Le secteur énergétique mondial va devoir relever trois défis majeurs: sécurité d'approvisionnement face à des besoins croissants, lutte contre le changement climatique, urbanisation massive. L'électricité jouera un rôle clé car elle peut s'appuyer sur des méthodes de production émettant peu de gaz à effet de serre. Les technologies existent. La réussite dépendra de la capacité des politiques publiques à encourager l'innovation.
Entre besoins et contraintes
Le premier défi sera de réaliser les investissements nécessaires pour satisfaire les besoins mondiaux, à temps et en maîtrisant les coûts des services énergétiques finaux. L’Agence internationale de l’énergie estime qu’il faudra investir 1,4% du PIB mondial entre 2010 et 2035 dans le système énergétique, soit un montant de 33000 milliards de dollars sur 25 ans. Les pays émergents et en développement devraient concentrer les deux tiers de ces investissements pour accompagner une croissance des besoins d’énergie primaire de 2% par an ; le dernier tiers serait nécessaire pour renouveler les capacités en fin de vie dans les pays de l’OCDE.
La majeure partie des infrastructures énergétiques dont nous aurons besoin dans 25 ans n’existe pas encore, tant dans la production d’énergie fossile que dans le secteur électrique. Le défi est de taille car il s’inscrit dans un contexte d’incertitudes fortes et persistantes sur les perspectives macroéconomiques mondiales, les prix des combustibles fossiles et les futures régulations environnementales. Des incertitudes manifestes aujourd’hui, après la succession de crises que nous avons connues récemment : crises économiques (crise financière de 2008, crise de l’euro), industrielles (Deepwater Horizon, Fukushima) ou géopolitiques (printemps arabe).
Le second défi est précisément celui de la régulation des émissions de gaz à effet de serre (GES). Pour avoir 50% de chance de limiter l’augmentation de température moyenne à 2°C par rapport au début du XXIe siècle, il faut réduire les émissions mondiales de 50% d’ici 2050 – alors qu’à cet horizon l’évolution tendancielle serait proche d’un doublement. L’énergie est en première ligne puisque deux tiers des émissions totales de GES sont des émissions de CO2 liées à l’énergie.
Le troisième défi est celui de l’urbanisation massive, en particulier dans les pays émergents et en développement. Le développement urbain y est une tendance lourde, notamment parce que la ville, même lorsqu’elle se développe de manière peu organisée, offre de meilleures opportunités de sortie de la pauvreté que la vie rurale. Le rythme de croissance des villes y est d’ailleurs inédit : il aura fallu 130 ans à Londres pour passer d’un à huit millions d’habitants, seulement 45 ans pour Bangkok, 37 pour Dhaka et 25 pour Séoul. D’ici 2030, le nombre d’habitants des villes devrait encore doubler et passer de 2 à 4 milliards. Les villes concentrent les deux tiers de la consommation mondiale d’énergie aujourd’hui, probablement les trois quarts dans 20 ans. Elles produisent 70% des émissions actuelles de CO2 liées à l’énergie, et une très large part des pollutions locales de l’air. L’optimisation énergétique est un enjeu de premier ordre pour gérer les externalités de la ville – qu’elles soient environnementales ou sociales – mais pour être efficace, cette optimisation doit s’insérer dans une planification systémique et à long terme de la « ville durable ».
Face à ces trois défis simultanés, l’électricité a, au sein du système énergétique, un rôle décisif à jouer.
Défi climatique : l’électricité en première ligne
Le secteur électrique représente aujourd’hui 40% des émissions de CO2 du secteur énergétique, soit 25% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Ces émissions découlent directement du mix utilisé actuellement pour satisfaire une demande d’électricité en croissance soutenue : deux tiers d’énergies fossiles (41% charbon, 26 % gaz et pétrole) et un tiers d’énergies sans CO2 (14% nucléaire, 16% hydraulique et 3% d’autres renouvelables). Un MWh produit à partir de charbon émet environ une tonne de CO2, contre 450 kg avec un cycle-combiné à gaz.
L’Agence internationale de l’énergie souligne que le secteur électrique est susceptible de générer 70% des réductions d’émissions nécessaires dans le système énergétique mondial d’ici 2030 pour se placer sur une trajectoire +2°C. Cette contribution reposerait sur des efforts simultanés sur la maîtrise de la demande, supposée assurer 40% des réductions d’émissions du secteur dans le scénario de l’AIE ; sur la réduction massive des émissions de la production d’électricité avec une baisse de près de 60% du contenu moyen en CO2 de l’électricité d’ici 2030 et de 90% d’ici 2050 ; et sur la substitution, en aval, des combustibles fossiles par de l’électricité décarbonée, dans un nombre croissant d’usages finaux (transport, industrie, logement).
Cela représente un extraordinaire défi, mais il n’est pas hors de portée. Pour les deux prochaines décennies, nous disposons déjà de technologies peu ou pas émettrices et compétitives.
Du côté de la demande, de telles technologies existent déjà pour de nombreux usages finaux : isolation thermique des bâtiments, éclairage basse consommation, moteurs électriques plus efficaces, pompes à chaleur, eau chaude solaire, etc. L’efficacité énergétique sera un levier primordial dans la contribution du secteur électrique à la réduction des émissions. Le coût des mesures associées est potentiellement peu élevé, du point de vue de l’ingénieur ; mais il faut contrôler les coûts de transaction, généralement cachés, liés aux asymétries d’information, aux habitudes comportementales, aux contraintes de financement des ménages, ou encore au jeu des acteurs concernés (par ex. le problème locataire/propriétaire bien connu dans le logement social).
Du côté de la production d’électricité, nous disposons aussi de technologies susceptibles de fournir une électricité à un prix abordable (de 60 à 90 $/MWh dans l’OCDE) avec moins d’émissions – par ex. des centrales à charbon supercritique (jusqu’à 45% de rendement) ou des cycles-combinés à gaz – et surtout sans émissions – hydraulique, nucléaire, éolien.
L’hydraulique dispose d’un potentiel trois à quatre fois supérieur à l’existant, essentiellement dans les pays en développement, et à un coût très compétitif. Comme c’est un moyen de production très capitalistique, son financement doit être facilité dans les pays les moins avancés. Par ailleurs, il est impératif de maîtriser l’impact des barrages sur la biodiversité, le déplacement des populations et la gestion intégrée des ressources en eau.
Le nucléaire est lui aussi compétitif. Sans préjuger du retour d’expérience complet de l’accident de Fukushima, il semble clair que les conditions de mise en œuvre du nucléaire seront plus exigeantes et plus sélectives, avec une priorité renforcée au respect du meilleur niveau de sûreté : des centrales dont les caractéristiques réduiront encore les risques face aux événements extrêmes ; des institutions de sûreté nationales et des organes de gouvernance internationaux (AIEA, WANO, WENRA) renforcés dans leur pouvoir de contrôle, d’autorisation, de partage et de mise en œuvre des meilleurs pratiques. L’acceptabilité de cette technologie en dépend. Elle requiert aussi des procédures d’autorisation et de débat public claires et cohérentes pour l’ensemble du cycle (du combustible à la gestion des déchets, en passant par l’exploitation des centrales). Par ailleurs, la compétitivité nécessite aussi une organisation industrielle à même de maîtriser les coûts et les délais de construction, en tirant parti des économies d’échelle et de la standardisation. Une condition qui a fait, dans les années 1980, une grande partie de la différence entre les performances atteintes en Europe continentale et les échecs économiques observés en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.
L’éolien est une technologie proche de la maturité pour les éoliennes terrestres (typiquement de 10 à 30% plus chères que les technologies de production aujourd’hui compétitives). Dans les sites très ventés (plus de 3000 heures de vent, comme au Texas), elle peut être compétitive, à condition que les coûts indirects liés à l’intermittence soient bien maîtrisés. Ces coûts indirects sont de trois types : les coûts du développement additionnel des réseaux pour permettre l’acheminement de l’énergie et profiter du foisonnement des sites ; les coûts d’investissements dans des moyens de production supplémentaires pour garantir la puissance nécessaire face à la demande ; les coûts de gestion dynamique du réseau pour maintenir l’équilibre offre-demande de court-terme. Pour des systèmes produisant 15 à 30 % d’électricité d’origine éolienne, l’AIE avance des surcoûts de l’ordre de 15 €/MWh ; ils pourraient être plus importants en fonction des mix électriques concernés.
Ces technologies peuvent faire la différence. En Suède et en France, où le parc électrique est à plus de 90% hydraulique et nucléaire, le système énergétique émet moins de sept tonnes de CO2/hab, contre plus de onze tonnes de CO2/hab au Danemark ou en Allemagne, dont les mix électriques reposent à près de 50% sur du charbon (données Eurostat 2008).
Or il existe une vraie fenêtre d’opportunité dans les deux prochaines décennies : même avec des gains d’efficacité ambitieux, l’AIE projette 5000 GW de nouvelles capacités d’ici 2030, ce qui représente plus de la totalité des capacités mondiales actuelles (4720 GW installés en 2008). Ce sont donc ces différentes technologies matures peu ou pas émettrices qu’il faut déployer massivement pour éviter de figer encore pour quelques décennies le système électrique mondial sur une trajectoire très carbonée.
L’enjeu de l’innovation
A plus long terme, de nouvelles technologies, encore en développement aujourd’hui, viendront compléter notre portefeuille. L’enjeu est de réaliser suffisamment d’efforts de R&D pour les faire émerger, réduire leur coût et les déployer au-delà de 2020 ou 2030.
On peut citer le solaire photovoltaïque. Sa maturité économique s’apprécie de manière très différente selon les régions. En Californie, où le coût complet peut déjà descendre en-dessous de 250 €/MWh dans le résidentiel grâce au fort taux d’ensoleillement et où le service rendu au système électrique (égal à la somme des coûts nets évités, de la production à la distribution) peut dépasser 100 €/MWh car la production est bien corrélée à la pointe (ce qui peut éviter aussi des coûts de réseaux), il semble envisageable d’atteindre la maturité d’ici 10 ans en divisant les coûts par deux. En Europe, où l’ensoleillement est deux fois moindre, le coût de production est encore de l’ordre de 300 à 500 €/MWh dans le résidentiel et le service rendu est plutôt de l’ordre de 50 €/MWh, donc il faut encore diviser les coûts par un facteur 6 à 10, ce qui repousse beaucoup plus loin l’horizon de la maturité économique.
Les procédés de capture et stockage de CO2 regroupent des technologies complexes dont certaines étapes sont aujourd’hui maîtrisées techniquement : on sait capturer le carbone, le transporter, et on dispose d’une bonne connaissance de certaines techniques de stockage. L’enjeu est d’intégrer ces différentes étapes et de passer de la taille des prototypes (sur des projets pilotes d’une puissance de quelques dizaines de MW) à la taille industrielle (pour équiper les centrales de 600 à 1000 MW). Il s’agit aussi de réduire les coûts : aujourd’hui, avec un coût estimé entre 60 et 100 €/tCO2 et pouvant atteindre 150 €/tCO2, cette technique multiplierait par deux ou trois le prix de l’électricité produite à partir du charbon. Il reste également à tester la fiabilité sur le long terme du stockage dans les nappes aquifères et à développer les infrastructures de transport de CO2.
Cette électricité décarbonée aura alors une place croissante dans la ville durable, car elle peut fournir l’ensemble des services énergétiques nécessaires en milieu urbain, et permettre, en se substituant aux énergies fossiles pour le chauffage et les transports en particulier, de réduire à la fois les émissions de CO2 et les pollutions locales. Le développement de solutions “intelligentes”, tout au long de la chaîne allant de la production décentralisée d’électricité à la conversion en service énergétique final, permettra de communiquer et d’optimiser les consommations énergétiques des bâtiments et des espaces publics, les flux de transport, la production décentralisée voire, à plus long terme, le stockage d’électricité.
Quelles politiques publiques ?
Nul besoin, donc, de faire le pari d’une technologie miracle non identifiée pour projeter des scénarios ambitieux de décarbonisation du secteur électrique. En revanche, cette transformation aura un coût, qu’il est indispensable de contrôler, en construisant collectivement des politiques publiques qui fournissent aux consommateurs et aux opérateurs des incitations efficaces. De telles politiques devraient respecter trois critères.
Premièrement, elles doivent mieux prendre en compte le long terme. L’électricité est une industrie à constantes de temps longues : les processus d’investissement prennent entre trois et 15 ans, les centrales sont construites pour durer entre 30 et 60 ans, les réseaux de transport et de distribution au moins autant, tandis que la durée de vie des bâtiments peut dépasser 100 ans.
L’établissement d’une régulation prévisible sur plusieurs décennies est généralement difficile institutionnellement. Mais à côté des institutions, la stabilité et la prédictibilité des règles du jeu sur le long terme sont aussi fortement liés au contrôle des surcoûts pour la collectivité. Lorsque l’on peut anticiper que cette maîtrise n’est pas assurée, le risque de rupture dans les politiques publiques s’accroît considérablement. Les à-coups dans les politiques de soutien au photovoltaïque en Allemagne ou en Espagne nous fournissent un cas d’école : l’instrument des tarifs d’achat ne permettant pas de contrôler les quantités déployées, l’envolée non anticipée des montants globaux de subventions accordées à cette technologie ont poussé les pouvoirs publics à réviser brutalement leurs politiques.
Le contrôle des coûts n’est cependant pas qu’une histoire de design des instruments d’intervention publique. Cela suppose, plus en amont, d’adapter le type d’intervention publique à la maturité des technologies.
Pour les technologies matures, il s’agit de susciter dans les vingt prochaines années leur déploiement massif dans le marché. Ces options (côté offre sans CO2 : l’éolien, le nucléaire et l’hydraulique ; côté demande plus efficace : les pompes à chaleur ou l’isolation renforcée) sont compétitives avec un prix du CO2 entre 0 et 50 €/tCO2, directement finançable par le marché, à condition d’intégrer la valeur du CO2 dans les marchés de l’énergie avec un horizon de long terme, et de lever certaines imperfections de marché créant des barrières au déploiement.
Pour les technologies non-matures, le coût du CO2 évité est très supérieur, typiquement de quelques centaines d’euros par tonne. Il s’agit donc d’abord de susciter et d’accompagner des programmes de R&D et d’expérimentation, à travers des partenariats public-privé, des groupements de recherche internationaux, des fonds de démonstration, etc. pour permettre un déploiement massif ultérieur, d’ici une à deux décennies, si l’écart de compétitivité vient être comblé.
Deuxièmement, les politiques publiques doivent s’appuyer sur une complémentarité cohérente des signaux-prix et des mesures réglementaires d’accompagnement, à tous les niveaux de la chaîne de production et de consommation.
A tous les niveaux, les prix doivent refléter les coûts totaux pour assurer le financement des investissements sur le long terme et une sélection économiquement efficace des technologies matures peu ou pas émettrices. Mais dans le secteur électrique, des mesures complémentaires sont généralement nécessaires pour permettre aux investissements de production et de transport d’être réalisés à temps : par exemple, une mise en œuvre très en amont des débats publics pour gérer les questions d’acceptabilité, un système d’autorisation stable et clair pour ne pas allonger les délais d’investissement, ou encore des normalisations techniques pour faciliter l’insertion des nouvelles énergies intermittentes.
A l’aval, des normes sur les performances des appareils électriques et des logements peuvent permettre de surmonter les coûts de transaction (par ex. coût d’obtention de l’information, de recherche d’un artisan, etc.) et les asymétries d’information (méconnaissance des solutions les plus efficaces). A condition, comme indiqué au point précédent, de relayer les vrais coûts dans les prix finaux si l’on veut éviter les effets rebonds. C’est aussi une composante essentielle des “smart meters” et “smart homes”, qu’il faudra par ailleurs concilier avec la nécessité de prendre en compte la situation des plus démunis.
Troisièmement, le diable est dans les détails. Des régulations inadaptées peuvent conduire à de graves défauts systémiques, comme a pu le montrer par exemple la crise de l’électricité en Californie en 2000-2001, dans laquelle un mauvais design du marché et des règles incohérentes ont conduit à des délestages tournants. En Europe, le design initial du système européen de quotas de CO2 créait une incitation perverse à investir dans le charbon en allouant gratuitement des quotas aux nouvelles installations, un problème qui devrait être éliminé par la mise aux enchères progressive des quotas à partir de 2013.
La lutte contre le changement climatique, la sécurité énergétique et l’urbanisation croissante concourent à renforcer le rôle que l’électricité doit jouer dans le système énergétique et dans l’économie, mais les prochaines décennies seront très exigeantes. Pour attirer suffisamment d’investissements de long terme, pour déployer les technologies dans le bon ordre de maturité, pour susciter suffisamment de progrès technique, nous devrons collectivement faire preuve d’innovation institutionnelle. Dans un contexte d’incertitudes fortes et chroniques sur les prix des énergies et sur la croissance future, l’élaboration d’une stratégie collective à long terme et le design de régulations adaptées à cette stratégie seront déterminants. Il faut notamment veiller à ce que l’interaction entre le marché libéralisé et l’ensemble des régulations qui s’y ajoutent soit efficace pour transmettre les bonnes incitations sur le long terme, maintenir un service de qualité et maîtriser les coûts complets des services énergétiques.
References
- Online
-
- AIE, 2010, World Energy Outlook 2010 (Paris, 731 p.)
- BOUTTES, J.-P., TROCHET, J-M., DASSA, F., 2007, “Assessment of EU CO2 regulations”, in Lesourne, J., Keppler J., Abatement of CO2 Emissions in the European Union (IFRI, Paris, 156 pages.)
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