaux et sociaux (santé, sécurité, ergonomie). Ce n’est pas une simple affaire de RSE, mais bien une question de business. L’adoption de ces normes peut augmenter l’acceptation par le marché et elle devrait certainement réduire les risques d’échec ou de retard dans la commercialisation des produits et services innovants. Cela permet de réduire les frais de marketing et de R&D.
On peut donc y voir un moyen de mettre en place une culture du développement durable au niveau même où cela peut faire une différence : les entreprises. En effet, toute organisation doit évaluer les différents risques liés à ses activités ou à son environnement auxquels elle est exposée, pour élaborer des mesures et des réponses adéquates. Dans les dix dernières années, l’ISO a élaboré toute une gamme d’outils et de solutions pour aider les organisations à le faire.
Ce qui est en jeu, finalement, c’est l’idée même de qualité…
Précisément. La qualité est au cœur de la normalisation, et c’est un atout décisif pour accéder aux marchés mondiaux. C’est aussi à travers cette idée que l’on peut embrasser les nouveaux enjeux, puisque la notion même de qualité évolue aujourd’hui. Les normes internationales ont accompagné et accéléré le passage de la qualité des marchandises à la qualité des processus et des démarches qualité.
Le succès de la série ISO 9000 sur la gestion de la qualité est directement lié à la nécessité de créer la confiance au niveau mondial entre clients et fournisseurs. La norme de certification, la désormais célèbre ISO 9001, a suivi l’évolution des bonnes pratiques dans ce domaine depuis sa première édition en 1987. La version actuelle a donné lieu en 2012 à plus de 1,1 millions de certificats, dans 184 pays. La cinquième version, en cours d’élaboration, devrait être publiée en 2015. Elle devrait préciser plus clairement qu’elle s’applique à la fois aux produits et aux services (actuellement, plus du tiers des certificats ISO 9001 se rapportent aux services), et elle devrait également tenir compte de certains éléments sur l’évaluation des risques liés à l’absence de qualité.
Vous parlez de risques. Ne pourrions-nous pas définir le développement durable comme une nouvelle culture du risque, intégrant les risques systémiques et de long terme qui n’étaient guère été pris en considération auparavant?
Sans aucun doute. Les risques sont au cœur de nombreuses normes récentes. Traditionnellement, les normes sont particulièrement pertinentes pour garantir la sécurité des biens de consommation, ainsi que l’hygiène et la sécurité au travail. Mais depuis une quinzaine d’années les normes ont commencé à prendre en compte des risques plus étendus, et des normes spécifiques ont aussi été conçues pour gérer certains risques spécifiques.
Je pense notamment aux risques collectifs, pour lesquels le comité spécifique de l’ISO sur la sécurité sociétale a été créée en 2001, en réponse au tsunami dans l’océan Indien, qui a souligné la nécessité d’une approche commune pour la préparation aux situations d’urgence et de continuité des activités. Des normes ont été publiés depuis sur ces deux questions (série ISO 22300).
Ensuite, il y a une série générique sur la gestion des risques pour une organisation, fournissant des outils pour définir les objectifs, analyser, évaluer, classer et traiter les risques (série ISO 31000). Ces normes de gestion peuvent s’appuyer sur une longue collection de normes couvrant les risques spécifiques, tels que la sécurité électrique, la compatibilité électromagnétique, le risque médical, la sécurité alimentaire, la logistique, la sécurité informatique, la sécurité au travail, la sécurité des consommateurs, etc.
Plus récemment, l’ISO s’est engagée sur d’autres questions intéressant les citoyens, telles que la gestion de la sécurité dans la circulation routière, les smart communities, la lutte contre la fraude. Des normes de gestion de qualité s’adressent même aux questions de gouvernance publique : ISO vient de publier deux normes pour mettre en œuvre l’ISO 9001 dans les administrations locales (ISO 18091) et les processus électoraux (ISO/TS 17582).
Est-ce qu’on ne touche pas, ici, une limite?
Bien sûr, l’idée même d’une « bonne gestion », en particulier dans le service public, peut différer d’une culture à l’autre. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’essayer de mettre en place des outils communs. De manière générale, la nécessité de concilier une approche globale avec une réalité multipolaire est, en soi, à la fois une menace et une opportunité pour le système de normalisation internationale.
Divers problèmes peuvent être identifiés. Tout d’abord, les organisations internationales en charge de la normalisation devraient continuer à améliorer leur propre « facilité d’utilisation », à favoriser l’accessibilité des normes et les synergies, ceci aussi bien pour les utilisateurs de normes dans le monde entier que pour les quelque 100 000 experts qui contribuent à leur contenu et au processus de construction d’un consensus.
Les organisations de normalisation doivent également continuer à promouvoir une plus grande participation, à la fois dans leur gouvernance et dans le travail technique, des grandes économies émergentes et des pays du G20. Plus généralement, il faut développer des programmes conjoints pour sensibiliser et renforcer les capacités des pays en développement à contribuer à la production des normes internationales et à les mettre au service de leur propre transformation économique et sociale.
Troisième défi, les organisations devraient renforcer leurs liens avec la galaxie des ONG développant des normes de développement durable, normes qui, associées à des systèmes d’étiquetage et de certification, ont un impact croissante dans le public et sur le marché.
Les organisations internationales de normalisation peuvent également s’appuyer sur le besoin croissant de normes internationales relatives aux services, et développer des liens plus forts avec les différents secteurs des services. La distribution et les assurances, deux secteurs qui jouent un rôle de prescripteur sur les produits et les équipements, devraient être les cibles prioritaires, mais on peut penser aussi aux industries de réseau liées aux infrastructures, telles que le transport, la distribution d’énergie et d’eau ou les télécoms. L’ISO, enfin, s’est engagée à intensifier son engagement avec le secteur financier, afin d’aller au-delà des simples aspects techniques.
Je ne doute pas que ces défis sont relevés, et continueront de l’être, par les organisations internationales. Les entreprises grandes ou petites, les administrations et les services publics, les ONG trouveront plus en plus dans la collection de normes internationales des solutions pour améliorer leur compétitivité, assurer leur durabilité – et, ce faisant, exercer leur responsabilité sociétale, qui est leur contribution au développement durable de la planète.
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