La Pologne s'est engagée en 2009 dans la production de gaz et de pétrole de schiste. Ce choix a intégré les perspectives économiques, mais aussi les questions sensibles de l'indépendance énergétique et de la sortie du tout-charbon. L'expérience polonaise est ainsi ancrée dans une situation particulière. Peut-elle servir de modèle?
Quelles sont les particularités de la situation polonaise?
Pour les identifier, on peut risquer une comparaison avec un pays comme la France. Il y a entre les deux pays quelques similitudes notables et de réelles différences, qui donnent sens à une comparaison.
Tout d’abord, dans le domaine de la production électrique, l’un et l’autre sont marqués par la prédominance d’une seule ressource. En France, c’est le nucléaire, en Pologne, c’est le charbon: 94% de l’électricité est produite à partir de cette matière, qui est très abondante au sud du pays. Les deux pays, pour des raisons différentes, s’interrogent aujourd’hui sur l’opportunité d’une diversification. Pour les Polonais, la question se pose avec une certaine urgence: tout d’abord, même si leur production couvre leur consommation ils dépendent d’un combustible dont les cours mondiaux sont volatiles, ce qui est source de fragilité; ensuite et surtout, les émissions de CO2 sont réglementées au sein de l’UE et le pays risque de payer très cher une spécialisation héritée de l’époque soviétique. La Pologne émet chaque année environ 9 tonnes de CO2 par habitant, près du double de la moyenne européenne.
Deuxième similitude, dans les deux pays la question de l’énergie est fortement liée à celle de la souveraineté. En France, c’est sensible depuis les années 1970 et les chocs pétroliers. En Pologne, c’est encore plus net: la relation historiquement complexe avec le voisin russe se complique encore aujourd’hui par le fait que la Russie est le premier fournisseur de gaz naturel. Les Polonais paient ce gaz de 30 à 40% au-dessus des prix du marché (ceux qui sont consentis aux Allemands, par exemple), et de surcroît ils dépendent de l’infrastructure qui passe par l’Ukraine et la Biélorussie. Lorsque les Russes décident de fermer le robinet parce que les Ukrainiens ou les Biélorusses ne paient pas leurs factures, les Polonais se retrouvent piégés. Le lancement de Northstream, le pipeline russe qui passe par la Baltique, n’offre en rien une solution: visant essentiellement l’Allemagne, il contourne la Pologne. Et les Russes s’en servent pour justifier les différences de prix entre les clients servis via les anciennes infrastructures et ceux qui bénéficient des nouvelles.
Ces similitudes contrastent avec des différences fondamentales, qui tiennent notamment à la qualité du réseau de distribution. La France dispose d’un réseau exceptionnel, qui dessert aussi bien les particuliers que les industriels. Pendant près de cinquante ans elle a eu, avec le gisement de Lacq, sa propre production de gaz, ce qui lui a permis d’investir dans une infrastructure. L’investissement est déjà largement pérennisé. C’est ce qui explique, notamment, qu’elle puisse exploiter développer différentes options, comme la solution du gaz naturel liquéfié, qui est refroidi à – 161°C, ce qui divise son volume par 600 et facilite son transport. En Pologne, cette solution n’est pas compétitive, car le pays ne dispose pas des mêmes infrastructures.
Mais on observera que, ni en France ni en Pologne, le gaz liquéfié ne suffit à couvrir les niveaux de consommation. C’est dans ce contexte que le développement d’une exploitation du gaz de schiste pourrait avoir du sens. Il s’agirait non seulement pour chacun des deux pays de couvrir ses besoins propres, mais aussi de devenir l’un des acteurs du marché, en devenant exportateur net (de gaz pour la Pologne, d’énergie ensuite; en notant bien que nous raisonnons ici à 15 ou 20 ans).
La perspective d’exploiter du gaz et du pétrole de schiste en Europe change-t-elle radicalement les règles du jeu?
Notons tout d’abord qu’on ne sait pas encore exactement ce que contiennent les sous-sols, même si, nous y reviendrons, l’expérience polonaise permet de s’en faire une idée. Ensuite, il faut distinguer le gaz et le pétrole.
Dans le premier cas, il ne s’agirait que d’une évolution incrémentale, qui changerait la donne au niveau local mais n’impacterait guère les marchés mondiaux car les volumes considérés n’ajoutent pas significativement aux immenses réserves du Kazakhstan et des autres grands producteurs mondiaux. En revanche la perspective de produire du pétrole aurait un impact beaucoup plus significatif, comme on peut déjà le mesurer avec ce qui se passe aux États-Unis depuis dix ans. On peut parfaitement imaginer de reculer de plusieurs dizaines d’années la «fin du pétrole», c’est-à-dire le moment où l’épuisement des ressources, conjugué à la cherté des prix, nous aura collectivement obligés à passer à autre chose.
En attendant nous entrons dans une période de compétition stratégique pour l’accès aux ressources, comme on peut le voir au Kazakhstan où les Chinois dépensent des fortunes pour sécuriser leurs approvisionnements. C’est vrai, au demeurant, pour de nombreuses matières premières, mais la question de l’énergie est évidemment centrale dans cette compétition globale et le fait de disposer de ressources est un atout stratégique d’une valeur cruciale. On le voit par défaut: la crise économique en cours n’a pas fait baisser dramatiquement le niveau des prix.
En attendant, l’exploitation de certains gisements n’est rentable qu’à partir de seuils élevés, 70 ou 80 dollars le baril en ce qui concerne les pétroles issus des sables bitumeux. L’exploitation des pétroles de schiste n’est-elle pas elle aussi coûteuse, et en se lançant dans une démarche de production ne court-on pas le risque de mobiliser des investissements qui ne seraient pas rentables à court-moyen terme?
Les situations varient d’un gisement à l’autre, mais dans l’absolu il ne faut pas oublier qu’on est aujourd’hui capable d’exploiter des gisements offshore à 4000 ou 5000 m sous le niveau de la mer, ce qui est très onéreux. Si de tels gisements sont rentables, alors mêmes que les normes sont aujourd’hui drastiques et que les coûts d’assurance ont monté, il n’y a pas de raison pour que des gisements continentaux présentent une équation économique plus tendue.
Cela dit, il est vrai qu’on a vu au cours de la dernière décennie des à-coups de la production, qui ont contribué à la volatilité des prix. En Russie, notamment, des projets étaient lancés, puis arrêtés, au gré des cours du brut. Mais d’une certaine façon c’est surtout un problème russe: les pays de l’OPEP, par exemple, bénéficient d’une expérience bien supérieure, qui leur permet de gérer leurs ressources avec beaucoup plus de finesse tout en améliorant leurs taux de recouvrement. Les Russes sont encore en phase d’apprentissage.
Pour répondre à votre question, je dirais donc que le monde industriel saura gérer les incertitudes sur les cours: c’est aujourd’hui le cœur de métier dans le domaine du pétrole.
Revenons à la Pologne. Comment la situation se présente-t-elle aujourd’hui?
Tout est allé très vite, et en même temps la façon dont les pouvoirs publics ont mis en œuvre la démarche semble raisonnable. Très vite: une centaine de licences ont déjà été distribuées, représentant près de la moitié du territoire polonais: 150000 km2 (sur 330000). Fin 2011, une quinzaine de forages d’exploration avaient été entrepris.
Au total, 40% des licences ont été attribuées à des entreprises polonaises. Le reste est surtout allé à des grands groupes anglo-saxons, à Statoil (Norvège), aux Japonais. Côté polonais, il y a trois acteurs principaux. Le premier est PKN (Polski Koncern Naftowy), une société plutôt spécialisée dans le raffinage et la distribution, qui trouve là sa première opportunité de faire de l’upstream. Ils ont fait beaucoup d’efforts pour faire valoir leur technologie et les précautions qu’ils allaient prendre. Ils ont obtenu sept licences et commencé deux forages. Le second est Polskie Górnictwo Naftowe i Gazownictwo (PGNiG), une entreprise publique basée à Varsovie qui a pour elle son expérience et a obtenu 17 licences. Ils sont aujourd’hui suffisamment avancés pour évoquer des dates de début de production, vers 2013-2014 – c’est-à-dire demain! Enfin, il y a Petrolinvest, dont je suis le président et qui présente un profil différent, plus entrepreneurial et centré sur l’exploration. Nous avons obtenu 13 licences, parquées dans trois structures et qui seront exploitées en partenariat. L’un de nos partenaires est un acteur polonais de l’électricité, qui songe à reconvertir deux centrales à charbon situées à proximité d’un des gisements.
Cette question de la proximité est essentielle dans le contexte polonais, et ce sera un vrai challenge de mettre en place un réseau de gazoducs – une infrastructure qui requiert une technologie avancée. Cela explique qu’en Pologne, l’exploitation de gaz vise d’abord une clientèle industrielle, et non le marché des particuliers.
Sur les cent licences attribuées, combien donneront lieu à une exploitation industrielle?
Si l’on se base sur l’exemple américain, après dix ans les statistiques disent que le taux de probabilité est de l’ordre de 40%, ce qui est élevé. Les autorités polonaises sont parties sur une estimation plus modeste, 10%; l’industrie anticipe que le taux réel sera entre 15 et 20%. Ces chiffres sont à prendre avec précaution: il ne s’agit que d’un regard statistique sur l’ensemble des réserves. Un nouveau rapport préparé par l’Institut national polonais sera publié d’ici fin mars; et il est encore trop tôt pour préjuger du niveau de rentabilité de ces opérations.
Pratiquement, comment cela se passe-t-il? On part d’une analyse géologique qui permet d’avoir de bonnes présomptions de trouver un gisement. On fait ensuite un ou deux forages exploratoires, pour vérifier la qualité des réservoirs – leur capacité à générer un flux. On procède ensuite à des mesures sismiques.
Après, seulement?
Oui, car cela prend beaucoup de temps pour interpréter les données. Certains industriels sont très bien équipés – vous en avez parlé, je crois, avec Philippe Ricoux qui s’occupe des supercalculateurs chez Total. Mais quelle que soit la qualité des modèles obtenus, il faut encore que des experts passent du temps pour interpréter et tester les résultats. C’est pour cette raison que l’on procède aux premiers forages avant, et non après les études sismiques; tout d’abord les forages exploratoires permettent de recueillir des données supplémentaires, ensuite la longue et coûteuse étape du travail d’interprétation n’est menée que si cela est économiquement raisonnable.
On pourrait imaginer que ce travail soit du domaine public, pour informer les autorités et le public des risques associés au forage…
Dans les faits, ce sont des données considérées comme hautement sensibles, et c’est pourquoi elles ne sont pas dans le domaine public. Non parce que les compagnies voudraient dissimuler des choses au public, mais parce qu’elles ne souhaitent pas informer leurs concurrents. Quand on se prépare à exploiter un champ, la qualité des données sismiques est essentielle pour optimiser les investissements. On travaille à des profondeurs de 3000, 4000, parfois 6000 m, ce qui représente des investissements de 10 à 20 millions par puits. La qualité des données et de leur interprétation détermine des calculs économiques, et pour les majors chaque 5% ou 10% gagnés comptent.
Que ces études soient réalisées par le secteur privé ne veut pas dire qu’elles ne sont pas menées d’une façon sérieuse: si les majors disposent de départements spécialisés, les autres font travailler des spécialistes – il y a des spécialistes mondiaux, qui jouent leur réputation sur ces études et ne plaisantent pas avec l’évaluation des risques.
Néanmoins, on ne peut imaginer de laisser les acteurs économiques s’emparer seuls de ces sujets. Quelle a été en Pologne l’implication des pouvoirs publics?
Les autorités, et au-delà la classe politique, se sont véritablement appropriées le sujet, en essayant d’articuler les différents enjeux: la sécurité environnementale, l’indépendance énergétique, les recettes fiscales, l’acceptabilité sociale… Le débat a été mené d’une façon éclairée, avec l’apport de points de vue critiques et au final un assez large consensus sur la démarche adoptée.
Pour saisir l’objet de ce consensus, il faut comprendre que le thème dominant a été celui de l’indépendance énergétique, c’est-à-dire la relation à la Russie. C’est un thème politique majeur pour les Polonais, et c’est autour de ce thème que s’est cristallisé le consensus. Sur cette base, c’est assez rapidement l’idée d’une opportunité à saisir qui s’est imposée – opportunité économique et industrielle pour le pays, source de revenus possible pour l’Etat. Une opportunité qu’il convenait de saisir, mais raisonnablement, ce qui couvre différents aspects. Le premier aspect, c’est à qui et comment on distribue les licences (et notamment quel mix entre acteurs polonais et compagnies étrangères); vient ensuite une bonne définition de l’environnement fiscal (comment en tirer des revenus sans étouffer les acteurs).
La question de l’environnement naturel a été fortement liée à la perspective de sortir du tout-charbon, qui est extrêmement polluant. A cet égard, les débats polonais ont été menés à fronts renversés par rapport aux polémiques françaises. La Pologne a fait de gros efforts, depuis 1989, pour éliminer ses émissions de poussières, d’oxydes de soufre et d’azote, mais le charbon reste un combustible très polluant. Dans ces conditions – et dans un pays dont la tradition minière reste forte – la perspective d’exploiter du gaz de schiste n’apparaît pas rédhibitoire en termes d’atteintes à l’environnement, et son utilisation dans la production électrique permettra de faire baisser les émissions de CO2 – car les centrales au gaz sont plus rentables et plus propres que les centrales au charbon.
Ce qui ressort de cette démarche, c’est un choix fort de la classe politique, suivie en cela par la société polonaise. On peut noter également qu’à la différence de la Norvège, qui possède elle aussi d’énormes réserves d’hydrocarbures et dont le rapport à la souveraineté est également très sensible (le pays n’a obtenu son indépendance qu’en 1916), la Pologne n’a pas assorti sa décision d’une prise de distance vis-à-vis de l’Union européenne. Elle reste au contraire très soucieuse de se mettre aux normes européennes, qui imposent des procédures assez strictes sur la mise en vente des licences (les premières ont été données, depuis le 1er janvier 2012 elles sont mises aux enchères. En fait, l’existence de ces normes, et notamment des exigences de transparence, apparaît comme une protection contre les risques de voir capter les intérêts publics par des intérêts privés. Les pouvoirs publics polonais ont donc utilisé cette sécurité, à la fois lors du débat public et lors de la mise en œuvre de la deuxième phase de licences. Au total, leur position a été très attentive et ils n’ont jamais perdu la main, ce qui leur a permis de déterminer une stratégie mûrement pesée et plutôt bien construite; plus convaincante, en tout cas, que ce que l’on a vu dans d’autres pays.
——
Cette interview est une étude de cas qui s’inscrit dans une série en cours sur les gaz et pétroles de schiste. D’autres thèmes, et notamment la question générale de l’environnement, seront traités dans des articles ultérieurs.
References
- BOOKS
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La Revolution des Gaz de SchisteMousseau Normand
List Price: EUR 21,00
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- Online
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- Etat du gaz de schiste en Pologne (Dominique Le Masne, Ambassade de France à Varsovie, 26 octobre 2011)
- La carte des concessions polonaises
- L’état de l’opinion (Romandie.com/AFP, septembre 2011)
- Poland's shale gas play takes on Russian power (Reuters, 9 février 2012)
- The future of Polish shale gas (Peter Zeihan, Euractiv.com, 23 août 2011)
- Strategy and opportunity for Europe's gas producers and their partners (Programme de la conférence de Varsovie, novembre 2012)
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