Les consultants occidentaux n'ont qu'un nom à la bouche pour expliquer la pensée stratégique chinoise : Sun Zi, l'auteur du célèbre « Art de la guerre ». Mais quand on interroge le patron de Lenovo sur ses principes de management, Liu Chuanzi cite « Le Petit Livre rouge », et il n'est pas le seul parmi ses pairs. Simple politesse envers la figure tutélaire du régime ? Non : la pensée de Mao Zedong reste une référence marquante à Beijing comme à Shenzhen. Si l'on veut comprendre les tactiques et stratégies des acteurs d'aujourd’hui, il n'est pas inutile d'en réviser les concepts.
Savoir apprendre
On l’oublie parfois, Mao Zedong fut littéralement obsédé par le développement économique de son pays. Bien sûr, ce qui frappe aujourd’hui, ce sont les problèmes qui résultèrent de ses tentatives de modernisation. Les historiens discutent encore sur le nombre de victimes occasionnées par la famine qui suivit le Grand Bond en avant, au tournant des années 1960. Mais quand il clamait : « Ayez les chiffres en tête », ce n’est pas aux historiens que Mao s’adressait. C’était aux cadres du parti, appelés à développer un pays enlisé dans la pauvreté.
Le président imputait d’avance les problèmes rencontrés à un douloureux, mais indispensable processus d’apprentissage : « La transformation d’une Chine agricole arriérée en un pays industriel avancé exige de nous un travail des plus ardus, alors que nos expériences sont encore loin d’être suffisantes. Il nous faut donc savoir apprendre. » (Allocution d’ouverture au VIIIe Congrès du PCC, 15 septembre 1956)
Cet apprentissage, c’est après la mort du « Grand Timonier » qu’il a commencé à porter ses fruits, dans une success story économique que François Godement a qualifiée de « révolution non déclarée ». La Chine s’est mise à apprendre, de plus en plus vite, et on a l’impression que l’époque de Mao appartient déjà à une histoire très lointaine. Mais, du président Hu Jintao aux milliardaires de Shanghai et Shenzhen, une partie des leaders d’aujourd’hui ont fait leurs premières armes sous la Révolution culturelle, qui ne s’est achevée qu’en 1976. Et s’il leur arrive de citer L’Art de la guerre de Sun Zi, ils connaissent par cœur Le Petit Livre rouge.
Comme le note Yves Tiberghien, professeur de science politique à l’université de Colombie-Britannique et spécialiste des élites chinoises, si la pensée de Mao reste incontestablement une référence dans les discours, c’est en partie par un effet « social/officiel », qui n’est pas forcément en phase avec la réalité des pratiques. Invoquer Mao est incontestablement un mode de légitimation.
Le cas le plus emblématique est sans doute celui de Bo Xilai, l’étoile montante du PCC. L’homme qui a négocié l’entrée de la Chine à l’OMC, aujourd’hui maire de Chongqing (33 millions d’habitants), envoie régulièrement à ses concitoyens des SMS avec des slogans maoïstes, comme « Le monde nous appartient, nous devrions nous unir pour réussir ».
Mais que penser quand des entrepreneurs de « deuxième génération » s’y réfèrent eux aussi, et que des universités créent aujourd’hui des cours de maoïsme pour managers ?
Un maoïsme 2.0
Un article du China Daily paru en juillet 2010 révèle que différentes écoles de management ont récemment introduit des cours de maoïsme. Yuan Qingpeng, qui dirige le Beijing Huashang Institute of Management, en donne quelques raisons : « Quand le président Mao a créé l’Armée populaire de libération, il manquait de talents, d’argent et d’expérience, ce qui le mettait dans une situation similaire à celle de beaucoup d’entrepreneurs qui essaient de fonder leur entreprise. »
Les tactiques militaires maoïstes, précise en outre M. Yuan, peuvent guider le développement d’une firme. Il cite le groupe Changbaishan, spécialisé dans la vente d’alcool. Après avoir connu plusieurs échecs en essayant de s’implanter dans des villes comme Beijing ou Shanghai, l’entreprise a changé de cible et visé des villes modestes comme Qinhuangdao et Chengde, qui lui ont servi de base pour conquérir ensuite le marché des grandes villes. Or le modèle de cette stratégie, c’est l’Armée populaire de libération, qui en 1948-1949 a d’abord conquis les campagnes avant de s’attaquer aux villes.
Cette résurgence de la pensée maoïste chez les entrepreneurs et managers chinois d’aujourd’hui ne laisse pas d’intriguer. En 2007 est même paru un livre intitulé The Little Red Book of China Business. Son auteur, Sheila Melvin, a passé sept ans au US-China Business Council, et c’est de ses multiples contacts avec des chefs d’entreprise chinois qu’elle a tiré la matière de ce volume. Sa thèse, soutenue par de nombreux exemples, est que la pensée du président Mao a tant marqué la culture populaire qu’elle continue à infuser aujourd’hui, marquant à la fois le vocabulaire et certains réflexes intellectuels de la Chine capitaliste.
Dans un article du Project Syndicate paru en 2005, Orville Schell fait appel au vocabulaire de la génétique pour décrire cette influence : « Tout comme le portrait de Mao n’a jamais été descendu de la Porte de la Paix Céleste, des éléments entiers de sa révolution continuent à survivre dans les institutions, les façons de penser, et les modes d’interagir avec le monde, à la façon de gènes récessifs qui s’expriment de nouveau. »
D’ores et déjà, on peut donc pointer plusieurs modalités pour décrire cette influence persistante. La première est une imprégnation culturelle. La seconde est un mode de légitimation des acteurs. La troisième, enfin, est instrumentale : on se sert de cette pensée parce qu’elle est utile. L’ensemble de ces modalités forme un imaginaire stratégique, dont nous allons explorer quelques aspects.
La culture du changement
Certes, le lecteur du Petit Livre rouge est d’abord frappé par la phraséologie de l’époque : les masses, la révolution socialiste, l’édification du communisme… Mais du marxisme, Mao retient d’abord l’importance de la praxis, de l’apprentissage permanent : « le marxisme nous enseigne que, pour aborder un problème, il faut partir non des définitions abstraites, mais des faits objectifs, et déterminer au moyen de l’analyse de ces faits notre orientation, notre politique, nos méthodes ».
La valorisation de la réalité concrète amène ainsi à prêter attention aux contradictions internes, riches d’énergie potentielle : « Toute chose, tout phénomène implique ces contradictions, d’où procèdent son mouvement et son développement. »
Dans cette vision dynamique d’un monde en mouvement permanent, « les idées des hommes doivent s’adapter aux changements de circonstances ». D’où la remarquable plasticité du marxisme chinois, donnée dès 1957 comme une condition de sa survie : « Le marxisme doit nécessairement avancer, se développer au fur et à mesure que la pratique se développe, et il ne saurait rester sur place. S’il demeurait stagnant et stéréotypé, il n’aurait plus de vie. »
À rebours de l’industrialisme doctrinaire de l’URSS, la Chine de Mao fut ainsi marquée par un appel constant à l’expérimentation et au renouvellement de la pensée : « Aussi l’homme doit-il constamment faire le bilan de son expérience, découvrir, inventer, créer et progresser. Les points de vue inspirés par l’immobilisme, le pessimisme, le sentiment d’impuissance, l’orgueil et la présomption sont erronés. »
Le maoïsme est caractérisé par un sens de la réinvention permanente, le culte de l’innovation, la valorisation de l’énergie sociale. Le rêve communiste de la « table rase » occupe une place centrale dans la Chine d’après 1949, et la Révolution culturelle ne fera que porter à son paroxysme la prime donnée au futur contre le passé. « Pour qu’un système social tout nouveau puisse être édifié à la place de l’ancien, il faut d’abord déblayer le terrain. »
L’imaginaire de la révolution est d’abord celui de la libération de toutes les énergies : « Une feuille blanche offre toutes les possibilités ; on peut y écrire ou y dessiner ce qu’il y a de plus nouveau et de plus beau. »
En somme, le maoïsme est un appel au changement, contre la routine et la tradition. Quel manager, quel entrepreneur ne rêverait-il pas d’agir dans une société marquée par un tel imaginaire ?
Stratégies de la guérilla
Mais l’insistance sur les tensions permet de pointer une autre dimension du maoïsme, qui peut elle aussi trouver une traduction opérationnelle dans l’univers capitaliste : celle de la guerre, et plus précisément de la guerre asymétrique, dont Mao est le théoricien de référence.
Au cœur de sa doctrine on trouve l’idée, que ne renierait pas un entrepreneur, de bousculer audacieusement les puissances installées, sans jamais se laisser impressionner : « L’impérialisme et tous les réactionnaires doivent être tenus pour ce qu’ils sont : des tigres en papier. C’est là-dessus que se fonde notre pensée stratégique. D’autre part, ils sont aussi des tigres vivants, des tigres de fer, de vrais tigres ; ils mangent les hommes. C’est là-dessus que se fonde notre pensée tactique. »
Comment lutter contre ces tigres ? « Dans la guerre, les batailles ne peuvent être livrées qu’une à une et les forces ennemies ne peuvent être anéanties qu’unité par unité. Les usines ne peuvent être bâties qu’une par une. Un paysan ne peut labourer la terre que parcelle par parcelle. Il en est de même pour les repas. Stratégiquement, prendre un repas ne nous fait pas peur : nous pourrons en venir à bout. Pratiquement, nous mangeons bouchée par bouchée. Il nous serait impossible d’avaler le repas entier d’un seul coup. C’est ce qu’on appelle la solution un par un. Et en langage militaire, cela s’appelle écraser l’ennemi unité par unité. » (1957)
Dans le monde économique d’aujourd’hui, cette stratégie de prise de contrôle progressif est précisément celle qui a été suivie avec succès par les firmes chinoises dans certaines filières industrielles, comme les terres rares, le magnésium ou le tungstène : s’emparer d’un segment de la chaîne de valeur, puis d’un autre, et pour finir contrôler l’ensemble de la chaîne.
La recette, on la trouve dans les principes militaires exposés dans « La situation actuelle et nos tâches » (1947), qui préconisent de « s’emparer résolument de tous les points fortifiés et de toutes les villes faiblement défendus par l’ennemi ». Il s’agit d’attaquer « d’abord les forces dispersées et isolées, et ensuite les forces concentrées et puissantes ». À chaque bataille, il faut « concentrer des forces d’une supériorité absolue, encercler complètement les forces ennemies, s’efforcer de les anéantir totalement, sans leur donner la possibilité de s’échapper du filet. » Ainsi, « bien que dans l’ensemble nous soyons en état d’infériorité, nous avons la supériorité absolue dans chaque secteur déterminé, dans chaque bataille, et ceci nous assure la victoire sur le plan opérationnel. »
Les techniques de la guérilla permettent ainsi à un acteur modeste mais habile d’entrer dans le jeu des puissants ; sitôt qu’il a atteint une masse critique suffisante, il manifeste sa puissance et n’hésite pas à asphyxier la concurrence.
Les jeux du rapport de force
On est ici dans un monde de déséquilibre constant, qui définit bien les stratégies micro et macro de la Chine d’aujourd’hui.
Ce déséquilibre induit une culture du rapport de force, comme le note Jean-Michel Yolin qui a rendu il y a quelques années un rapport pour le Conseil général des Mines sur la stratégie des fournisseurs et sous-traitants des grands groupes français. Le jeu de la relation d’affaires est un « rapport de force permanent », où « il s’agit d’augmenter son pouvoir sur l’autre. Il convient en permanence de se prémunir d’un déséquilibre du rapport de force. Pour cela, il faut garder un élément de pouvoir, un levier, dans la relation d’affaires et ne pas céder sa technologie. » Conseil judicieux, quand on relit ce passage de 1947 où Mao prévoit de « compléter nos forces à l’aide de toutes les armes et de la plus grande partie des effectifs pris à l’ennemi ».
Une vision simplement « business » évoquerait l’agressivité commerciale des entreprises chinoises. Mais il faut se rendre compte que l’héritage maoïste ne leur fournit pas seulement quelques-unes de ses techniques, il leur offre aussi une justification politique.
Mao et ses successeurs ont en effet donné corps au nationalisme chinois, mis à mal depuis la Première Guerre de l’opium (1839-1842), entreprise par les Britanniques pour forcer les barrières commerciales de l’Empire des Qing. Il n’est pas interdit, dès lors, de lire la stratégie économique chinoise comme une reconquête progressive de souveraineté face aux « impérialistes ». Et de ce point de vue, de 1949 à aujourd’hui, c’est la continuité qui s’impose.
C’est ainsi que le modèle de la guerre économique est de plus en plus utilisé par les chercheurs pour décrire le comportement des acteurs chinois. Joël Ruet (Cerna, Mines ParisTech) évoque ainsi une « guerre technologique et financière » sur les TGV. Là encore, le maoïsme apparaît comme l’une des matrices culturelles de ces comportements, en décrivant l’économie comme un champ de bataille : « Nous avons une armée combattante et une armée du travail », écrivait Mao en 1943, lançant un thème constant des décennies à venir, dont le meilleur résumé est cette formule souvent citée : « Travailler, c’est lutter ».
C’est aussi dans ce contexte qu’on peut comprendre certaines pratiques comme la contrefaçon, qui peuvent trouver une justification politique dans l’imaginaire de la lutte du faible contre le fort, de la légitime défense du colonisé contre l’impérialiste. La guérilla n’est pas qu’une option stratégique, elle est un changement des règles du jeu quand ces règles sont défavorables aux faibles.
Cette logique permet aussi de comprendre le jeu des Chinois en matière de concurrence, dans des domaines controversés comme le régime des changes ou le coût du travail. Face aux puissances, on peut faire de la faiblesse une force. Une phrase de Mao éclaire ainsi parfaitement le sens du dumping social et du jeu sur le cours du renminbi : « Les sacrifices sont indispensables non seulement pour anéantir les forces de l’ennemi, mais aussi pour conserver les siennes propres ; ce renoncement partiel et temporaire à conserver ses forces est précisément indispensable pour conserver définitivement l’ensemble des forces. »
La stratégie maoïste du faible contre le fort, qui porte en elle sa propre justification politique, justifie ainsi d’avance des pratiques économiques que certains parlementaires américains ont pu récemment juger « déloyales ». À ces critiques, Mao aurait sans doute répondu que « la révolution n’est pas un dîner de gala ». Et le développement économique non plus.
References
- BOOKS
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The Little Red Book of China BusinessSheila Melvin
List Price: EUR 16,07 -
La renaissance de l'AsieFrançois Godement
List Price:
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