En Chine, de nombreuses multinationales ont commencé à réduire leur nombre d'expatriés. Mais elles sont confrontées à une difficulté imprévue: attirer, former et retenir les cadres locaux, indispensables pour saisir les particularités du marché chinois. Faute de talents disponibles? Pas seulement.
Dans une récente interview avec le Wall Street Journal, Pierre Cohade, président Asie-Pacifique pour Goodyear, notait que l’enjeu numéro un, en Chine, est “la chasse au CV”. Goodyear n’est pas la seule entreprise concernée: les enquêtes annuelles menées depuis 1999 par la Chambre de Commerce américaine font régulièrement apparaître que la gestion des cadres est le premier défi des entreprises étrangères implantées en Chine. Mais la problématique évolue et elle demande à être affinée.
Localiser: pourquoi faire?
Les multinationales embauchent depuis longtemps déjà du personnel local quand elles s’implantent sur un nouveau marché, ne serait-ce que pour améliorer leur connaissance de la région. Lorsqu’elles opèrent dans des régions dont l’arrière-plan historique et culturel est très éloigné du leur, comme c’est le cas pour les entreprises nord-américaines ou européennes en Chine, les défis sont multipliés. Pankaj Ghemawat, professeur à IESE (Barcelone), insiste sur l’impact de la distance culturelle sur les affaires. Des pratiques qui ont fait leurs preuves ailleurs peuvent très bien ne pas s’appliquer correctement ici: des entreprises leaders sur d’autres marchés, comme Best Buy et Home Depot, ont fait du surplace en Chine, faute de bien comprendre les habitudes de consommation et les conditions locales.
La prise en compte de cette distance culturelle a donc inspiré des changements importants dans les pratiques commerciales des multinationales implantées en Chine, depuis le marketing et la conception du produit jusqu’aux relations avec le gouvernement. KFC, par exemple, a développé un sandwich aromatisé au canard laqué, et Bill Gates de Microsoft a rencontré le président Hu Jintao pour discuter du piratage endémique des logiciels. Mais au-delà des simples groupes témoins et des études de marché, les entreprises ont besoin de trouver des responsables capables de comprendre les besoins locaux, de gérer les affaires en conséquence, et de travailler main dans la main aussi bien avec le siège social qu’avec les business units partout dans le monde.
Bien que le moindre coût de la main-d’œuvre soit souvent cité comme un avantage des recrutements locaux, ce n’est généralement vrai que pour les postes d’entrée et de milieu de gamme. Chez Procter & Gamble, par exemple, un dirigeant indiquait il y a quelques années qu’une embauche locale en Chine ne représentait généralement qu’un tiers du coût d’un expatrié. Mais suite à la hausse du revenu moyen et à l’appréciation de la monnaie chinoise, cet écart a commencé à se fermer. A l’heure où la concurrence pour les talents locaux de haut niveau s’intensifie, les meilleurs cadres supérieurs chinois pourraient à terme devenir aussi chers que leurs homologues étrangers.
Hauts potentiels
Tout en reconnaissant la nécessité évidente de localiser leur recrutement, les multinationales peinent à atteindre cet objectif. Première raison invoquée: la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Le cabinet McKinsey a récemment appelé cela “le paradoxe de l’approvisionnement” car il est difficile de trouver des profils acceptables malgré le volume des candidats de niveau universitaire. En 2005, ce cabinet a prédit une guerre imminente pour la chasse au CV, estimant que dans certains secteurs “moins de 10% des candidats à un emploi, en moyenne, convenaient pour le travail dans une entreprise étrangère”. Le recrutement est également difficile parce que les meilleurs étudiants ne font pas toujours les meilleurs employés. Comme le remarque John Holden, ancien président du Comité national pour les relations sino-américaines, “certaines multinationales préfèrent ne pas embaucher de nouveaux diplômés issus des universités d’élite chinoises, préférant se tourner vers des candidats provenant d’universités de second rang et des universités régionales, qui sont plus ancrés dans la vie active et, peut-être, ont plus d’ambition.”
On constate de fait une amélioration significative de la qualité des managers, qui peut être attribuée à de plus larges possibilités en matière d’éducation et d’emploi. Tout d’abord, plus de Chinois étudient à l’étranger: en 2010, le nombre d’étudiants chinois à l’étranger était à peu près de 200 000, en augmentation de 30% par rapport à 2009 pour les seuls États-Unis. Ensuite, la formation des cadres est à la fois en train de s’améliorer et plus en phase avec les pratiques établies: la China Europe International Business School a récemment débauché son nouveau doyen de la Harvard Business School, dans un effort visant à réformer son corps professoral, d’améliorer sa collecte de fonds, mais aussi de valoriser sa marque et la culture propre à l’école. De même, la Guanghua School de l’Université de Pékin utilise de plus en plus le matériel universitaire de la London Business School et de la Harvard Business School. Enfin, avec la présence accrue de multinationales en Chine, le pool de managers locaux rompus aux pratiques multinationales a augmenté. En conséquence, aussi bien la quantité que la qualité des managers chinois va grandissant.
Pourtant, la demande pour les meilleurs profils continue de dépasser l’offre, pour trois raisons principalement. Premièrement, de plus en plus d’entreprises étrangères accentuent leur présence sur le marché chinois. Deuxièmement, les multinationales cherchent à augmenter la proportion de personnel local dans leurs organisations. Selon Brian Newman, directeur financier de PepsiCo Chine, “nous sommes maintenant presque entièrement localisés, à l’exception de quelques postes de cadres dirigeants”. Troisièmement, profiter d’un marché chinois en plein développement nécessite souvent un rythme d’expansion effréné, ce qui nécessite de plus en plus de cadres d’un calibre de plus en plus élevé.
Les chasseurs de tête fourbissent leurs armes
La chasse aux talents n’est pas réservée aux multinationales: désormais, en Chine, les entreprises, publiques tout autant que privées, sont en train de prendre une plus large part du gâteau des meilleurs profils disponibles grâce à des offres convaincantes, souvent au détriment des multinationales. Or les avantages traditionnels de ces dernières pour attirer des candidatures – marques prestigieuses, rémunération supérieure et opportunités de carrière et de développement – sont en pleine érosion. Selon une enquête auprès des demandeurs d’emploi chinois réalisée en 2010 par Manpower, le nombre de sondés citant une société chinoise privée comme leur premier choix est en hausse de 5%, tandis que les entreprises étrangères accusent une baisse de 10% par rapport au même sondage quatre ans plus tôt. Les principaux moteurs de ce changement sont de meilleures possibilités de développement de carrière à long terme et une meilleure rémunération. Un dirigeant de Procter & Gamble le confirme: “La rémunération en Chine est très bonne, avec un triplement des salaires après trois ans. Sans parler des logements ou véhicules de fonction, ou des prêts sans intérêt que vous obtenez lorsque vous gravissez les échelons. Nous ne sommes pas radins, mais nous ne pouvons tout simplement pas rivaliser avec les stock-options délirantes que les entreprises chinoises mettent sur la table lorsqu’elles veulent un nouveau directeur du marketing.”
Le nombre d’entreprises locales agressives dans un marché en plein essor, couplé à la présence de liquidités substantielles tirées des bénéfices non répartis et du capital-risque, s’est traduite par un braconnage féroce autour des meilleurs profils locaux. Avec les bonnes qualifications, un cadre chinois de niveau intermédiaire travaillant dans une multinationale trouvera probablement un salaire plus élevé et de plus grandes responsabilités dans une entreprise chinoise. Par exemple, le directeur adjoint d’une grande société multinationale pourrait devenir directeur général d’une société cotée en bourse ou associé minoritaire d’un fonds de capital-investissement, et participer activement à la croissance d’entreprises chinoises en plein démarrage. Comme le note Richard Sprague, un dirigeant de Microsoft basé à Beijing: “Nos employés savent qu’ils peuvent aller chez Baidu (une société high-tech chinoise) ou dans d’autres sociétés et y obtenir un grand fauteuil avec une centaine de personnes sous leurs ordres.” Pour les cadres qui ont fait leurs preuves, il y a souvent un généreux éventail d’alternatives associées à de plus hauts revenus.
L’attrait des possibilités extérieures est exacerbé par les frustrations que les employés chinois ressentent parfois lorsqu’ils travaillent pour une multinationale. Étant donné qu’ils présentent souvent leurs rapports à des cadres étrangers responsables d’unités d’affaires régionales ou mondiales, qui sont moins au fait des changements rapides ou des pratiques commerciales propres au marché chinois, les employés locaux ont le sentiment qu’ils perdent une grande partie de leur temps à “traduire” pour les étrangers. Par exemple, de nombreuses multinationales ont un contrôle interne rigoureux pour prévenir le détournement et la fraude qui peuvent présenter des risques importants sur un marché émergent comme la Chine. Les cadeaux pour les responsables gouvernementaux et les partenaires commerciaux – en d’autres termes, le bakchich – sont strictement encadrés en termes de valeur et de pertinence, même à l’occasion des grandes fêtes chinoises, lorsque de telles pratiques sont monnaie courante. Comme l’observe un expatrié, les cadres locaux estiment qu’avec ces règlements établis par les dirigeants étrangers, “ils n’ont pas les coudées franches, ce qui rend leur travail impossible”. Des opportunités externes peuvent donc présenter plus d’attrait lorsque les responsables chinois se sentent limités par des opérations inefficaces ou insensibles aux exigences locales.
Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. Un directeur de programme académique dans une école de commerce chinoise de premier plan explique ainsi que la question fondamentale, c’est la confiance: “Est-ce que le siège vous fait confiance? Quand les employés locaux en doutent, ils partent. Le problème avec de nombreuses multinationales est que les systèmes visant à promouvoir les cadres locaux sont toujours improvisés. Sans la mise en place d’un système d’accompagnement formel, le processus consistant à identifier un ou deux meilleurs candidats par an, et à les envoyer à l’étranger et en espérant qu’il s’y développera le lien de confiance nécessaire, ne fonctionne pas. Les systèmes qui existent sont encore immatures.” En conséquence, les employés locaux peuvent parfois avoir le sentiment d’avoir au-dessus d’eux un “plafond de verre” qui limite leurs possibilités d’évolution au sein d’une multinationale. En sus de la concurrence croissante pour la chasse aux meilleurs profils locaux, ces questions de confiance, de style de travail et de trajectoire de carrière sont des défis majeurs lorsque l’on essaye de construire une solide équipe dirigeante locale.
Repérer la distance culturelle
La langue est une barrière souvent citée pour les multinationales en Chine. Alors que l’anglais est considéré comme la langue internationale des affaires, les multinationales constatent souvent que leurs cadres chinois doivent améliorer leurs compétences linguistiques dans la langue de Shakespeare pour être en mesure de travailler efficacement – et de s’exprimer de façon convaincante – dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle. Alors que de nombreux cadres se distinguent par leurs soft skills dans leur première langue, il est beaucoup plus difficile de faire preuve du même charisme et du même leadership dans une seconde, troisième ou quatrième langue, ce qui érode encore la confiance que les dirigeants, dans le pays d’origine de leur multinationale, peuvent placer en eux.
Les normes culturelles et les styles de travail sont tout aussi importants. Les cadres chinois ont tendance à être plus à l’aise dans des structures clairement hiérarchisées, par opposition à des structures plus ouvertes et collaboratives ou des environnements de bureau plus égalitaires. Comme le remarque un dirigeant de Microsoft, “les cadres chinois peuvent avoir du mal à évoluer au sein de multinationales et grimper les échelons lorsqu’il est nécessaire de défier l’autorité, d’exprimer des opinions divergentes et de prendre des risques”.
Enfin, les multinationales présentes en Chine pointent les difficultés liées à la mobilité géographique. Les liens familiaux et l’obligation culturelle de prendre soin de ses parents peuvent entraîner le personnel à s’opposer à la relocalisation. Procter & Gamble, par exemple, arrive à recruter massivement dans les universités de Pékin et Shanghai, mais est à la peine pour pourvoir des postes dans la Chine du Nord. Les Chinois, bien qu’avides de visibilité internationale, sont parfois réticents à quitter leur pays en raison des changements rapides du marché et de la peur de perdre le contact avec leur vie quotidienne, mais aussi de voir se dissiper leur connaissance des affaires locales dans un pays qui évolue à toute allure. L’affectation par rotation, avec des changements géographiques, jugée primordiale dans le développement de carrière de certaines multinationales, aboutit souvent à un prix à payer élevé tant pour la carrière que pour la vie de famille du point de vue des talents locaux.
Expatriation inversée
En réponse à ces défis, les grandes multinationales ont développé des initiatives internes pour répondre à ces obstacles et devenir des espaces de développement de carrière plus attirants pour les meilleurs cadres locaux. General Motors, Microsoft, Procter & Gamble, PepsiCo et d’autres multinationales ont recours à un arsenal de programmes pour s’attirer et capter la crème de la crème en Chine. Ces initiatives comprennent, entre autres, des rotations globales, une formation interne, des incitations financières et une collaboration avec les universités locales pour développer des cursus conjointement.
Microsoft, par exemple, utilise deux méthodes pour exposer ses cadres chinois à un contexte international: la première envoie les meilleurs cadres américains en Chine pour travailler côte à côte avec les employés locaux et assurer un coaching de développement. La seconde – parfois considérée comme un programme “d’expatriation inversée” – envoie des cadres chinois aux États-Unis pendant plusieurs mois pour acquérir une meilleure compréhension des opérations menées au siège social et pour y emmagasiner une expérience précieuse en travaillant dans un environnement étranger.
Mais une implication dans le monde académique chinois peut aussi être un atout. De nombreuses entreprises soulignent leur engagement auprès des universités locales, soit par le biais de cursus en alternance, soit à travers du parrainage ou encore une participation à des événements ayant trait au monde de de l’industrie, tels que des concours d’études de cas et des tables rondes. Les entreprises renvoient aussi invariablement à leur plaidoyer en faveur de formations de management général plus rigoureuses. Selon un dirigeant de GM Chine, “la pensée critique et la résolution créative de problèmes – deux compétences fondamentales pour un cadre ou même pour tout membre du personnel, à tous les niveaux au sein d’une multinationale – sont clairement des aspects qui demandent à être mieux développés dans le système éducatif chinois”.
Au-delà des questions de formation et de développement, les employés chinois – comme tout le monde – déterminent aussi leurs choix de carrière en fonction de leur rémunération. Comme on l’a évoqué précédemment, l’un des défis auxquels doivent faire face les multinationales lorsqu’elles abordent ce sujet avec leurs employés chinois, en particulier les cadres et les professionnels du développement d’entreprise, concerne une différence fondamentale dans la façon dont les multinationales et les entreprises locales chinoises obtiennent des marchés en Chine. Les professionnels chinois considèrent les dessous de table et autres cadeaux comme étant tout à fait normaux et comme partie intégrante de la culture commerciale chinoise, tandis que les multinationales, quel que soit leur point de vue, doivent pour leur part se plier aux normes en vigueur dans leur pays d’origine et également, si ce sont des entreprises cotées en bourse, aux lois des pays où elles sont cotées (par exemple, le Foreign Corrupt Practices Act aux États-Unis, un dispositif législatif anti-corruption).
Bien souvent, les cadres chinois d’une multinationale ont le sentiment que cela les met dans une position désavantageuse lorsqu’ils sont en concurrence sur un marché avec leurs homologues de sociétés chinoises ; c’est un vecteur de tensions et peut potentiellement aboutir à un motif pour quitter l’entreprise. Pour lutter contre ce phénomène, les multinationales ont un choix à faire parmi un éventail d’options tactiques. Elles peuvent, de leur propre initiative, jouer la transparence en ce qui concerne leur politique de commissions, elles peuvent s’efforcer d’offrir aux employés un plan de carrière avec une orientation claire sur les possibilités d’évolution ; enfin elles peuvent tout simplement faire en sorte que le travail soit intéressant. Un dirigeant de Microsoft déclare ainsi: “Nos salariés ont l’opportunité de venir travailler sur des projets prestigieux, à la technologie de pointe et dont le processus de développement fait appel à des logiciels sophistiqués. C’est aussi important, si ce n’est plus, que leur salaire.”
Plusieurs multinationales ont quitté la Chine parce qu’elles ne parvenaient pas à naviguer parmi ces écueils. Pour celles qui restent ou qui arrivent, parvenir à gérer les meilleurs candidats a constitué, au cours de la dernière décennie, un enjeu capital pour le succès. Gageons que cela restera vrai longtemps.
Cet article a été écrit par Phillip Dodyk, Alexander Richardson et Michael Wu, membres de la promotion 2013 de la Wharton School. Il a été originellement publié le 3 janvier 2012 dans Knowledge@Wharton sous le titre “Talent Management at Multinational Firms in China”. Copyright Knowledge@Wharton. Tous droits réservés. Traduit et republié sur autorisation.
References
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