Le cerveau est la grande frontière de la biologie au XXIe siècle. Le monde peut espérer des gains de productivité économique, sociale, médicale et intellectuelle prodigieux s’il parvient d’une part à libérer toute la puissance de cet organe et d’autre part à soigner, voire à prévenir, les pathologies qui l’affectent, comme Alzheimer, la schizophrénie ou l’autisme. L’essor des neurosciences permet des avancées décisives dans des champs aussi divers que les sciences de l’éducation ou le traitement des maladies psychiatriques. Mais cette discipline nouvelle suscite aussi des débats à la mesure de ses ambitions.
Sur les deux rives de l’Atlantique, deux grands projets emblématiques, parmi beaucoup d’autres, témoignent de l’engouement pour le cerveau. Aux Etats-Unis, les National Institutes of Health (NIH) financent « Connectome », qui vise à cartographier les connexions neuronales du cerveau humain adulte en bonne santé. Pendant ce temps, à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), les chercheurs du « Blue Brain Project » travaillent à la création, au sein d’un superordinateur, d’un cerveau humain virtuel.
Toutes les attentes que suscite l’accélération de la recherche sur le cerveau à l’échelle mondiale propulsent sur le devant de la scène une vaste famille de domaines de recherche, réunis sous l’appellation de « neurosciences ». Leur enjeu : comprendre le lien entre la biologie, la pensée et le comportement humain. Schématiquement, les neurosciences visent à rendre compte, à partir de son cerveau, de la totalité de l’homme pensant, agissant et sentant. C’est le point de vue des neuroscientifiques les plus ambitieux. Du point de vue des biologistes, elles visent à étudier le système nerveux, sa structure et son fonctionnement, en partant de l’échelle moléculaire jusqu’au niveau des organes, le cerveau en premier lieu, et le corps dans son ensemble.
Une image du projet Connectome
Les neurosciences sont à l’origine une simple branche de la neurologie, esquissée via des discussions sur les frontières des maladies psychiatriques. En une quinzaine d’années elles se sont muées en véritable carrefour de fertilisation croisée entre biologie, médecine, psychologie, chimie, informatique et mathématiques. Une évolution qui ne fait que refléter l’arsenal conceptuel et méthodologique de plus en plus complet qui permet désormais d’envisager le système nerveux dans ses aspects à la fois cellulaires, développementaux, anatomiques, physiologiques, cognitifs, génétiques, évolutionnaires, computationnels ou médicaux.
Dans cette deuxième décennie du siècle, les neurosciences ont déjà apporté des informations capitales sur le fonctionnement du cerveau et débouché sur certains traitements innovants, avec des résultats probants sur des patients atteints de lésions normalement irréversibles. Donnons deux exemples. Les aveugles peuvent recouvrer partiellement la vue grâce à une caméra qui transmet des données d’image à un implant de 60 pixels inséré dans la rétine. Un patient paralysé peut désormais, par la pensée, actionner un bras mécanique pour se nourrir.
Une crise de croissance
Toutefois, compte tenu de leur ampleur, de leur urgence politique et de leur visibilité médiatique les neurosciences traversent aussi ce qu’on pourrait appeler une crise de croissance.
Elles sont partout, comme le suggère le sociologue français Alain Ehrenberg, notamment parce que, « dans un monde d’autonomie obligatoire, les questions d’autocontrôle émotionnel et pulsionnel sont devenues des soucis majeurs de nos sociétés. Il y a donc une dimension «santé mentale» dans toutes les institutions. Les neurosciences pourraient bouleverser à la fois les politiques publiques et notre conception du monde social ».
Force est toutefois de reconnaître, note Alain Ehrenberg, que les promesses de la décennie du cerveau (1990-99) n’ont pas été tenues à la hauteur des espoirs suscités et les critiques pleuvent de toutes parts. « Elles concernent surtout la validité scientifique des diagnostics. Le concept même de diagnostic est d’ailleurs en train de changer avec la psychiatrie post-DSM qui raisonne non plus en termes de syndromes, mais de facteurs de risques communs à plusieurs syndromes. » Dit autrement, les progrès permis par les neurosciences ont permis de préciser certains diagnostics en établissant des liens directs entre tel dysfonctionnement neurologique et telle maladie, mais dans le même temps l’idée d’un diagnostic simple et précis a perdu du terrain.
Autre question, la validité statistique des études. Un article de Nature Reviews Neuroscience faisait observer, début 2013, que les échantillons manipulés par les chercheurs en neurosciences sont trop petits et ce défaut de puissance statistique, obérant la reproductibilité des expériences, freine la progression de la recherche. L’article, co-rédigé par des équipes universitaires de Stanford, de Bristol (Royaume-Uni) et d’Oxford, sur la base d’environ 700 études publiées, a montré que la puissance statistique de ces études ne dépasse généralement pas 20 %, ce qui signifie que les résultats de l’étude ne sont valides en moyenne qu’une fois sur cinq. Impossible de fonder une thérapeutique sur des résultats aussi instables.
Autre reproche, l’insuffisance du bagage scientifique des chercheurs. La plupart d’entre eux possèdent une formation en biologie mais, sauf quelques exceptions comme Stanislas Dehaene qui est agrégé de mathématiques, ils maîtrisent mal les maths. Or l’étude du système nerveux les confronte en permanence à des configurations où le nombre de dimensions, le nombre de paramètres à prendre en compte, est largement supérieur à deux. Pour appréhender les symptômes dans leur vraie complexité et pour gérer les « big data » correspondant, les instruments physico-mathématiques sont indispensables. Sans ces instruments, les neurosciences risquent de plafonner dans des diagnostics approximatifs prenant la forme de relations de cause à effet – la dopamine, molécule de la récompense, par exemple – à fort impact émotionnel dans l’opinion, mais sans garantie suffisante de fiabilité et donc de sécurité de traitement.
L’appétit du public pour tout ce qui a trait au cerveau a suscité à travers le monde de nombreuses vocations de vulgarisateurs, axés sur le développement personnel, qui extrapolent sans beaucoup de prudence les résultats de la vraie recherche. Parmi eux, certains connaissent une grande renommée et leurs conclusions sont aussi populaires qu’elles sont simplistes. Cette popularité déstabilise la recherche. Dans cette lutte d’influence entre neurosciences et pseudo psychologie, un point d’orgue a été atteint à l’été 2012. Dans une conférence qui a fait date, la neuropsychologue Dorothy Bishop, professeur à Oxford, démontait un à un les faux mécanismes cérébraux colportés à travers le monde à propos de la dyslexie chez les enfants, y compris dans certaines enceintes scientifiques très réputées (dans son intervention, elle cite plusieurs articles publiés dans des revues prestigieuses comme Proceedings of the National Academy of Sciences).
Les abus sont tout particulièrement criants dans l’exploitation des clichés fournis par les techniques de plus en plus sophistiquées d’imagerie cérébrale, et surtout la plus avancée d’entre elles, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Le risque est élevé de confondre la cause et l’effet puisque l’excitation d’une zone cérébrale peut être le résultat physiologique d’une décision, mais aussi sa cause. Mentionnons également les erreurs de raisonnement liées au « petitio principii », qui rend la conclusion d’une expérience très dépendante des postulats métaphysiques, moraux et sociaux du chercheur.
La critique se déplace parfois sur le plan philosophique. En France, par exemple, un procès virulent en « réductionnisme » est intenté régulièrement aux neurosciences, accusées de vouloir ramener au biologique des phénomènes qui relèvent jusqu’ici d’autres champs scientifiques comme la linguistique, l’anthropologie, la psychologie, la sociologie ou la psychiatrie. De trop ramener le collectif à l’individu et celui-ci à son seul cerveau. De soumettre le fait psychologique aux mêmes lois que le fait neuronal, bref de « bâtir une mythologie biologique » du cerveau qui nie sa dimension sociale, confond cerveau et esprit et met sur le même plan la conscience et les neurones. Le débat récurrent, aux Etats-Unis, sur la question de savoir si les neurosciences ne vont pas réduire à néant le libre arbitre (notion centrale dans la théologie protestante), illustre aussi cette extrême sensibilité du corps social (avec les traits propres à chaque pays) au destin du cerveau.
Comme toutes les sciences en phase ascensionnelle, les neurosciences n’échappent pas non plus au procès en mercantilisme. Sont-elles socialement responsables ? Au nom de l’éthique et de l’intégrité individuelle, la société s’interroge sur les usages commerciaux, technologiques, sociaux, voire politiques qui pourraient être faits des neurosciences et de leurs applications. À cette interrogation, les réponses différent selon les pays et les sociétés. Pour prendre un exemple connu, le neuromarketing, qui se fait fort d’identifier les ressorts cérébraux profonds de l’acte d’achat, est illégal en France (Art.16-14 du code civil), alors qu’il fait partie des usages courants aux Etats-Unis.
Neurosciences vs. psychiatrie ?
L’essor des neurosciences provoque régulièrement des querelles de territoire avec les sciences voisines. La plus marquante a éclaté au printemps 2013 aux Etats-Unis avec les milieux de la psychiatrie à l’occasion de la publication du DSM-5, la dernière version du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, un ouvrage sponsorisé par l’Association Américaine de Psychiatrie (APA) : cette classification des pathologies mentales est un outil capital puisqu’elle sert, dans plusieurs pays dont les Etats-Unis, de référence pour les remboursements par les compagnies d’assurance et qu’elle fait foi dans les tribunaux. Elle est également enseignée dans de nombreuses écoles de médecine, y compris en France.
La nouvelle édition du DSM introduit de nouvelles catégories de troubles mentaux tels que les « troubles cognitifs mineurs » (perte de mémoire physiologique avec l’âge), la « pathologie du deuil » ou certaines perturbations violentes de l’humeur chez l’enfant.
Non seulement le nouveau DSM divise profondément la profession psychiatrique américaine, mais le gouvernement américain, par la voix de l’Institut national de santé mentale (NIMH), a tout simplement décidé de s’en affranchir, une première historique qui est de nature à rebattre toutes les cartes dans la recherche sur le cerveau. Thomas Insel, le directeur du NIMH, a déclaré : « La faiblesse du DSM est son manque de validité. Contrairement à nos définitions de la cardiopathie ischémique, du lymphome ou du SIDA, les diagnostics du DSM sont fondés sur un consensus sur les groupements de symptômes cliniques, mais sur aucune mesure objective en laboratoire. Dans le reste de la médecine, cela équivaudrait à créer des systèmes de diagnostic basés sur la nature de la douleur à la poitrine ou sur la qualité d’une fièvre. Or nous savons qu’à eux seuls, les symptômes indiquent rarement le meilleur choix de traitement ».
Ce choix radical du gouvernement américain de fonder désormais la recherche concernant les maladies mentales sur d’autres catégories que celles du DSM a été interprété comme une victoire des neurosciences. Le grand « plan cerveau » (« Brain initiative ») financé par l’administration Obama à hauteur de 100 millions de dollars vise en effet à donner une impulsion plus classiquement scientifique à l’effort de recherche sur le cerveau, c’est-à-dire, en pratique, à trouver aux affections mentales des marqueurs biologiques incontestables.
Les tenants de la psychiatrie traditionnelle qualifient cette position d’ « approche biologique extrême ». Ils estiment que les neurosciences, en dépit de leurs ambitions affichées et de leurs soutiens politiques, manquent elles aussi d’un paradigme global capable de fournir un socle à la recherche. De même que l’astrophysique a commencé par définir les planètes avant d’expliquer comment elles se formaient puis comment fonctionnait le système solaire, ils rappellent que la médecine progresse toujours de la même façon : au départ des diagnostics empiriques fondés sur des symptômes cliniques, ensuite l’épidémiologie (qui attrape la maladie, comment et quand ?) ; enfin arrive la pathophysiologie, qui détermine les causes sous-jacentes du mal. Cette étape manque cruellement aujourd’hui pour presque toutes les maladies mentales.
Ce choc des légitimités, qui a lieu aux Etats-Unis mais concerne le monde entier, jette paradoxalement les bases d’une réconciliation ultérieure et d’une consolidation de ce champ scientifique émergent. La connaissance des maladies mentales a impérativement besoin de faire un saut qualitatif et les technologies peuvent soutenir cet effort. Mais ces maladies ne pourront jamais être appréhendées purement en termes de biologie, de génétique et d’imagerie cérébrale. Tout simplement parce qu’elles sont, par nature, une combinaison complexe entre les fonctions cérébrales et les facteurs environnementaux.
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