Depuis le début des années 2000 Internet a ouvert la voie à une nouvelle forme d’intelligence collective, le calcul humanoïde. Non, il ne s'agit pas de transformer votre cerveau en ordinateur. Mais de coordonner des milliers de personnes pour en tirer une puissance de calcul qui dépasse aujourd’hui, pour certains problèmes complexes, celle des superordinateurs. La biochimie a ouvert la voie, la finance commence à l’emprunter. Que se passe-t-il quand des amateurs prennent les commandes d’une salle de marché?

L’idée fondamentale de l’économie de marché, c’est la sagesse des foules : des participants très nombreux à un marché permettront d’ajuster les prix plus finement qu’un acteur unique, même si cet acteur est très bien informé et que la plupart des participants le sont très mal.

La mobilisation spontanée de cette intelligence collective est l’une des bases de l’économie contemporaine. Mais il est aussi possible de développer et de mobiliser plus spécifiquement cette puissance de calcul. Cette idée, déjà ancienne, ouvre aujourd’hui sur des possibilités étonnantes.

Le calcul humain organisé à grande échelle
Commençons par une histoire qui remonte au XIXe siècle. Après la débâcle de la guerre de 1870, la France prépare activement sa revanche contre l’Allemagne. L’état-major a identifié une des causes de la défaite : la faiblesse des chevaux français – trop lourds, trop lents – face aux chevaux allemands. L’ « amélioration de la race chevaline », pour les besoins de l’armée, mais aussi de la production agricole ou des transports civils et militaires, devient un enjeu national. Mais comment faire pour mettre en œuvre ce slogan ambitieux ?

En 1891, le gouvernement français a l’idée d’utiliser, à son profit, l’intelligence cupide des parieurs de courses de chevaux qui connaissent alors un grand succès. Un décret est publié mettant le Pari mutuel (ancêtre du PMU) au service du « perfectionnement de races de chevaux de trait ou de guerre » (selon les mots du rapporteur), sous le contrôle du ministère de l’Agriculture.

Emile Riotteau, à l’origine du décret, invente sans doute le premier cas de calcul humain organisé à grande échelle. On pourrait le qualifier de « calcul humanoïde », ou utiliser l’expression anglaise human computation : pas d’approche théorique, ni bien sûr d’ordinateur, mais une intuition géniale qui consiste à sous-traiter à une foule d’amateurs, éleveurs ou entraîneurs, la résolution d’un problème trop complexe pour des spécialistes. « Les courses de chevaux ne sont pas un but mais le moyen d’arriver, par l’épreuve publique, à la sélection des reproducteurs de pur-sang destinés, soit à perpétuer la race, soit à améliorer les autres races indigènes par l’apport de l’influx nerveux » (Avant-propos, Histoire des courses de chevaux de l’antiquité à nos jours, 1914). Aujourd’hui, on pourrait décrire le PMU du XIXe siècle comme un supercalculateur dont la CPU (central processing unit) serait le joueur.

Ainsi de 1871 à 1890 le cheval vainqueur du Prix du Jockey Club de Chantilly courait en moyenne les 2100 mètres de la course en 2 minutes et 42 secondes, entre 1891 et 1914 il ne mettra plus en moyenne que 2 minutes et 36 secondes. Les trois chevaux les plus rapides de ce prix sur cette période auront couru en 1905, 1911 et 1913.

C’est dans un monde bouleversé par le numérique, un monde où les machines ont commencé à battre les Grands Maîtres aux échecs, que cette idée refait surface. À partir de la fin des années 1990, les entrepreneurs de l’Internet vont utiliser l’internaute en l’enrôlant dans leur propre processus de traitement, de sélection et d’enrichissement de l’information. Google, Facebook, Twitter considèrent les utilisateurs à la fois comme les clients cibles de leurs services et comme les rouages des processus de calcul qui permettent de délivrer une information toujours plus pertinente. Ainsi le grand nombre d’utilisateurs améliore mécaniquement la pertinence de ces médias sociaux (suivant vraisemblablement une loi au carré).

Le calcul humanoïde (human computation) est une variante singulière des processus d’intelligence collective décrits depuis les années 1990. Il s’agit d’organiser la réalisation d’une tâche ou d’un calcul en considérant délibérément l’humain comme la ressource d’un processus qui le dépasse. L’homme est au service de la machine et il n’est plus nécessaire qu’il en comprenne tous les rouages, ni même les objectifs.

La mobilisation de cette intelligence n’est pas seulement le fait des géants d’Internet. En 2009, des chercheurs en biochimie, faisant le constat de l’incapacité des machines à résoudre des problèmes complexes, mettent au point une plate-forme de travail communautaire permettant à des amateurs de se frotter au « pliage » de protéines : c’est le projet Fold-it, vite transformé en une plateforme dont la devise est : « Solve puzzles for science ».

Les milliers de joueurs actifs sur la plateforme ont surperformé face à des calculateurs puissants et ils ont délivré des solutions inédites et pertinentes. Les résultats ont donné lieu à la publication d’un article dans la prestigieuse revue Nature en 2010. Le jeu Fold-it constitue donc pour la recherche un supercalculateur d’une conception totalement inédite : il est composé de CPU humaine.

Quand des amateurs prennent les commandes d’une salle de marché
Pour un financier ou un « quant » de salle de marché, disposer d’une importante puissance de calcul est déterminant pour évaluer la performance de ses stratégies de trading. La quantité gigantesque de données de marché et les corrélations possibles entre ces données poussent systématiquement à ses limites toute approche calculatoire. Il serait donc alléchant de disposer d’un calculateur de la puissance de Fold-it, afin de bénéficier d’un avantage concurrentiel sur le marché. C’est dans ce contexte qu’est né le projet Krabott.

Il consiste à confier à des amateurs la conception par le jeu de stratégies de trading complexes sur le modèle de Fold-it, en remplaçant l’intelligence de l’ingénieur de salle de marché par une foule d’anonymes plutôt adeptes du poker en ligne ou de jeux comme World of Warcraft que des équations différentielles. Krabott ressemble un peu à un avion dont les passagers prendraient collectivement les commandes pour poser l’appareil… et bien mieux que ne le ferait son pilote.

Krabott se présente comme un jeu de trading dans lequel le joueur se trouve dans le rôle d’un « éleveur » de stratégies de trading. Chacune de ces stratégies prend également le nom de « Krabott ». Le joueur sélectionne la sienne parmi des lots de Krabott disponibles.

Le joueur-éleveur observe alors le comportement de son Krabott sur le marché des changes (FOREX). Le Krabott peut prendre des positions sur quatre devises simultanément : franc suisse, dollar, yen et livre sterling, à l’achat comme à la vente, lorsqu’il clôture son ordre (au plus tard vendredi soir de chaque semaine). Les gains ou les pertes viennent s’ajouter au score du joueur.

Le joueur peut alors décider de se séparer des Krabott les moins performants ou de les placer dans une zone de test ou d’attente pour observer leur comportement sans affecter son score : la nursery.

Enfin, le joueur peut reproduire deux Krabott entre eux en croisant leurs paramètres et ainsi créer une nouvelle stratégie de trading unique qu’il pourra de nouveau évaluer. Ce mécanisme de « crossing over » inspiré de la biologie est en fait un « algorithme génétique », mais celui-ci utilise une variante introduite en 1999 par Alex Kosorukoff : le « Human Based Genetic Algorithm ». Ce chercheur a mis statistiquement en évidence la dextérité des humains – face aux machines – à sélectionner en aveugle les meilleurs reproducteurs d’une population.

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Algorithme génétique – principe général

La reproduction des Krabott est la clé du calcul humanoïde. La force du jeu tient dans sa capacité à intégrer le joueur humain dans une phase cruciale de l’optimisation de paramètres par algorithme génétique : la reproduction. La thèse « Human computation appliqué au trading algorithmique », soutenue en 2013 sur ce sujet, a pu constater que les joueurs amateurs obtenaient des résultats bien meilleurs que les machines lorsqu’il s’agissait d’isoler puis de sélectionner les meilleurs Krabott candidats pour une reproduction.

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Comment se présente le jeu pour les participants

Lors de nos expérimentations, nous avons ainsi mis en concurrence une machine capable de tester et d’évaluer environ 100 000 stratégies de trading sur une période de neuf mois face à une centaine de joueurs qui ont exploré environ 1000 stratégies manuellement. Le résultat est sans appel, les joueurs, malgré une capacité exploratoire 100 fois moindre, ont créé des stratégies toujours plus performantes que celles des machines.

Forte de ces résultats, notre démarche a donc été de concevoir automatiquement une sorte de méta-Krabott, ou méta-signal communautaire en s’appuyant sur une multitude de stratégies issues du travail des joueurs.

Ce « signal » qui consolide les positions des six meilleurs Krabott du jeu de la semaine précédente, surperforme également très largement toutes les approches d’optimisation classiques (dans notre expérimentation de cinq mois, le capital initial a été doublé avec une étonnante régularité).

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Exemple de P&L comparé entre calcul humanoïde et calcul 100% machine, 1% de gain fin de période contre 1% de perte pour les machines.

Paradoxalement, l’expérience Krabott a montré que si les joueurs étaient particulièrement à même de mener des explorations pertinentes dans le champ des possibles, ils étaient généralement inaptes à choisir pour eux-mêmes les meilleures stratégies. Curieusement, la performance moyenne des joueurs est ainsi très médiocre : les joueurs se montrant généralement impatients d’obtenir des résultats misent plus facilement sur des stratégies trop jeunes et trop risquées.

Un point important, dans cette expérience, a été l’absence de backtesting. Le backtesting est une approche systématique lors de la conception de stratégies de trading, que ce soit chez les fonds d’investissement ou les banques. Chaque nouvelle stratégie est testée et optimisée sur des années d’historique avant d’être utilisée dans des conditions réelles. Une stratégie a également une durée de vie de quelques mois à quelques années avant d’être abandonnée car les caractéristiques du marché évoluent rapidement dans le temps et l’obsolescence est rapide.

Dans le cas du méta-signal Krabott, les stratégies qui composent ce signal sont remises à jour chaque semaine et chacun des Krabott qui la compose a été testé sur des durées courtes (3 à 12 mois maximum) par les joueurs. Notre approche est donc de remettre en cause à très haute fréquence le contenu des stratégies de trading, ce qui rend ce méta-signal particulièrement à même de s’adapter à des changements de comportement du marché et cette approche de stratégie dynamique totalement inédite.

Le champ des possibles de cette nouvelle approche est infini et reste largement à découvrir tant elle est contre-intuitive. On peut facilement imaginer que dans nombre de disciplines, l’idée de faire appel à des joueurs pour résoudre un problème complexe soit particulièrement saugrenue. Krabott, après Fold-it, montre pourtant la puissance de ce type d’approche. Il faudra aussi se poser la question de la nature de cette intelligence collective : d’où vient-elle et comment se forme-t-elle ? Le cerveau humain est-il « câblé » pour réfléchir « collectif » ? Ces questions aujourd’hui sans réponses appellent des travaux de recherche fondamentale, qui permettront peut-être d’affiner les processus. Mais pour en rester plus modestement au domaine des applications, l’intelligence collective a un bel avenir devant elle.

À propos

Krabott est le sujet d’une thèse soutenue en novembre 2013 à Mines ParisTech (publication en cours). Depuis 2014, la société AVIOMEX SAS héberge le système Krabott. En 2014, les méta-signaux de trading Krabott seront commercialisés au profit de « Solidarité paysans », association d’aide aux paysans en difficulté.

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