Créée en 2009, l'Autorité indienne d'identification unique (Unique Identification Authority of India, UIAI) est un mégaprojet où convergent une technologie de pointe et les impératifs de base du développement économique. Son objectif est aussi simple qu'ambitieux : fournir à tous les résidents du pays, et notamment aux plus pauvres qui sont souvent dépourvus de pièces d'identité, un numéro d'identification unique. Le principal enjeu est le développement, car dans l'économie moderne, rien ne se fait sans pouvoir prouver son identité. Mais immatriculer 600 millions de personnes d'ici 2014 est un défi, et pas seulement sur le plan technique.
ParisTech Review – Commençons par les caractéristiques techniques du projet. La tâche principale de l’UIDAI est de recueillir et sauvegarder des informations. De quel type de données s’agit-il, et comment sont-elles enregistrées?
Nandan Nilekani – Tout d’abord, l’UIDAI recueille des identifiants biométriques de base : les empreintes digitales des dix doigts, la reconnaissance de l’iris et une photographie de l’individu, enregistrées selon les normes définies par le Comité des normes de biométrie. L’agence recueille également un minimum de données d’ordre démographique : nom, âge, sexe et adresse, en accord avec les directives du Comité des procédures de vérification des normes et des données démographiques.
Le numéro d’immatriculation s’appelle Aadhaar, ce qui en hindi signifie « la base », le socle, la fondation. L’UIDAI ne l’a pas rendu obligatoire, car nous estimons qu’il vaut mieux que nos compatriotes comprennent par eux-mêmes le bénéfice qu’ils peuvent tirer d’une telle inscription : l’idée, c’est qu’ils soient autant que possible auteurs de la démarche. Toutefois, au fil du temps diverses agences gouvernementales pourront être amenées à le rendre obligatoire en fonction de leurs domaines de compétence respectifs. Pour mener à bien la capture des données, nous opérons de façon régionale, avec des centres d’inscription locaux : l’UIDAI n’immatricule pas elle-même les habitants, elle travaille en partenariat avec des partenaires que nous nommons registrars et qui sont chargés de recueillir les données. Les bureaux d’enregistrement peuvent être mis en place par des gouvernements régionaux, l’office central indien de l’état-civil ou enfin des banques du secteur public. La personne doit se rendre dans un centre d’inscription, où ses données biométriques seront enregistrées par des lecteurs d’empreintes digitales, des scanners de reconnaissance de l’iris et un appareil photo.
Voilà pour la partie technique. Mais il est autrement plus complexe de recueillir des données démographiques précises. On peut les obtenir en fournissant des pièces d’identité existantes, qui seront vérifiées selon une procédure d’ores et déjà établie ; la liste des documents requis est disponible. Cependant de trop nombreuses personnes en Inde ne disposent pas de documents officiels prouvant leur identité, et c’est précisément l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement a décidé de mettre en place ce programme – en effet, sans papiers, comment peut-on prouver qui on est ? Pour pallier à cette absence de cartes d’identité, l’UIDAI a recours à un « introducteur » – un tiers habilité à identifier et à présenter une personne sans papiers afin qu’elle puisse obtenir un numéro Aadhaar. La procédure détaillée pour ce dispositif a également déjà été définie à l’heure qu’il est. Les données recueillies sont envoyées à la base de données centrale de l’UIDAI où elles sont dédupliquées, c’est-à-dire que l’on procède à un couplage des enregistrements pour aboutir à un stockage d’instance unique. Une fois que les données ont été traitées, l’UIDAI fournit non pas une carte à puce ou une puce, mais un numéro. Celui-ci est transmis à la personne concernée sous forme d’une lettre/carte qui doit être conservée. Ce courrier comprend également la photo, le nom, l’adresse et l’âge de la personne. On peut demander un duplicata en cas de perte ou d’oubli du numéro identifiant.
Quelle est l’envergure du projet ?
Précisons que le numéro Aadhaar n’est pas une carte d’identité et ne constitue pas non plus une preuve de citoyenneté : c’est seulement un numéro d’identité pour les résidents sur le territoire indien. L’UIDAI s’est donné pour mandat d’attribuer 600 millions de numéros d’ici à 2014. L’agence a été créée en 2009 et elle a attribué son tout premier numéro en septembre 2010. En décembre 2012, 280 millions d’habitants étaient déjà inscrits et 240 millions de numéros identifiants Aadhaar avaient été attribués. Une directive et une procédure spécifiques ont été conçues pour mettre à jour les données démographiques et biométriques fixées par l’agence. Ce service sera mis en place prochainement afin que les résidents puissent mettre à jour leurs informations.
Les résidents ont tout intérêt à rejoindre le programme : pour quelqu’un qui n’a pas d’identité officielle, le numéro Aadhaar va constituer la clé de l’accès aux services puisque cet identifiant est un socle de base qui établit une preuve d’identité. Pour les millions d’Indiens qui jusqu’ici ne disposaient d’aucun moyen de prouver formellement leur identité, ce sera la principale motivation. Ce sera désormais possible pour eux d’ouvrir un compte bancaire, d’effectuer un retrait d’argent, et ainsi de suite. Il sera également utilisé par le système de sécurité sociale, les organismes de protection, etc.
Avez-vous prévu des procédures de mise à jour ?
Bien sûr. Nous avons établi des procédures pour organiser la mise à jour de cet énorme registre le plus efficacement possible. En ce qui concerne les changements d’adresse, il est évident que la personne a tout intérêt à les signaler afin de conserver le bénéfice des services bancaires, de la sécurité sociale, etc. En ce qui concerne les naissances, il nous est bien sûr impossible d’enregistrer des nouveau-nés étant donné que leurs identifiants biométriques ne sont pas encore stables. Les empreintes digitales et de l’iris peuvent être recueillies et enregistrées à partir de 5 ans, et la photographie ne fait sens qu’à partir de 15 ans. Mais encore une fois, l’incitation est telle pour les parents que nous n’avons pas de problème en ce qui concerne l’enregistrement des naissances.
Au fil du temps, à mesure que le nombre des immatriculations va s’accroître, de nouveaux avantages seront attachés au numéro. L’Aadhaar constitue en effet une plate-forme de base sur laquelle vont pouvoir se greffer divers dispositifs de prestation de services sociaux, y compris en matière de santé, de distribution alimentaire, d’éducation, de pensions et de bourses. En outre, le gouvernement a l’intention de transférer des prestations de sécurité sociale vers des comptes bancaires agréés par l’Aadhaar, ce qui garantira que les aides iront bien au bénéficiaire visé. Le projet UID du numéro d’identification unique a pour objectif de fournir une armature et un mécanisme grâce auxquels les prestations des services publics pourront se faire de manière plus efficace et plus transparente. C’est un enjeu majeur.
Pouvez-vous nous en dire plus à propos de la gouvernance du projet ?
Avant tout il faut rappeler qu’il s’agit d’un projet qui concerne l’Inde dans sa totalité, avec des objectifs précis. Il ne s’agit pas d’un projet de sécurité nationale. Son objectif principal est lié au développement, aussi bien sur le plan social qu’économique : il s’agit de renforcer l’égalité, et donc d’emmener le pays vers un développement équitable, notamment à travers l’intégration sociale et économique du plus grand nombre. Le projet UID, à nouveau, a pour ambition de permettre que les prestations soient améliorées et plus efficaces.
L’UIDAI est elle-même une agence gouvernementale, dont le mandat s’exécute sous l’égide de la Commission indienne de planification. Sa mission consiste à délivrer des numéros uniques aux habitants du pays. Elle a en charge la mise en place de l’infrastructure et de l’architecture technologique nécessaires pour exécuter ce projet. Alors que la génération et l’attribution du numéro unique sont centralisées, la capture des données relatives aux personnes est fédérée et incombe aux bureaux d’enregistrement. L’UIDAI fait ainsi intervenir tant des entités publiques que des structures privées pour les différentes activités du programme, conformément aux directives gouvernementales, pour mener à bien des tâches spécifiques dans le cadre de l’orientation stratégique adoptée par le gouvernement indien.
Un point mérite d’être souligné: la base de données centrale n’est accessible à aucun autre organisme. Les données ne sont transmises qu’à d’autres organes d’État, pour la prestation de services auxquels l’individu a déjà consenti. L’UIDAI se borne donc à authentifier l’identité d’une personne à travers un protocole d’authentification en ligne.
Le secteur privé n’est par conséquent pas autorisé à accéder à la base de données. Cependant le numéro Aadhaar a valeur de preuve pour ce qui est de l’identité. Le système bancaire l’a agréé en tant que tel pour l’ouverture d’un compte, considérant qu’il constitue par ailleurs un justificatif de domicile et une « connaissance du client » suffisante. En ce qui concerne ce dernier point, le Know Your Customer (KYC), il est également considéré suffisant par les assurances et pour d’autres produits financiers.
Dans les pays occidentaux, l’inquiétude va grandissant en ce qui concerne la vie privée et l’utilisation des données personnelles. A-t-on contesté ou remis en question le projet UIDAI, en Inde ?
Oui, certaines questions ont été soulevées ; on a par exemple suggéré que recueillir ainsi des données biométriques pourrait constituer une atteinte au droit à la vie privée. On a aussi pu entendre que ce n’était pas à la technologie de résoudre les problèmes. Tout projet pouvant être potentiellement un vecteur de transformation aura toujours ses détracteurs. Cependant la décision, au final, n’a pas été technocratique : elle a été débattue et mise en œuvre en toute conscience par le gouvernement. Si Aadhaar ne peut bien entendu représenter un remède universel à tous les maux de la société, il a cependant le potentiel nécessaire pour s’attaquer à bon nombre de situations d’exclusion.
L’UIDAI est consciente des questions relatives à la vie privée et a pris toutes les mesures nécessaires pour garantir la sécurité des données personnelles. Son mandat officiel mentionne des mesures précises destinées à garantir une confidentialité adéquate et la sécurité des données. Certaines des technologies mises en œuvre, telles que la biométrie, sont très récentes et exigent des normes particulièrement élevées. L’ensemble du processus est guidé par des règles spécifiques, qui ont été conçues par deux comités différents. Comme indiqué précédemment, nous suivons les directives du Comité des procédures de vérification des normes et des données démographiques (Demographic Data Standards and Verification Procedure Committee – cf. le rapport au format PDF), et, en ce qui concerne les normes biométriques spéciales, du rapport du Comité des normes biométriques (Biometrics Standards Committee, leur rapport en PDF ici).
L’Inde est la plus grande démocratie du monde en nombre d’habitants et le projet UID constitue un défi fantastique. Si ce projet atteint ses objectifs, pensez-vous que d’autres pays suivront ?
Les leçons que nous pourrons tirer du projet pourraient très certainement intéresser d’autres gouvernements. Nous avons reçu de nombreuses demandes car plusieurs pays souhaitent que nous partagions avec eux les enseignements du projet et que nous dessinions une feuille de route sur les obstacles à éviter. À noter, et c’est extrêmement important, que la plupart des éléments du projet sont dans le domaine public. Par conséquent, n’importe qui peut se pencher sur sa conception et la reproduire.
Au final, permettez-moi de souligner ce point qui me semble important : notre projet de numéro d’identité national représente un apport majeur pour le développement économique et social de l’Inde. De nombreux autres pays pourraient retirer les mêmes avantages dans des projets similaires.
References
- Online
-
- Le site de l’UIDAI
- Articles récents sur l’UIDAI (Planet Biometrics)
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