C’est la science qui doit guider les technologies, pas l’inverse

Photo Françoise Barré-Sinoussi / Institut Pasteur, prix Nobel de médecine 2008 / June 20th, 2011

Dans le duel entre la technologie et la science, cette dernière a du mal. Les chercheurs modernes sont très liés à leur plateforme technologique et s'en inspirent pour conduire leurs recherches. Françoise Barré-Sinoussi suggère de revenir à l'ancienne méthode: à partir des données mondiales dont on dispose sur un sujet donné, proposer un concept ou une hypothèse scientifique et se demander ensuite de quelles technologies on a besoin pour y parvenir.

ParisTech Review – La recherche française est souvent critiquée pour ses résultats insuffisants. Comment évaluer la performance d’un chercheur?

Françoise Barré-Sinoussi – Cette évaluation, souvent internationale, est une démarche complexe. La première chose que les évaluateurs regardent, ce sont la qualité et la quantité des publications, basées sur un indice individuel (le « facteur h ») qui établit une relation entre le nombre total de publications et leurs citations. Les journaux scientifiques ont des facteurs d’impact et les journaux à plus fort facteur d’impact sont évidemment les plus prisés des auteurs. Pour un article donné, la position du chercheur au sein des signataires est aussi importante. Est-il premier auteur, dernier auteur, au milieu ? Le mieux est évidemment d’être soit premier, soit dernier auteur. Le dernier est celui qui dirige et encadre, le premier est celui qui s’est le plus investi dans le travail expérimental. Les évaluateurs jugent aussi les chercheurs en fonction de leur capacité à obtenir des contrats financiers externes et de la valorisation de leur recherche, c’est-à-dire les brevets déposés. Enfin, la notoriété internationale de l’équipe compte. Elle résulte des publications mais aussi des invitations à des colloques internationaux. Être invité en clôture ou en ouverture de plénière dans un grand colloque, cela traduit naturellement une forte reconnaissance scientifique à l’échelle mondiale.

L’évaluation sert-elle vraiment la recherche?

Si tous les métiers, toutes les corporations, étaient évalués autant que les chercheurs, la société dans son ensemble comprendrait mieux la difficulté de ce métier. Nous passons notre vie à être évalués. Pour avoir accès à des contrats budgétaires, il faut soumettre des dossiers qui vont être passés au crible de l’évaluation. Seuls les meilleurs dossiers vont avoir accès à des financements. On fait des dossiers pour financer les projets de notre laboratoire mais aussi des dossiers pour financer nos jeunes chercheurs. Si le projet est accepté, il faut faire ensuite un rapport d’avancement du projet, lui même soumis à évaluation. Et quand on est un chercheur permanent financé par l’Institut Pasteur, l’Inserm, le CNRS, etc., on est évalué individuellement tous les deux ans : le rapport d’activité est soumis à une commission d‘évaluation. Ces évaluations constantes de nos activités et notre propre participation en tant qu’expert à des instances d’évaluation scientifiques prennent beaucoup de temps. A une certaine époque de ma carrière, cette activité consommait environ 50 % de mon temps !

Un bon chercheur doit prendre des risques. Comment l’encourager?

Je m’interroge souvent sur le frein que l’évaluation peut représenter pour l’innovation et la créativité. Le système d’évaluation international de la recherche que je viens de vous décrire s’oppose d’une certaine manière à la créativité et à l’innovation. Les projets à risque, c’est-à-dire les projets qui n’ont pas encore fourni assez de justificatifs scientifiques, ne passent pas la barre de l’évaluation, parce que les évaluateurs, qui viennent du monde entier, hésiteront à soutenir un projet tant que des données solides et convaincantes ne sont pas présenter par les auteurs. Mais c’est un cercle vicieux : comment obtenir ces données si on n’a pas de financement pour les obtenir?

Pour vous, quel est l’avenir de la science?

Je suis globalement assez inquiète sur la possibilité de futurs progrès pour la science. Cette inquiétude vient en partie du mode de raisonnement « techno » de certains chercheurs qui actuellement se demandent : avec les technologies dont je dispose, quel projet de recherche vais-je pouvoir développer ? J’ai du mal à comprendre cette démarche intellectuelle. Pour ma part, je suis d’une génération qui procède de la manière inverse : à partir des données mondiales dont on dispose sur un sujet, on propose un concept ou une hypothèse scientifique, puis, on se demande quelles technologies sont disponibles pour les vérifier Ce sont deux gymnastiques d’esprit radicalement différentes. Le rapport de force entre science et technologies s’est inversé. La technologie va très vite et fait des percées extraordinaires mais à les confondre avec la science, la recherche prend le risque de tourner en rond, de plafonner. Trop férus de technologies, les chercheurs prêtent un peu moins attention aux concepts nouveaux. Le système actuel est trop centré sur les plateformes technologiques de pointe que l’on souhaite rentabiliser scientifiquement par des publications qui, comme je le disais précédemment sont essentielles à l’évaluation des chercheurs et donc, facilitent l’accès à des postes permanents dans un organisme de recherche, la promotion rapide et l’accès facilité à des financements. Attention, à terme, l’obsession de la production scientifique et de la rentabilité pourrait nuire à la créativité.

Une prime au suivisme, en quelque sorte?

Dans le privé, par exemple dans un laboratoire pharmaceutique, la recherche est déjà orientée sur la rentabilité. C’est même sa raison d’être. C’est dans le secteur public, où devrait normalement être fourni l’effort de recherche libre, innovante, que la course à la rentabilité est la plus dommageable.

Dans la grande compétition mondiale, la recherche française est-elle sous-financée ?

Oui, le problème est également financier. Il suffit de voir le nombre de postes disponibles pour les jeunes chercheurs et le niveau des salaires des chercheurs. Ils sont très insuffisants. C’est un problème majeur car les laboratoires de recherche qui ne se renouvellent pas suffisamment, risquent de dépérir et de disparaître. Les jeunes apportent une vision et une expérience moins globales que les anciens, mais bien plus pointue. Ils posent des questions très précises et maîtrisent les technologies permettant d’y répondre. Un laboratoire qui n‘a pas cet influx est condamné. Or, la science attire de moins en moins les jeunes. Vu le parcours du combattant réservé à celui qui cherche à obtenir un poste de chercheur, c’est compréhensible.

Vous avez participé en 1983 à la découverte du virus de l’immunodéficience humaine (VIH), ce qui vous a valu le prix Nobel en 2008. A la lumière de votre expérience, le sida a-t-il changé la manière de pratiquer la recherche?

C’est évident. D’abord parce que l’épidémie de sida a déclenché une mobilisation sans précédent associant les chercheurs, les cliniciens, les professionnels de santé, et les représentants des patients. Auparavant, les chercheurs restaient dans leurs laboratoires, les cliniciens dans leurs hôpitaux et ils se parlaient peu. Cette mobilisation, naturellement, répondait à une urgence et la coopération qui s’en est suivie a permis d’avancer très vite dans la connaissance du virus au bénéfice des patients. Le VIH a également entraîné une interaction salutaire entre les secteurs public et privé. Sans le secteur privé, en l’occurrence Sanofi Diagnostic Pasteur, en France, le développement à grande échelle des tests de dépistage n’aurait pas pu se faire aussi vite. Les développeurs sont venus directement travailler au laboratoire pour leur mise au point et dès 1985, des tests étaient commercialisés pour prévenir les infections par voie transfusionnelle. Nous avons assisté dès le début des années 80 à un rassemblement pluridisciplinaire exemplaire qui a permis de grandes avancées scientifiques, traduites très vite en applications.

Est-ce ce que vous appelez la recherche « translationnelle »?

Exactement, la recherche translationnelle est la traduction des découvertes scientifiques en applications concrètes utiles pour l’Homme. Dès le début de l’épidémie de VIH, les observations cliniques et épidémiologiques ont nourri la recherche fondamentale dont les résultats ont pu rapidement conduire à des applications en termes de santé publique. Il y a bien d’autres exemples en plus des tests de dépistage. La connaissance du cycle de réplication du virus et la caractérisation de protéines virales impliqués dans ce cycle ont abouti au développement de molécules antivirales qui ciblent ces protéines, notamment des enzymes virales, comme la transcriptase inverse. La connaissance du génome viral est à la base du développement de nouveaux outils de diagnostic moléculaire appliqués à présent au suivi de la charge virale et de la résistance au traitement des patients.

Chercher en prise directe avec les patients et sous leur contrôle, n’est-ce pas prendre le risque de brider la liberté de pensée des chercheurs?

Non, ce sont de véritables interlocuteurs avec lesquels nous discutons et collaborons. Les projets de recherche sont présentés et discutés avec des représentants des patients qui sont d’ailleurs présents aux côtés des chercheurs au niveau de toutes les instances décisionnelles et également dans le conseil d’administration ou encore dans le conseil scientifique international de l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida et les Hépatites Virales (ANRS). C’est un plus pour tout le monde ! Ces représentants informent les patients sur les avancées de la recherche ou l’importance d’un essai clinique par exemple. Ensuite, le regard critique qu’ils portent est un bénéfice indéniable pour améliorer les programmes de recherche et les maintenir dans un esprit tourné vers l’amélioration de la santé. D’autre part, les communautés de patients sont parfois plus ouvertes aux concepts nouveaux que les scientifiques eux-mêmes, et que les commissions d’évaluation. Il n’est pas rare qu’ils soutiennent les chercheurs dans le développement de leurs idées.

Quels sont les avantages de Fondations privées, comme l’Institut Pasteur?

Dans mon domaine, ils sont clairs. En tant que Fondation privée, reconnue d’utilité publique, l’Institut Pasteur a pu rapidement débloquer des moyens, construire un laboratoire de sécurité, et mobiliser des équipes pour analyser le matériel génétique du virus peu après son identification. Dans une fondation privée, des fonds peuvent être mobilisés immédiatement, les procédures administratives sont souvent plus souples que dans des organismes publics de recherche pour répondre à des urgences de santé publique comme l’émergence de pathologies infectieuses. Ce fût le cas pour le VIH/SIDA et plus récemment pour les épidémies de Chikungunya, de syndrome respiratoire aigu sévère (SARS) ou encore de grippe aviaire ou porcine.

Dans cette lutte contre le VIH, aurait-on pu se passer de la puissance publique?

Non, car lutter contre cette épidémie, nécessite une véritable volonté politique. Le gouvernement français, à la fin des années 80, a joué un rôle crucial en mobilisant les chercheurs par la création, en 1988, de l’ANRS, une agence qui regroupe toutes les institutions/organismes de recherche concernées par l’épidémie. Il s’agissait de coordonner, d’animer, de stimuler et de soutenir financièrement la recherche en matière de VIH avec une spécificité capitale : ce sont les chercheurs qui peuvent proposer à l’agence de grands axes scientifiques prioritaires.

Dans cette configuration, les chercheurs ne sont-ils pas à la fois juge et partie?

C’est un reproche que j’ai souvent entendu. Mais en réalité, toutes les instances d’évaluation de l’ANRS comportent des experts étrangers et les priorités de l’agence sont soumises pour avis au Conseil Scientifique International, garant de la validité et de la cohérence de ses choix.

L’ANRS est-elle toujours un modèle adapté en 2011?

Plus que jamais. Même à l’étranger, de nombreux collègues vantent le « modèle » ANRS, avec son rapport coût efficacité que les Américains nous envient. J’ai parfois le sentiment qu’aux Etats-Unis, il y a eu un peu de gaspillage dans la recherche. Au nom de l’égalité des opportunités, certains projets de recherche ont été financés alors qu’on savait au départ que les chances de succès étaient faibles. En France, étant donné les budgets limités, nous ne pouvons clairement pas nous permettre ce luxe. Notre recherche se doit donc d’être non seulement excellente mais aussi innovante.

Pour l’avenir, comment optimiser la production intellectuelle?

Là encore, la structure de l’ANRS peut servir de point de départ pour la réflexion. Elle favorise les échanges avec de nombreuses interfaces entre différentes disciplines de recherche. Cliniciens, soignants, chercheurs en science biomédicale (virologie, immunologie, épidémiologie, biologie moléculaire, génétique, bio-informatique, biostatistique, etc), en physique et chimie et en sciences sociales et humaines, tous travaillent ensemble. Conséquence : une mobilisation pluridisciplinaire sur une problématique bien précise, ce qui permet d’exploiter au maximum les informations, par exemple sur une cohorte de patients. Rien n’interdit de reproduire le dispositif pour d’autres problématiques…

Justement, ce « modèle » de l’ANRS a-t-il été imité?

L’ANRS elle-même a été priée d’étendre son périmètre aux hépatites virales. La recherche médicale, en France, fonctionne de plus en plus avec des instituts thématiques multi-organismes, comme l’institut des Maladies Infectieuses, l’institut national du cancer (INCa), l’institut des Neurosciences, Sciences Cognitives, Neurologie, Psychiatrie. Une dynamique de mobilisation similaire à celle de l’ANRS est envisageable, en prenant en considération la participation des secteurs public et privé, ce qui est un des éléments très importants dans le cadre des grands investissements d’avenir.

A long terme, comment voyez-vous l’évolution du Sida : disparition, mutation, extension?

Oui, je crois à la disparition du SIDA, mais si plusieurs conditions sont remplies : que les investissements dans la recherche s’intensifient et que se généralisent à l’échelle de la planète, y compris dans les pays les moins avancés, l’accès universel au dépistage, à la prévention, aux soins et aux traitements. Car à l’inverse, si ces conditions ne sont pas remplies, je ne peux pas exclure, je le redoute, une ré-emergence du SIDA.

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