Le secteur aérien est promis à une forte croissance dans les prochaines décennies, mais les contraintes environnementales et le prix des hydrocarbures imposent une course à l'innovation. Sur quelles pistes travaillent les constructeurs? Les pays émergents, qui représentent l'essentiel des nouveaux marchés, sont-ils des concurrents sérieux?
ParisTech Review – Le secteur aérien traverse une période paradoxale. Certaines compagnies aériennes vont mal, tandis que d’autres multiplient les commandes massives. Dans ce contexte, comment se prépare l’avion du futur?
Jean-Paul Herteman – Le trafic aérien a été multiplié par dix en près de 40 ans, malgré trois chocs pétroliers. Il ne faut pas extrapoler imprudemment à partir du passé, mais il faut le connaître. Depuis le début de l’ère industrielle du transport aérien, c’est-à-dire la fin des années 1960 et le début des années 1970, le trafic a progressé deux fois plus vite que le PIB, ce qui est typique d’une industrie non mature, pour laquelle la saturation des besoins n’est toujours pas atteinte.
Pour l’automobile, à titre de comparaison, l’élasticité est juste au-dessus de un. Il reste donc, dans l’aérien, de fortes marges de croissance. D’ailleurs, deux tiers des flottes sont en Europe ou aux Etats-Unis, alors que deux tiers des carnets de commandes émanent des pays émergents et notamment des Bric (Brésil, Russie, Inde Chine).
Pour l’aérien, ce taux de progression est-il durable?
Certainement. La demande de mobilité aérienne n’est pas encore satisfaite. On le voit dans nos pays avec le succès des nouveaux acteurs low cost, mais le vrai relais de croissance, ce sont les pays émergents. En 2011, le Chinois moyen vole une fois tous les dix ans, l’Américain moyen deux fois par an. Imaginons un instant une Chine dans laquelle on volerait autant qu’en Amérique: il faudrait pour cela doubler la flotte mondiale actuelle.
Cela semble énorme, inquiétant même au regard du changement climatique, mais le passé doit nous rendre optimistes à cet égard. Car si l’offre a pu suivre la demande depuis 40 ans, c’est que la consommation de pétrole par passager et par kilomètre a été diminuée par quatre. Comment? Les motoristes estiment que c’est de leur fait et les avionneurs relativisent en leur laissant la moitié de ce résultat. Toujours est-il que dans un avion ultramoderne comme l’A380, un passager consomme seulement trois litres aux 100 km. C’est mieux qu’une automobile.
Toutes les études montrent qu’il faut passer à deux litres aux 100 pour que la demande de transport soit fournie en 2020 dans des conditions acceptables pour l’environnement. C’est possible?
L’enjeu, c’est effectivement de voir le trafic aérien croître, avec un bilan carbone stable ou en recul, et un bilan économique qui permette aux compagnies de toucher un public toujours plus vaste. C’est possible et nous allons le faire. Cet objectif de deux litres a été fixé par des groupes de travail au niveau européen puis au niveau français. On prévoit dans les 20 ans à venir un doublement du trafic aérien et nous voulons diviser par deux l’empreinte carbone de ce trafic. Voilà l’équation. Elle est difficile. Il faut mettre sur le marché des produits deux fois moins gourmands en carburant fossile. Il faut aussi faire des efforts importants sur le bruit (50%) et sur les émissions d’oxyde d’azote (80%). Nous nous y attelons.
Dans la gamme des courts-moyens courriers, les A320 d’Airbus et B737 de Boeing principalement, nous sommes en train d’introduire une génération de moteurs qui consomment 15% de moins. Un exemple: nous travaillons sur une motorisation hybride qui permettra de faire rouler l’avion au sol grâce à un petit groupe électrogène auxiliaire placé dans la queue de l’avion. Le “taxiage” sera donc électrique et vert. A cet effet, Safran a développé avec Honeywell un moteur électrique qui équipera les trains d’atterrissage principaux des avions. Sur un Paris-Nice, cet équipement pourrait faire gagner jusqu’à 5% de consommation.
C’est un bon début, mais il faut atteindre 50%…
Oui, à l’horizon 2020-2025. Nous n’allons donc pas nous arrêter là. De toute façon, les lois physiques conduisent toutes à un moment donné à une asymptote. Pour aller plus loin contre les émissions de CO2, la baisse de la consommation ne suffira pas.
Il faudra mettre au point de nouveaux carburants, une sorte de biomasse intelligente, affectée d’une empreinte carbone négative, c’est-à-dire qui ne réclame pas une énergie énorme pour être fabriquée et qui n’est pas en concurrence avec la chaîne agroalimentaire. Cela exclut le maïs, par exemple, qui sert à alimenter la population de la planète. Plutôt des algues ou des plantes grasses, qui peuvent être cultivées dans des zones tropicales désertiques et irriguées à l’eau de mer. Cette voie – “biomass to liquid” – est prometteuse, à condition de ne pas prélever trop sur les ressources hydriques.
L’hydrotraitement d’huiles végétales (HVO) est une autre option. Ces biocarburants produits à base de biomasse possèdent des propriétés quasiment identiques à celles du kérosène. Ils pourraient réduire les émissions de gaz à effet de serre de 70 à 80%. Ils présentent aussi l’avantage d’être “drop-in”: on peut directement les mélanger avec le kérosène classique. Ce n’est pas un rêve. Dans 20 ans, le carburant à partir de la biomasse prendra progressivement le relais. On a déjà fait voler des avions avec ce type de carburant.
Mêmes les nouveaux carburants ne permettront pas seuls d’atteindre vos objectifs.
Nous sommes loin d’avoir atteint l’asymptote de la performance technologique, économique et écologique du transport aérien. Cette évolution des carburants sera l’ultime étape. Nous allons aussi travailler sur la masse, les matériaux, la capacité fluide et la propulsion.
La clé de l’augmentation de la performance du moteur à réaction – qui fonctionne sur un cycle de Carnot, avec combustion, compression et détente – c’est le rendement de propulsion, c’est-à-dire le transfert de l’énergie thermodynamique en énergie cinétique. Ce rendement reste relativement modeste. Comparons à d’autres modes de transport. Pour un train, le frottement roue sur rail est très faible, avec un rendement de propulsion proche de 98%. Pour une automobile, si vous considérez la transmission, le cardan et la boite de vitesse et les pneus, vous atteignez encore 80%. Dans un moteur d’avion à réaction, on reste en 2011 sous les 50%. La marge de progrès est énorme.
Comment exploiter cette marge?
Pour augmenter le rendement de propulsion, il faut augmenter le débit d’air qui traverse la machine, ce qui conduit à une augmentation de la taille du moteur. Cela provoque des difficultés d’intégration du moteur car il faut compter aussi avec la taille des trains d’atterrissage. Cela cause également des difficultés mécaniques car il faut un réducteur de vitesse entre la turbine et la soufflante. Cette course à la taille des réacteurs pose enfin des problèmes de sécurité, en particulier en cas d’ingestion d’oiseaux. Les débits d’air sont énormes. Ils commencent à représenter l’équivalent de 30% du débit d’air dévié par la voilure.
Le taux de dilution, c’est-à-dire le rapport entre le flux d’air qui ne passe pas par le cycle de Carnot complet (celui qui est simplement accéléré et détendu par la soufflante) et le flux qui traverse bien la chambre de combustion, augmente vertigineusement. Il était de un pour un pour les premiers avions à réaction. La génération du CFM 56 était à cinq. Les nouveaux moteurs qui arrivent sur le marché sont à dix. Dans 20 ans, on sera à 30! Les enjeux de sécurité sont considérables. Quand nous testons ces énormes soufflantes pour mesurer par exemple quel serait l’impact d’un oiseau, nous utilisons les mêmes équations sur les fluides visqueux que pour l’analyse de l’impact d’un avion qui tomberait sur une centrale nucléaire.
On évoque souvent l’avion “intelligent”, de quoi s’agit-il?
De plusieurs choses. L’intelligence d’un avion, c’est d’abord sa capacité à interagir avec le système de contrôle de trafic pour gérer sa trajectoire en quatre dimensions. C’est un des aspects de la géolocalisation satellitaire. Quand nous aurons dans le monde deux ou trois systèmes de type GPS, la redondance et la fiabilité des informations seront suffisantes et nous pourrons gagner jusqu’à 10% supplémentaires de consommation en optimisant les trajectoires.
Par ailleurs, dans des avions de plus en plus électriques, voire tout électriques, au lieu d’avoir toutes les pièces mobiles actionnées par la puissance hydraulique, au prix de mécanismes très lourds (on peut certes augmenter la pression, mais au détriment de la fiabilité), on installera des vérins électriques. L’objectif: mutualiser les électroniques de puissance en séquençant l’utilisation de l’énergie. Pour prendre un exemple, on ne freine pas en même temps qu’on sort les trains. On peut donc optimiser “intelligemment” l’énergie secondaire dans un avion. Sur l’A380, pour citer un exemple, l’inversion de poussée est réalisée avec des vérins électriques.
L’avion trop “intelligent”, ce n’est pas dangereux?
L’interface homme machine reste un point majeur de focalisation. Que ce soit une machine actuelle avec beaucoup de modes d’assistance ou une machine rustique des débuts, le lien entre le pilote et le système a toujours été une obsession de l’industrie aéronautique.
Le marché aérien chinois tiendra-t-il ses fabuleuses promesses?
Le phénoménal développement économique de la Chine est en train de se doubler d’un développement technologique en profondeur. Ce pays est un des premiers déposants de brevets dans le monde et il forme, en pourcentage de la population, le même taux d’ingénieurs que la France. Inutile de faire comme si cette réalité n’en était pas une. En Chine, le transport aérien a commencé à la fin des années 1980 et s’est développé rapidement, les Chinois démontrant très vite une capacité à développer des infrastructures: des aéroports, du contrôle de trafic aérien, pendant que l’Inde voisine prenait un gros retard.
Au début des années 1990, la première initiative que nous avons prise en Chine a été d’ouvrir, près de Chengdu, un centre de formation à l’entretien de nos moteurs. A l’époque, le trafic était modeste. Chaque année, le trafic croit entre 15 et 20% (deux fois plus vite que le PIB). Et chaque année, entre 20% et 25% de la production de Safran part en Chine. La Chine est de loin notre premier client: nous animons une société de maintenance en joint venture avec les compagnies aériennes chinoises.
L’hélicoptère civil est aussi un domaine presque vierge en Chine?
Nous avons aussi conclu un premier partenariat de développement de produits dans les turbines d’hélicoptère. Il s’agit d’un marché gigantesque. Dans la Chine actuelle, il n’y a pratiquement aucun hélicoptère. Cela est dû au fait que l’espace aérien est interdit jusqu’à 1500 mètres d’altitude, car réservé aux militaires. Les Chinois se rendent compte que quand il y a des crises, des catastrophes naturelles, l’hélicoptère manque. Contre 10000 hélicoptères aux Etats-Unis, il n’y en a que 600 en Chine, tous militaires. Le 12e plan quinquennal chinois vient de décider d’ouvrir l’espace aérien.
Le territoire chinois est immense et le littoral très étendu, sans compter que la Chine compte plus de 5000 îles. Il existe donc un besoin important d’hélicoptères pour de multiples fonctions comme la surveillance des frontières, la lutte contre le trafic de drogue, le contrôle des lignes électriques à haute tension ou l’extraction pétrolière.
Comment se passe pratiquement la coopération avec la Chine?
Pour que cela marche, il faut pouvoir s’appuyer sur des relations personnelles profondes. La culture chinoise est moins une culture du contrat écrit que de rapports installés dans la durée.
Nous faisons peu de transferts de technologie, et nous les valorisons toujours à un niveau élevé. C’est une règle dans le domaine de l’aéronautique. Il y a des précédents célèbres. Quand la France a lancé l’alliance avec General Electric sur le CFM 56 après un accord entre Nixon et Pompidou, Nixon a dit: “On tente le coup, mais pas de transfert de technologie vers la France.” Nous avons joué le jeu et aujourd’hui, c’est un des plus beaux exemples de coopération transatlantique. La clé du succès, ce fut l’entente profonde entre le président de la Snecma de l’époque, René Ravaud, et son homologue de GE Moteurs d’avions, Gerhard Neumann.
Le monde de l’aviation est, par construction, multipolaire et global. N’oubliez pas que Safran vend deux fois plus de moteurs à Boeing qu’à Airbus et que dans un Airbus, il y a 40% de contenu américain.
Les pays émergents fabriqueront-ils un jour des avions comparables aux Boeing et aux Airbus?
En 2011, le troisième avionneur mondial, c’est Embraer, une entreprise brésilienne. Un jour, les Chinois feront eux aussi des avions. Pour l’instant, ceux qu’ils fabriquent sont un mélange d’industrie chinoise traditionnelle et de copie des anciens modèles soviétiques, mais ils progressent vite.
N’oublions pas qu’Airbus a mis 35 ans pour atteindre la parité avec Boeing. Dans l’aéronautique, élaborer puis développer un alliage composite pour un avion ou un moteur, cela prend 20 ans. C’est une durée qu’on ne sait pas vraiment raccourcir. On est dans le temps long, celui de la profondeur scientifique et de l’expérience. Il faut maîtriser la science extrêmement complexe du management de projet, qui demande de la capacité de synthèse et réclame l’intervention d’esprits transversaux capables d’amener des experts à partager leurs connaissances. La qualité individuelle des individus ne suffit pas. La profondeur scientifique, cela ne s’invente pas et cela ne s’achète pas.
Le temps long est aussi garant de la sécurité. Comme le nucléaire, l’aéronautique est une industrie où l’enjeu de sécurité est capital. C’est très réglementé, avec des procédures de certification internationale. Evidemment, les processus de certification en vigueur sont européens (EASA) et américains (FAA), ce qui donne aux pays développés un avantage considérable.
Sur le C919, qui doit devenir l’équivalent de l’A320, que font exactement les Chinois?
Nous faisons le moteur pour eux, ils font une partie du reste, c’est-à-dire la “carrosserie”: le fuselage, les ailes, bref les structures et une partie de l’intégration. Le système de navigation, les commandes de vol, la génération électrique, le moteur, le train, l’inverseur de poussée sont encore achetés aux pays occidentaux. Et dans un avion, le contenu technologique des équipements est au moins équivalent à celui de l’avion lui-même. Les Chinois sont au début de leur chemin, c’est vrai, mais l’important, c’est qu’ils ne s’arrêteront plus. Un avion vraiment chinois, ce n’est qu’une question de temps.
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Note des éditeurs : Safran est mécène de ParisTech Review.
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