Le 4 février 2011, le Conseil européen a fixé à 2014 l'achèvement du marché intérieur de l'énergie. La libéralisation lancée au début des années 1990 a donné des résultats contestés. De nouvelles dimensions sont apparues, le changement climatique et la sécurité d'approvisionnement. Cette complexification des enjeux a conduit à une recomposition partielle de la politique énergétique, désormais érigée au rang de priorité de l'Union. Quelles en sont les grandes lignes?
On dit souvent que l’Europe n’a pas de politique de l’énergie. Ce n’est pas exact: depuis la fin des années 1980, la Commission européenne a progressivement développé une politique spécifique, la libéralisation du secteur de l’électricité et du gaz.
20 ans de libéralisation
L’idée d’une action européenne dans le secteur de l’énergie était évidemment plus ancienne, puisqu’on la trouve aux sources de la coopération européenne et de son institutionnalisation au début des années 1950. Mais c’est de l’Acte unique européen de 1986 que la Commission a tiré un cadre juridique et un mandat politique lui permettant de procéder à la libéralisation du secteur, c’est-à-dire à un recours privilégié au marché pour remplacer les dispositifs d’intégration et de planification des investissements et des décisions des entreprises.
Depuis, trois paquets de directives ont été successivement adoptés par l’Union européenne (en 1996, 2003 et 2009), approfondissant un “modèle canonique” d’organisation de la concurrence pour les activités de réseaux : séparation des activités ouvertes à la concurrence (la production et la fourniture) et des infrastructures essentielles (les réseaux), instauration d’un régime spécifique d’accès des tiers à ces derniers, création au sein des États membres d’une fonction autonome de régulation sectorielle indépendante des gouvernements nationaux.
Aujourd’hui, l’essentiel de ce programme a été réalisé. Des autorités indépendantes sont installées dans chaque Etat membre et munies de pouvoirs étendus. Les gestionnaires de réseau de transport sont pour l’essentiel séparés patrimonialement des énergéticiens historiques – ou soumis à un cadre de régulation extrêmement tatillon s’ils ne le sont pas –, et depuis le 1er juillet 2007 tous les consommateurs européens peuvent choisir leur fournisseur.
Le changement de paradigme économique a été prolongé sur le terrain jurisprudentiel: présumés illégitimes, tous les systèmes relevant du service public, dérogatoires à l’application du droit de la concurrence (systèmes de compensation des coûts échoués, péréquation tarifaire, tarifs spéciaux), doivent faire l’objet d’une justification précise et préalable des États membres, assise sur un constat de défaillance du marché à atteindre ces mêmes objectifs.
Enfin, un marché de gros fonctionne à une échelle de plus en plus européenne, par couplage progressif des marchés nationaux, et sert de base à l’organisation des échanges entre énergéticiens européens. La mise en place de ce marché intérieur doit permettre d’augmenter la concurrence, et ainsi d’empêcher les anciens monopoles de profiter de rentes liées à une position dominante sur des marchés géographiquement segmentés.
L’Union européenne s’est même récemment dotée d’outils de planification du développement du réseau à l’échelle continentale au travers des plans européens de développement du réseau. Cette évolution très positive du troisième paquet énergie a eu peu d’échos, alors qu’elle s’inscrit parfaitement dans le projet de création du marché unique.
Un bilan contesté
A première vue, la politique européenne ainsi dessinée apparaît très cohérente. Pourtant, son bilan est contesté. Si les prix de l’électricité ont bien baissé dans un premier temps, ils ont subi une forte augmentation à partir de 2004, dépassant dans de nombreux pays les niveaux qui étaient les leurs avant l’ouverture des marchés. Devant l’insatisfaction grandissante, la Commission européenne a dû lancer en 2005 une enquête sur le fonctionnement du secteur et en a profité pour dresser un réquisitoire sur le fonctionnement des marchés, toujours marqués par l’intégration verticale et une forte concentration. Elle a par ailleurs utilisé le droit antitrust pour faire tendre l’organisation du marché vers la cible concurrentielle.
Mais, le plus souvent, cette politique n’a pas trouvé de relais au sein des États, notamment ceux qui comme la France ou l’Allemagne soutiennent la constitution d’opérateurs puissants. Le marché européen reste aujourd’hui dominé par de très grands groupes, y compris dans les pays qui, comme le Royaume-Uni, avaient bouleversé à la fin des années 1980 leurs structures industrielles afin d’y bannir l’intégration verticale.
Dans le même temps, de nombreux gouvernements ont érigé des mesures de protection contre l’augmentation des prix, maintenant des tarifs réglementés dont la légalité est contestée par la Commission européenne.
En France, dans un espace des possibles borné à la fois par la nécessité d’éviter une sanction de la part de la Commission (pour avoir maintenu des tarifs empêchant en pratique l’ouverture du marché), et par l’impossibilité politique d’augmenter les tarifs de l’électricité (du fait de la structure à bas coût du parc de production), une loi a été votée afin de concilier l’inconciliable, c’est-à-dire la conjonction du monopole de l’opérateur historique sur le nucléaire, de l’ouverture réelle du marché de la fourniture, et du maintien de prix inférieurs à la moyenne européenne pour les consommateurs français (loi NOME).
Au Royaume-Uni, le gouvernement a mis sous pression les fournisseurs afin qu’ils répercutent sur les factures les baisses de prix sur les marchés aussi rapidement que les hausses, et a lancé une réflexion d’ensemble sur l’organisation de son marché (energy market review).
En Allemagne, des tentations isolationnistes se manifestent sur le dossier énergétique, et c’est de manière unilatérale que le gouvernement a annoncé sa volonté de sortir du nucléaire suite à l’accident de Fukushima.
En somme, une forme de désenchantement règne quant aux réussites de la politique énergétique européenne. Pourquoi ce désamour?
Les raisons d’une déception
Dans d’autres secteurs économiques, la politique de libéralisation menée par l’Union européenne est considérée comme un succès. C’est par exemple le cas dans le secteur des télécommunications, où elle a favorisé non seulement la baisse des prix par l’accroissement de la pression concurrentielle, mais surtout une explosion de nouveaux services.
Or dans le secteur de l’électricité ou du gaz, la qualité du produit livré dépend très largement des gestionnaires de réseaux (c’est-à-dire du segment monopolistique de l’industrie), et non des opérateurs en compétition. Des innovations sont certes possibles à l’aval du compteur, mais la concurrence entre fournisseurs porte essentiellement sur les prix, à service inchangé, et ceci alors même que les coûts de l’activité de fourniture proprement dite (commercialisation auprès du client) demeurent marginaux. Dans ce secteur, plus de 90% des coûts sont attribuables à la production et à l’acheminement: les fournisseurs sont départagés sur un prix sur lequel ils n’exercent qu’une très faible influence. L’espace possible pour le développement d’une concurrence par l’innovation au niveau du marché de la fourniture apparaît ainsi très restreint, et c’est uniquement sur la variable prix de l’énergie que la libéralisation est jugée.
Or, en théorie, une libéralisation ne peut promettre la baisse des prix, mais seulement une meilleure allocation des ressources et une augmentation du surplus global. C’est pourtant bien sur la promesse implicite d’une baisse des prix que l’ouverture des marchés a été présentée dans les années 1990.
Le contexte a depuis profondément évolué sur la scène énergétique mondiale. Les prix du pétrole, faibles dans les années 1990 dans un monde encore marqué par le ralentissement de la demande et le contre-choc pétrolier de 1985-86, ont commencé à remonter fortement à partir de la fin de la décennie, tirés par la demande asiatique et une offre de production stagnante. Ils ont entraîné dans leur sillage ceux de toutes les énergies, et dès lors l’ouverture des marchés devait se poursuivre dans un contexte haussier.
Le secteur énergétique lui-même, considéré de manière un peu hâtive comme mature il y a 20 ans, doit désormais faire face à au défi considérable de présider à la transition énergétique vers un monde décarbonné. Or, si la libéralisation s’avère un excellent moyen pour optimiser l’utilisation des actifs existants, elle n’a pas encore prouvé sa capacité à permettre les investissements considérables qui s’avèrent nécessaires, et à orienter les financements vers les meilleurs projets.
Enfin, le resurgissement des craintes relatives à la sécurité des approvisionnements et au caractère incertain du monde tranchent avec l’approche des années 1990, marquée par le rêve de la fin de l’Histoire.
Le triangle de la nouvelle politique énergétique
Contexte changeant, nouveaux défis, objectifs renouvelés: la politique énergétique européenne s’est singulièrement complexifiée. On la représente désormais souvent sous la forme d’un triangle, dont la libéralisation ne constituerait que l’un des sommets (la “compétitivité”), les deux autres étant les engagements climatiques et la sécurité d’approvisionnement. Mais force est de constater que les institutions communautaires n’ont pu traiter jusqu’ici ces différents pôles que de manière hétérogène.
Le premier – la libéralisation – procède du marché unique. Les textes du troisième paquet qui viennent d’entrer en vigueur contiennent cependant des innovations majeures, comme les outils de planification à l’échelle européenne pour le développement du réseau, et ils créent un cadre institutionnel permettant de porter la politique énergétique européenne: association des régulateurs, associations des gestionnaires de réseau contribuant dans un cadre formel à la création de textes d’application des directives et règlements.
Mais la politique climatique de l’Union, élaborée à la suite des engagements de réduction des émissions souscrits par les pays européens dans le cadre du processus de Kyoto, a ses propres objectifs (les 20-20-20 en 2020: diminuer de 20% les émissions de gaz à effet de serre, accroître l’efficacité énergétique de 20%, porter la part des énergies renouvelables à 20% dans la consommation d’énergie) et ses propres instruments (le paquet énergie climat, adopté en décembre 2008).
Enfin, la politique européenne en matière de sécurité d’approvisionnement, notamment dans son volet extérieur, utilise également des outils distincts (la politique de voisinage).
Depuis le 1er décembre 2009, l’Union européenne dispose néanmoins de la légitimité institutionnelle pour mener une véritable politique de l’énergie: la révision des textes fondateurs à laquelle a donné lieu le traité de Lisbonne y a ajouté un article dédié spécifiquement à l’énergie. Mais celui-ci n’est pas dénué d’ambigüité: il se place toujours sous le patronage du marché unique et reconnaît aux Etats la responsabilité de présider à leur destin énergétique en choisissant leurs sources et en maîtrisant leurs approvisionnements. Surtout, il ne semble pas exister en Europe d’appétence spécifique pour une mutualisation réelle des moyens européens en la matière.
Une politique sous tension
Car les trois sommets du triangle sont en tension. Tension entre compétitivité et engagements climatiques, déjà : les politiques de soutien aux énergies renouvelables sont coûteuses pour les finances publiques et les consommateurs; leur soutenabilité dans un contexte économique dégradé sera le véritable test des ambitions européennes en la matière. Partout en Europe, les tarifs de rachat des énergies renouvelables, et notamment du photovoltaïque, sont révisés à la baisse. En France, le gouvernement a décrété en décembre dernier un moratoire en urgence sur l’instruction des demandes de raccordement au réseau des projets de centrales photovoltaïques, considérant qu’une bulle spéculative s’était formée du fait du niveau très généreux des tarifs; il a depuis annoncé une révision générale des dispositifs de soutien à la filière. En Allemagne, pays leader du photovoltaïque, 17 milliards d’euros seront consacrés cette année au soutien des énergies renouvelables (dont la moitié pour le soutien au photovoltaïque), et les consommateurs paient en moyenne leur électricité 40% plus cher que dans le reste de l’Europe. En Espagne, l’un des pays leader de l’éolien, les conditions de rachat de la production éolienne sont également révisées à la baisse.
Tension entre compétitivité et sécurité d’approvisionnement, ensuite. Ces dernières années, l’Europe s’est convertie au gaz naturel pour produire de l’électricité, et c’est vers ce type de combustible que les marchés continuent d’orienter les nouveaux investissements. Mais l’augmentation de la part du gaz naturel dans le mix européen accroît la dépendance de l’Union européenne envers des pays tiers comme la Russie, à l’heure où les craintes sur la sécurité d’approvisionnement ont ressurgi et où les crises gazières se reproduisent régulièrement l’hiver.
Tension entre sécurité d’approvisionnement et politique climatique, enfin. La structure des subventions pour la production à base d’énergies renouvelables pousse celle-ci à avoir lieu indépendamment des conditions de marché: ce sont les centrales conventionnelles qui s’adaptent, réduisant leur production quand il y a du vent et du soleil, l’augmentant sinon. L’équilibre économique des centrales fonctionnant au gaz et au charbon s’en trouve modifié, et leurs opérateurs cherchent à compenser leur moindre rentabilité par des mécanismes de rémunération de capacité.
Il faudra peut-être, pour les Etats concernés, arbitrer entre l’octroi de nouvelles subventions et une sécurité d’approvisionnement dégradée. Les smart grids détiennent une partie de la réponse sur le plan technique, mais on voit mal comment l’Union pourrait faire en son nom un choix que les Etats eux-mêmes semblent avoir quelques difficultés à effectuer.
Au-delà, la tension s’étend à une confrontation entre ces objectifs et le reste de la société. Les infrastructures de réseau concourent à la fois à la compétitivité (mutualiser les sources de production, c’est pouvoir choisir la moins onéreuse), la politique climatique (permettre l’insertion sur le système électrique des énergies renouvelables) et la sécurité d’approvisionnement (rendre le système plus résistant aux ruptures d’approvisionnement); elles sont sujettes à des problèmes d’acceptabilité importants de la part des populations. L’Allemagne, au pied du mur après son choix de promouvoir les énergies renouvelables, a traité la question: une nouvelle loi facilitant l’expansion du réseau est en cours de discussion (NABEG). L’Union européenne a également un projet en stock (infrastructure package), mais le principe de subsidiarité pourrait s’opposer à des progrès tangibles dans la simplification des procédures de développement du réseau.
Un fédéralisme minimal
Sur tous ces points, les initiatives actuelles de la Commission montrent que le périmètre d’intervention de l’Union n’est pas encore totalement clarifié, et que les véritables arbitrages sur l’importance des efforts financiers à consentir et sur la façon de les honorer n’ont pas encore eu lieu. Dans ce contexte, les Etats conservent la main pour les choix structurants, et les marchés assurent, par leur fonctionnement continu, un minimum de cohérence: la complémentarité des parcs de production des pays européens – sans doute la meilleure raison pour justifier une politique européenne en matière électrique – est indéniable.
Est-ce à dire que l’harmonisation européenne en la matière n’est que factice? Non: la politique de l’énergie de l’Union apparaît bien déjà, dans une certaine mesure, une politique fédérale, même s’il n’existe pas au niveau communautaire d’instance chargée de la formuler et de conduire en propre.
La comparaison avec les Etats-Unis fait alors sens, mais elle n’est pas vraiment conclusive et il n’est pas certain qu’elle conforte les euro-enthousiastes. Certes, les Etats-Unis disposent d’une politique énergétique et d’un régulateur fédéral. Mais paradoxalement, il existe outre-Atlantique une plus grande hétérogénéité dans les choix sur l’organisation du secteur réalisés par les Etats fédérés. Un tiers seulement des Etats a décidé de libéraliser réellement le secteur électrique, et la situation demeure figée, depuis l’échec de la dérégulation californienne, dans un entre-deux entre intégration et marchés, entre régulation par les coûts et concurrence. La libéralisation n’a réellement été menée que dans le quart nord est des Etats-Unis (nouvelle Angleterre, Pennsylvanie, région de New-York, etc.) et au Texas, et encore souvent sans ouverture du marché de la fourniture. Les Etats fédérés conservent des pouvoirs très importants sur l’organisation du marché et sur les tarifs.
La situation européenne apparaît finalement beaucoup plus homogène, les textes européens ayant imposé le même degré d’ouverture du marché, et façonné les régulateurs nationaux dans le même moule.
Les Etats européens conservent certes un périmètre d’intervention non négligeable, mais la Commission européenne a défini un cadre unique de formulation des questions énergétiques. Des questions légitimes en termes économiques et politiques, comme le partage de la rente nucléaire en France et la gestion des gagnants/perdants de la libéralisation (qui sont explicitement posées comme telles aux Etats-Unis), doivent en emprunter les termes et respecter, du moins en façade, l’objectif d’ouverture du marché.
Tel est finalement le principal résultat de la construction européenne en matière énergétique : sans aller jusqu’à contraindre les choix des Etats membres, elle a imposé sa formulation et son lexique, et conduit à la mise en place d’un “fédéralisme minimal” dans lequel le marché, réalité concrète de l’Europe de l’énergie, demeure la véritable réalité commune.
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