Il y a quelques années, on pouvait penser que le problème de l’alimentation mondiale était en passe d’être résolu. La situation s’est en effet sensiblement améliorée depuis cinquante ans. La planète comptait trois milliards d’habitants en 1960, six milliards en 2000, et, dans le même temps, la production alimentaire a été multipliée par 2,4. Mais de fortes tensions subsistent, comme l’ont montré les émeutes de la faim survenues en 2008 dans plus de trente pays (Sénégal, Haïti, Égypte, Philippines...), après la hausse brutale du cours des céréales. De plus, la question s’est complexifiée. Non seulement, le problème de la quantité n’a pas disparu, en témoignent les tensions sur les prix, mais il s’accompagne de celui de la qualité : la mortalité et la morbidité liées à l’alimentation, dans un contexte de déficit comme de surplus alimentaires, dépassent celles liées aux maladies infectieuses, ce qui remet en cause les régimes nutritionnels. Enfin, le problème de la qualité se double de celui de l’accès aux ressources, marqué par de fortes disparités.
La question de la sécurité alimentaire est ainsi sous tension, du fait des multiples enjeux qui la traversent.
Tensions et volatilité
Le contexte actuel n’est pas dénué de paradoxes. Il est théoriquement possible de nourrir les quelque sept milliards d’habitants de la planète. Alors que la croissance de la population a été extrêmement rapide, chacun dispose actuellement sur le papier de 3000 kilocalories par jour. En moyenne, un individu a besoin de 2200 kcal pour bien se porter, chiffre à ajuster puisque, par exemple, un adolescent a des besoins supérieurs à ceux d’une personne âgée, et que, par ailleurs, une partie des aliments ne se mange pas (épluchures…). Pourtant, aujourd’hui, malgré ces 3000 kcal disponibles, nous sommes toujours confrontés à la pauvreté et à une situation où coexistent suralimentation et sous-alimentation. De fait, les problèmes sont plus liés à l’inégalité de la répartition qu’à la quantité. L’économiste indien Amartya Sen a très bien décrit cet enjeu : lorsqu’une une famine survient, ce n’est pas qu’il n’y a pas assez à manger, c’est parce qu’une partie de la population n’a pas accès aux ressources disponibles.
Des disponibilités alimentaires mais 925 millions d’hommes encore sous-alimentés
En rouge : disponibilité alimentaire (en kcal/personne)
En bleu : nombre de personnes sous-alimentées
Source : données FAO-STAT
Cependant, ce n’est là que l’un des aspects du problème. Un deuxième ensemble de questions touche à la pression sur l’environnement. Dans un avenir proche, la population des classes moyennes est destinée à augmenter fortement. L’accès de centaines de millions de personnes à la consommation de masse va créer des tensions sur l’ensemble des ressources. Les ressources minérales et énergétiques sont déjà affectées, et le problème ne manquera pas de se poser en ce qui concerne les ressources alimentaires. La demande va non seulement augmenter, mais elle va aussi changer de nature. Dans l’histoire, chaque fois que l’homme s’est enrichi, il a d’abord voulu manger à sa faim, puis diversifier son alimentation, et, enfin, accéder à des denrées d’origine animale, signe d’un statut social élevé. Ce schéma d’évolution n’est pas réservé aux pays de l’OCDE, il exprime une tendance générale. Certes, il ne s’agit pas toujours des mêmes produits animaux : en Inde, on recherche le lait, au Japon, le poisson, ailleurs, différentes viandes, mais l’évolution, qui traduit une aspiration universelle, est systématique. On conçoit son impact en terme de production agricole quand on sait qu’il faut en moyenne trois calories végétales pour produire une calorie animale.
Ces facteurs de tension contribuent à une volatilité nouvelle des prix agricoles, un phénomène en constante augmentation et qui ne correspond plus à un simple ajustement de l’offre et de la demande. Les causes en sont multiples ; la forte augmentation de la demande du fait de la démographie, de la croissance mondiale et de la transition alimentaire dans un grand nombre de pays, n’est pas la moindre. Il convient d’y ajouter les événements extrêmes associés aux changements climatiques, qui ont pour effet d’accroître ces tensions et de créer une d’incertitude. Cependant, la volatilité des prix révèle aussi, au niveau mondial, un sous-investissement chronique dans l’agriculture : du fait des faibles prix alimentaires, et, plus généralement, des ressources dans le monde à la fin du xxe siècle, il y a eu peu d’investissements dans l’agriculture ces dernières décennies. Enfin, autre facteur à prendre en compte : les interaction entre la production d’énergie et la production agricole, avec l’utilisation de certaines céréales pour fabriquer des biocarburants. Désormais, dans certaines régions du monde, le prix des denrées est lié au prix des carburants.
Le retour de la volatilité
Source : Rheinart, 2010
Si dans les pays développés, on ne ressent pas très fortement la volatilité des prix agricoles, il n’en va pas de même ailleurs. Quand les prix sont trop élevés, les populations urbaines pauvres n’ont plus de quoi acheter les céréales qui constituent la base de leur alimentation. C’est ce qu’il s’est produit en 2008 dans 32 pays particulièrement touchés par ces déséquilibres où ont éclaté d’importantes manifestations. Des problèmes similaires touchent régulièrement les zones rurales, mais ils reçoivent beaucoup moins de publicité… Cette question révèle d’ailleurs une autre conséquence de la volatilité : lorsque les prix sont trop hauts, un problème apparaît pour les pauvres, lorsque les prix sont trop bas, il se pose aux producteurs ; les producteurs pauvres, eux, sont malmenés dans tous les cas de figure. Enfin, plus généralement, la volatilité nuit aux investissements car les investisseurs détestent les situations d’illisibilité.
Nuages à l’horizon
La pression humaine sur l’environnement devrait continuer à s’accroître. La population mondiale ne cesse d’augmenter, mais, comme nous l’avons déjà souligné, la croissance des classes moyennes est déterminante en la matière. Elle va de pair avec une urbanisation toujours plus grande et ses corollaires, dont le problème crucial de l’eau. Prenons l’exemple de la France, pays situé dans la zone tempérée et qui ne fait pas partie des plus densément peuplés d’Europe. On y utilise, sans la rendre au milieu, 3% de l’eau qui tombe chaque année – un chiffre relativement modeste. Pourtant, cette situation n’exclut pas les tensions, qui affectent notamment l’agriculture. Ainsi la culture du maïs dans le Sud-Ouest est-elle fortement liée au niveau, en baisse, des nappes phréatiques : il y a un problème de concurrence de l’utilisation de l’eau tandis qu’une problématique de rareté commence à apparaître.
Au niveau mondial, cette problématique est aussi présente en ce qui concerne les sols. Cette ressource, mal prise en considération, ne se renouvelle que très lentement : selon la roche mère, il faut entre 50 ans et 1000 ans pour créer une couche de 1 cm de sol. Et malheureusement, l’érosion agit beaucoup plus rapidement.
Le sol questionne aussi la biodiversité, l’un des paramètres les plus sensibles du problème. C’est un « organisme » vivant, où vivent des milliards de bactéries et une faune abondante, qui rendent possible la dégradation des matières servant de substances nutritives aux plantes. La fragilité physique et biologique du sol constitue un facteur de rareté potentiel. Les agronomes travaillent sur ces questions car il est déterminant de savoir quel milieu bactérien rend le sol productif ou non, de quelles ressources génétiques végétales on dispose, etc. En France, par exemple, on conserve 10 000 espèces de blé, car pour créer les blés de demain, nous aurons besoin de la diversité d’hier. La biodiversité est ainsi un facteur de résilience. Dans un milieu extrêmement bio-divers, quand l’environnement se modifie, une partie des plantes, de la faune et des microbes est adaptée aux nouvelles conditions données. En revanche, dans des milieux extrêmement typés et peu variés, les chances d’adaptation de ces formes de vies sont bien moindres.
L’évolution de l’environnement constitue, de fait, un autre paramètre à prendre en compte. Depuis 1950, on a observé une augmentation régulière des rendements, grâce à l’utilisation de fertilisants et à la mécanisation. C’est ce qui a permis de nourrir une population mondiale en pleine expansion. Mais nous sommes actuellement confrontés à un plateau, lié pour l’essentiel aux changements climatiques. Sur 3000 cas analysés, le phénomène est subtil : les plantes cultivées aujourd’hui en France, et qui ont un meilleur rendement que celles d’il y a cinquante ans, ne sont plus adaptées à trois jours de sécheresse. En d’autres termes, les hauts rendements ont été obtenus dans des conditions que les changements climatiques peuvent modifier. On observe la même chose à travers toute l’Europe et au niveau mondial : à quelques exceptions près, notamment en Amérique du Nord, on constate partout ces mêmes plateaux de rendement. Il n’est pas question d’y voir une fatalité : l’innovation devrait permettre de trouver des solutions, et on sait d’ores et déjà que toutes les plantes ne réagissent pas de la même façon à un changement environnemental. Mais, pour le moment, cette situation pose problème.
Effets du changement climatique sur la production agricole, en 2080
Image Hugo Ahlenius, UNEP/Grid-Arendal
Pour des raisons de tension sur l’environnement et de changements climatiques, le mouvement spectaculaire de hausse de la productivité agricole survenu entre1960 et 2000 ne peut se renouveler dans les décennies à venir. Pour autant, il existe des marges de manœuvre, non seulement au niveau de l’offre, à savoir la production agricole, mais aussi de ce qu’on peut appeler la demande, c’est-à-dire celle des consommateurs et ce qui se perd aux différentes étapes de la chaîne.
La question capitale de la perte et du gaspillage prend des formes très variées : criquets dans les pays d’Afrique, 30 % de gâchis par les consommateurs dans les pays occidentaux… Au total, dans le monde, entre 30% et 50% de ce qui est produit est perdu ou gaspillé. Ce chiffre est considérable et même s’il semble illusoire de penser résorber complètement les pertes, il est possible de sensibiliser les populations. Des politiques de grande ampleur ont été mises en place dans ce sens en Grande-Bretagne, mais aussi en France et aux États-Unis. Cette lutte est donc un facteur crucial pour assurer la durabilité des systèmes alimentaires et elle peut prendre, elle aussi, des formes diverses : réduction des pertes dans les champs, meilleure prise en compte des facteurs de transformation entre les calories végétales et les calories animales, limitation des pertes distribution/consommation…
Dans le même ordre d’idées, pour savoir s’il sera possible de nourrir les neuf milliards d’habitants que devrait compter la Terre d’ici 2050, il importe de connaître le régime alimentaire de la population mondiale demain. Aujourd’hui, il est frappant de voir coexister, d’une part, des situations de sous-alimentation et de déficits alimentaires, d’autre part, des phénomènes de surpoids et d’obésité, et ce, phénomène nouveau, dans toutes les parties du monde. La cohabitation de la sur-nutrition et de la sous-nutrition n’oppose plus le Nord et le Sud, mais différentes populations au Nord et au Sud.
Quelles perspectives ?
Quelles perspectives est-il donc possible de tracer dans un contexte où la demande est en constante augmentation et les ressources naturelles sont sous tension ?
Il faut d’abord noter que les changements climatiques auront des effets divers sur la production agricole, parmi lesquels le déplacement des zones de production. Il semble évident que certaines zones, comme les territoires de l’ex-URSS, sont plus avantagées que d’autres, comme les zones tropicales. Une nouvelle géographie devrait se dessiner car tous les végétaux ne réagissent pas de la même manière à ces changements. Le blé ou le maïs, par exemple, commencent ainsi à présenter des problèmes de rendement, ce qui n’est pas le cas du riz. Il sera donc nécessaire d’agir sur différents paramètres : les zones de production, les produits cultivés, et, bien entendu, l’innovation, afin d’adapter les cultures aux nouvelles conditions.
La question de la rareté des terres est également posée, puisque seule une partie des 13 milliards d’hectares de terres émergées sur la planète est cultivable. Les surfaces agricoles représentent à peu près 5 milliards d’ha. Or, on estime que l’urbanisation confisque environ 10 millions d’ha par an, soit un milliard d’ha en cent ans, un chiffre considérable. La densification urbaine s’impose dès lors comme un impératif, ce que les urbanistes ont bien compris. Mais ce n’est pas tout : il faudrait aussi revenir, par exemple, sur l’imperméabilisation des surfaces des routes et des parkings, il faudrait développer des techniques permettant la percolation de l’eau, pour éviter que le ruissellement ne s’accélère et n’accroisse les problèmes d’érosion et de sécheresse…
La question ne se pose pas partout dans les mêmes termes. Dans un pays comme la Chine, qui compte 7% de la superficie cultivable et près de 30% de la population mondiales, la tension sur les superficies cultivables est bien supérieure à celle vécue dans les pays d’Europe et elle ne cesse de croître, puisque les populations se sont installées dans les zones où l’agriculture se pratique de longue date. Les zones de peuplement s’étendent donc au détriment des surfaces réservées à l’agriculture. L’État considère, à juste titre, que la sécurité alimentaire fait partie des éléments stratégiques pour les années à venir, le respect du plan quinquennal suppose donc l’augmentation des terres arables, ce qui amène les Chinois à acheter des terres à l’étranger.
Des gisements de productivité existent. Aujourd’hui, entre un village africain sans moyens et une exploitation agricole d’un pays développé, la différence de rendement d’un blé peut être de 1 à 1000. Il est évidemment envisageable d’opérer des transferts de savoir-faire… ce qui peut toutefois, à terme, poser des problèmes, notamment de concurrence sur les ressources en eau.
Autre facteur déterminant dans la production agricole : les végétaux, qui existent grâce à la photosynthèse, sont une source de carbone renouvelable. Dans un monde où la demande en énergie ne cesse de croître, où, en matière de carburant liquide, il y a peu d’alternatives au pétrole, les biocarburants apparaissent comme un élément de réponse. Le développement de biocarburants plus performants est donc comme un enjeu majeur. Aujourd’hui, on utilise le grain de blé ou la racine de la betterave – de toutes petites parties de la plante. En dégradant la ligno-cellulose, c’est-à-dire les troncs et les feuilles, le rendement d’obtention de biocarburant par rapport à la biomasse disponible serait multiplié par cinq. Sans parler des perspectives en matière de culture d’algues et microalgues, qui elles aussi utilisent la photosynthèse. En tout état de cause, les productions végétales seront demain nécessaires dans le domaine énergétique mais il est indispensable d’innover dans ce secteur car, pour le moment, les procédés utilisent encore beaucoup trop de matière végétale.
Les tensions sont présentes partout et à tous les niveaux mais dès lors que les diagnostics sont partagés, il est possible de progresser. C’est ce qui se passe désormais au niveau mondial, depuis 2008, dans les différents sommets internationaux consacrés à la sécurité alimentaire. En témoignent les décisions du G20 visant à mieux connaître le niveau des stocks alimentaires dans le monde. Selon les circonstances, il peut être décidé de manière concertée de les augmenter ou encore de procéder à des échanges d’informations, pour éviter que ne se reproduise la situation de 2008 – dans les 32 pays touchés par la crise, les prix des denrées sont restés très élevés plusieurs semaines après le règlement du problème au niveau international car les spéculateurs ont profité du manque d’information pour maintenir des tarifs artificiellement hauts. La diffusion de l’information apparaît donc comme un moyen efficace pour lutter contre la volatilité excessive. Il est par ailleurs question de nouveau de réguler certains marchés de matières premières agricoles, à l’exemple des Américains, afin d’éviter une spéculation excessive. Les efforts en ce qui concerne les pertes et les gaspillages, mais aussi la prise de conscience de la nécessité de réinvestir dans le secteur agricole pour pouvoir répondre à la demande des années à venir, sont également autant de sources de progrès.
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