Comment gère-t-on le risque incendie dans un hôpital, un aéroport, ou dans un avion ? Les technologies de détection évoluent, ainsi que la communication et le traitement des informations. Les grands acteurs industriels se sont mués en fournisseurs de solutions à la problématique incendie. Avec la consolidation de ces informations dans des systèmes communs à d'autres métiers, la protection incendie apparaît de plus en plus comme l'un des maillons les plus techniques d'un métier plus large, celui de la gestion des infrastructures.
ParisTech Review – Dans le domaine de la sécurité incendie, les grands acteurs industriels semblent se concentrer sur les systèmes, plutôt que sur les instruments proprement dits. D’où vient cette évolution ?
Philippe Mangon - On parle désormais beaucoup de systèmes, en effet, car aussi bien dans les bâtiments que dans les installations embarquées la protection contre les risques d’incendie nécessite un ensemble composite, qui requiert une coordination entre plusieurs dimensions : le conseil, la prévention, la détection, la mise en sécurité, et bien sûr l’extinction.
Ces dimensions mobilisent des compétences multiples, autour de technologies spécifiques. Les capteurs, tout d’abord, qui utilisent des technologies de détection (thermiques, optiques…). Les centrales de détection, ensuite, qui gèrent les informations avec des équipements électroniques et une partie logiciels. Les automates, enfin, qui une fois l’alerte donnée assurent les fonctions de mise en sécurité et de contrôle de l’extinction.
Pour gérer l’articulation entre ces différentes technologies, nous avons besoin de compétences à la fois pointues et transverses : pointues, sur certains segments comme les capteurs ou les effets des agents d’extinction sur le feu, où sont mises en jeu des connaissances physico-chimiques. Transverses, car la qualité, l’innovation se jouent aussi et surtout sur la mise en relation des différentes technologies, et sur l’intégration des problématiques relevant des sciences humaines (par exemple sur l’aide à l’évacuation). Mais il y a aussi de l’ingénierie plus traditionnelle, par exemple des problèmes assez classiques d’électronique, de traitement de l’information ou de mécanique des fluides.
Mais chaque système est différent, avec des conditions d’exploitation spécifiques. Le travail d’analyse du risque est donc absolument central dans notre métier. Il ne s’agit pas simplement de faire des calculs, mais de conseiller, de fournir des explications à des clients qui ne connaissent pas forcément bien notre domaine d’expertise, mais qui peuvent enrichir nos analyses. C’est un dialogue.
Les choix possibles sont-ils une simple traduction des normes en vigueur, ou s’agit-il d’arbitrages plus complexes ?
Le domaine de la protection incendie est très réglementé au niveau européen, et il l’est plus encore au niveau national. En France, par exemple, il y a les normes applicables aux CMSI (centralisateur de mise en sécurité incendie), qui fournissent un référentiel très précis sur les dispositions minimum applicables. Mais certains clients industriels peuvent avoir des exigences supplémentaires, sur des installations très sensibles.
Ce domaine est également très réglementé aux Etats-Unis, où ont été développées des solutions différentes, par exemple dans le guidage dynamique d’évacuation vocale : des technologies encore peu développées en Europe, et qui n’appartiennent pas encore au corpus normatif de l’Union européenne, mais qui ont leur intérêt.
Dans le reste du monde, les normes légales sont souvent moins exigeantes, mais les clients peuvent souhaiter un haut degré de sécurité, et dans ces conditions les référentiels issus des Etats-Unis ou de l’UE, que nous connaissons bien, cessent d’être une simple contrainte pour devenir un argument commercial.
En simplifiant, je dirais que les marchés matures, comme la France ou l’Allemagne, sont des marchés de systèmes et de solutions apportées à la problématique incendie. En Asie et dans le Pacifique, on s’adresse davantage au marché par le canal des produits.
Pour répondre plus précisément à votre question, les normes jouent un grand rôle dans la définition des produits, ainsi que dans la conception de l’équipement installé – il existe des référentiels normatifs dans les deux cas. Mais d’une façon générale la demande du client reste centrale dans la définition du système choisi. On aura ainsi dans un immeuble de bureaux des détecteurs ponctuels, situés au plafond et d’un rayon d’action de quelques mètres, avec une technologie optique ou multicritères ; ou, dans un grand volume, un détecteur linéaire de fumée, servi par des capteurs à rayonnement lumineux ; ou enfin, dans un data center, un système d’aspiration multi-ponctuel, capable de déterminer le début de combustion d’une seule carte… Tout dépend du client et de ses besoins.
Comment fonctionne le marché : est-il très ouvert, ou au contraire oligopolistique ?
Les grands acteurs du secteur ne sont pas très nombreux et suivant les segments d’activité on passe d’une situation de concurrence ouverte, sur des produits standards, à une logique très différente : des partenariats de long terme avec les clients, une demande spécifique avec des exigences de qualité, et de la haute valeur ajoutée.
C’est notamment le cas de ce que nous appelons les « marchés spéciaux », c’est-à-dire les équipements embarqués, et en particulier ceux de l’aéronautique. Ces marchés sont globaux, ils sont très orientés client (par opposition aux solutions standards) et la plupart du temps l’enjeu est de développer un système dédié. Par exemple, nous travaillons en ce moment sur les systèmes de détection des Airbus A350. La légèreté est évidemment un critère, mais sûreté et sécurité sont des impératifs absolus. Il nous faut évidemment prendre en compte des conditions d’environnement et d’exploitation particulières en termes de températures, de chocs, de perturbations électromagnétiques. Les systèmes de protection doivent à la fois être renforcés et rendus plus réactifs tout en étant immunes aux phénomènes intempestifs.
Sur le ferroviaire, on ne développe pas de solution dédiée mais des solutions intermédiaires, sur lesquelles nous pouvons travailler aussi bien avec les constructeurs de trains, des équipementiers de rang 1 ou encore avec les opérateurs. Le marché est encore relativement ouvert mais des normes spécifiques sont en cours d’élaboration
Enfin, sur les bâtiments, la plupart du temps on propose des solutions basées sur des produits individuels standards, quoique configurables et modulaires. La personnalisation se joue dans la manière de les articuler pour constituer un système adapté au besoin. Le marché est ouvert et compétitif ; mais, là encore, les grands acteurs ne sont pas très nombreux.
Où se joue la qualité, le « mieux-disant » technologique ?
Sur de multiples fronts. Par exemple, un système devra à la fois être fiable dans le temps, capable d’une détection précoce, et immune à des phénomènes parasites.
Dans l’idéal, un système donné a bien sûr toutes les qualités… mais dans la pratique on doit procéder à des arbitrages. La plupart du temps, tout ce que demandent les clients, c’est que le système ne fasse pas parler de lui. Il faut aussi qu’il soit facile à entretenir et à exploiter, et enfin qu’il soit réactif, afin d’intervenir le plus vite possible en cas de sinistre.
Ce sont sur ces trois axes de performance que travaillent Siemens et ses concurrents. Il faut noter, à cet égard, l’importance du retour d’information. Un parc installé très large est l’opportunité d’avoir des retours d’expérience nombreux et diversifiés, et la bonne remontée d’informations est un élément fort de valeur ajoutée. Nous avons ainsi une équipe dédiée au support aux équipes et à la remontée d’informations. C’est essentiel en termes de qualité et de fiabilité, deux éléments essentiels de nos métiers ; mais c’est aussi une composante des processus d’innovation, avec une logique incrémentale sur des domaines comme l’exploitation ou la maintenance.
À côté de cette logique incrémentale, à quoi ressemblent les grands cycles d’innovations dans vos métiers ?
Ils durent une dizaine d’années, ce qui peut paraître lent si on les compare aux cycles d’un an ou deux de la téléphonie mobile, par exemple. Mais le secteur procède aussi par innovations de rupture, qui l’amènent à réinventer profondément ses spécialités, en passant par exemple de la détection optique à la détection multicritères.
Je peux vous en dresser un bref tableau historique. Les technologies les plus anciennes dans notre métier, ce sont les détecteurs ioniques, qui datent des années 1940. La technologie fut inventée par le Dr Mehli de la société Cerberus, aujourd’hui Siemens. Ils ont un large spectre et conviennent à la fois pour repérer des feux couvant et ouverts. Mais ils ont un petit défaut : ils sont radioactifs… ce qui a conduit à les abandonner.
On est ensuite passé à des technologies optiques, qui sont aujourd’hui centrales. Elles utilisent notamment les infrarouges (et les ultraviolets pour la détection de flamme), en jouant sur les propriétés dispersives de la lumière par les particules.
À partir des années 1990, on a développé des systèmes multicritères, ce qui en soit est une rupture. Des systèmes de détection thermique se sont d’abord ajoutés aux capteurs optiques, et dans les années 2000 on a appris à repérer les types de particules présentes dans la chambre (en distinguant par exemple les particules claires, ou les aérosols de combustion).
L’ensemble de ces solutions a en commun un assez large spectre. Mais des systèmes plus précis ont été développés, comme par exemple le couplage de canaux optiques pour la détection de foyers spécifiques (feux d’origine électrique, ou émanant de certains hydrocarbures à fort potentiel calorifique), ou encore l’utilisation de pinceaux lumineux très fins, adaptés aux hangars industriels.
Où sont aujourd’hui les innovations les plus intéressantes ?
Du côté extinction, l’heure est au développement des produits les moins polluants possible, soit en trouvant des substituts chimiques, soit en travaillant sur de nouvelles méthodes. Par exemple, des tuyères diphasiques ont été récemment mises sur le marché, qui envoient un mélange d’air et d’eau, avec des propriétés particulières.
Les systèmes de détection des gaz, qui font appel à l’électrochimie et à l’électronique, font partie des champs prometteurs. Ces systèmes miniatures utilisent des oxydes métalliques qui changent de propriétés en fonction de l’exposition à tel ou tel gaz. On en est à la phase expérimentale, et des questions se posent encore sur la fiabilité et les capacités à long terme.
On pourrait aussi évoquer les détecteurs sans fil, qui intéressent les clients pour une raison très simple : une des sources de coûts est le câblage, et le wireless permet de faire des économies. Plus généralement, si la performance des outils de détection est essentielle, il ne faut pas négliger la transmission des informations. Et dans ce domaine de grands progrès ont été faits depuis le câblage point à point ; on a commencé à câbler sur une boucle, et les systèmes sont maintenant adressables, ce qui permet de repérer plus rapidement les défaillances et facilite la mise en service et la maintenance. Avec les technologies sans fil, on a des échanges d’informations entre les différents détecteurs, ce qui permet de développer des modèles de transmission adaptatifs.
La fiabilité et la vitesse du transport d’information sont essentielles. Et dans le même ordre d’idées tout ce qui permet de discriminer les éléments d’information a de la valeur. Distinguer, par exemple, un début de combustion, ou encore savoir précisément ce qui brûle. Dans ce contexte, les systèmes de monitoring et de traitement de l’information prennent une grande importance, et là encore c’est un champ d’innovation essentiel.
Mais il faut bien comprendre la logique de l’innovation, telle qu’elle apparaît par exemple dans l’activité « marchés spéciaux » du Centre de compétences que je dirige. Il existe bien sûr chez Siemens des départements de recherche fondamentale ou appliquée destinée à développer les plateformes technologiques. Mais ce qui engage pour nous les innovations les plus marquantes, c’est moins une logique d’offre que de compréhension de l’application et d’une réponse ciblée à la demande de marchés et de nos clients.
Cela nous amène à travailler en relation étroite avec les autres centres de compétences du groupe, pour identifier les technologies pertinentes (soit qu’il s’agisse de les identifier au sein du groupe, soit de les développer, soit de les acquérir), et ensuite à faire un travail de développement pour que la technologie soit adaptée aux besoins de notre client, avec lequel nous sommes en dialogue permanent.
La plupart des technologies de base sont partagées, et les solutions sont relativement standardisées. Où se trouve aujourd’hui la « signature » d’une entreprise ?
D’un point de vue technique, c’est par exemple dans le domaine des architectures système que vous pouvez trouver une « signature », une manière de faire caractéristique. Et c’est d’ailleurs l’un des domaines sur lesquels travaillent aujourd’hui les grands acteurs du marché, et qui permettent de faire la différence non seulement dans les marchés spéciaux qui concernent surtout les technologies embarquées, mais aussi dans l’équipement des bâtiments. Car sur des installations étendues, comme un hôpital, un aéroport, un palais des congrès, une dimension essentielle est la consolidation et le traitement d’informations très diverses et abondantes, dans le cadre ce que l’on appelle les systèmes de supervision.
Au-delà du risque incendie, il y a aussi dans ces environnements des risques d’intrusion et des problématiques de confort ou de gestion de l’énergie. Les gestionnaires de ces lieux ont un intérêt évident à consolider ces informations afin de pouvoir les traiter de la façon la plus efficace possible. Il y a donc une valeur ajoutée dans l’intégration, et dans le développement d’architectures système à la fois fiables, précises et pratiques permettant cette consolidation.
Cette évolution engage d’une certaine façon un élargissement de la notion de protection incendie, qui apparaît de plus en plus comme l’un des maillons les plus techniques d’un métier plus large, celui de la gestion des infrastructures.
–
Note des éditeurs. Siemens est l’un des mécènes de ParisTech Review.
More on paristech review
On the topic
- Les normes sont ennuyeuses? A voir…By Alan Bryden on June 21st, 2010
- Eaux urbaines : quand l’ingénierie rencontre les sciences socialesBy Bernard Barraqué & Laure Isnard on October 23rd, 2012
- Les trois visages de la ville 2.0By ParisTech Review on May 9th, 2012
By the author
- La sécurité incendie à l’heure des TICon October 31st, 2012