Derrière les clichés, les vraies opportunités de la Chine

Photo Jean-Pierre Clamadieu / Président-Directeur Général, Solvay / November 9th, 2010

Le groupe Rhodia a fait ses premiers pas en Chine il y a trente ans, au moment où ce pays entamait son stupéfiant virage vers l'économie de marché. Le chimiste de spécialité est devenu au fil du temps un observateur acéré des mutations de l'empire du Milieu. Jean-Pierre Clamadieu, le PDG de Rhodia, nous livre son diagnostic: aujourd'hui, les opportunités restent gigantesques mais les règles d'investissement se durcissent et l'accès aux ressources est un défi de chaque jour.

Les clichés sur la Chine ont la vie dure mais ce pays a le don de les bousculer les uns après les autres. En 2010, les infrastructures sont devenues irréprochables, les rapports au quotidien avec l’administration locale sont vraiment efficaces, mais l’« atelier du monde » a un nouveau problème : son marché du travail. Le pays abrite certes une main d’œuvre en nombre virtuellement illimité, avec des millions de travailleurs se louant au jour le jour. Toutefois, ces migrants récents, venus des campagnes de l’ouest et du centre, ne sont pas forcément employables dans les industries à forte valeur ajoutée qui ont besoin d’une main d’œuvre possédant un bon niveau de qualification. Dans tout le grand Est côtier, là où sont implantées les unités de production de Rhodia, nous souffrons aujourd’hui d’une pénurie de main d’œuvre qualifiée. Par ailleurs, la Chine ne bénéficie pas d’une culture industrielle aussi installée que chez son voisin sud-coréen par exemple, où il existe une tradition industrielle plus ancienne et une main d’œuvre plus qualifiée.

En Chine, l’enjeu crucial est donc de recruter les bons potentiels, de les former et de les conserver. C’est vrai à tous les niveaux de l’entreprise, mais particulièrement dans deux domaines : l’encadrement et la Recherche & Développement. Pour l’encadrement, Rhodia s’est fixé pour objectif une qualification croissante du personnel recruté sur place. En 2009, au sein du Groupe, c’est le personnel chinois de Rhodia qui a bénéficié du plus grand nombre d’heures de formation par employé. Cette politique commence à produire ses effets : aujourd’hui, en Chine, près de 90% de nos managers sont des cadres chinois. Quant à la recherche, le personnel scientifique ne manque pas. Le défi réside plutôt dans la formation, la sensibilisation aux questions de propriété intellectuelle et la limitation du « turn-over ». Il faut assurer aux nouveaux arrivants des perspectives de carrière au sein de l’entreprise et les encourager à rester.

Toute entreprise qui opère en Chine affronte un autre défi : la croissance soutenue, si attractive par ailleurs, dévore les ressources énergétiques et les matières premières de ce pays. La Chine devient importatrice nette de produits qui sont décisifs pour son développement industriel, comme les métaux (premier importateur mondial de minerai de fer), le pétrole ou encore le charbon. Et ce malgré les ressources minières considérables dont elle dispose et qui lui assurait jusque très récemment une certaine indépendance énergétique. Un chiffre édifiant : en juin dernier, le fret ferroviaire de charbon en Chine avait connu une hausse de 17,9 % sur un an, d’après le ministère chinois des Chemins de fer. La demande reste telle que sur l’arc côtier oriental, on a craint de véritables pénuries d’énergie pendant l’été 2010. Il ne faut donc jamais oublier qu’en Chine, accéder aux matières premières dont un chimiste a besoin, accéder à l’énergie, à l’électricité, au gaz naturel, cela reste un vrai challenge. Les Chinois en sont parfaitement conscients et en tirent à l’occasion les conséquences. En discutant avec eux, nous avons convenu que certains projets ne pouvaient pas être menés à bien dans le pays, faute d’un accès sécurisé et compétitif aux matières premières nécessaires.

Concernant les terres rares (elles sont en réalité abondantes à la surface du globe mais leur répartition rend leur exploitation économiquement difficile), 95 % de la production mondiale est extraite en Chine. Le pays jouit ainsi d’un monopole de fait sur un certain nombre d’éléments essentiels pour des applications très pointues pour lesquelles il n’y a pas aujourd’hui de substitution possible, comme les catalyseurs automobiles, les lampes à basse consommation ou certains luminophores pour écrans de télévision. Pour justifier sa politique de limitation des exportations récemment renforcée, la Chine avance deux arguments. D’abord, elle veut protéger ses ressources pour devenir un producteur à part entière dans des activités à forte valeur ajoutée. Ensuite, l’extraction et la séparation des terres rares peuvent causer de graves dommages à l’environnement, ce qui inquiète les responsables. Cette décision de réduire les exportations met naturellement sous pression les acteurs de la chaîne et provoque des critiques dans le monde entier, mais elle n’est pas, dans son principe, illégitime. En revanche, parce que le développement de nouvelles capacités d’extraction dans d’autres régions du monde prend beaucoup de temps, nous avons besoin de visibilité. Et là, les Chinois ont des progrès à faire. Rhodia a ainsi décidé de développer une source d’approvisionnement alternative en Australie pour compenser les incertitudes sur l’accès aux terres rares en Chine.

Autre conséquence de cette activité économique galopante : la pollution. En février 2010 a été publié le premier recensement des sources de pollution en Chine. Le Conseil des Affaires d’État avait pris la décision d’effectuer ce recensement en 2006. Il a fallu plus de deux ans et plus de 570 000 personnes pour collecter 1,1 milliard de données sur les sources de pollution. Ce travail colossal portant sur près de six millions de polluants industriels, agricoles et résidentiels, atteste l’importance que l’enjeu revêt aux yeux des responsables chinois. Leur constat est sans appel : la pollution atmosphérique, due principalement aux centrales à charbon, cause environ 400 000 morts chaque année. Les Chinois le savent et ils ne restent pas les bras croisés. Nous avons par exemple assisté en Mongolie Intérieure à des « descentes » des autorités nationales pour fermer définitivement les usines locales de séparation de terres rares les moins performantes. De même, lorsque le lac Tai hu près de Wuxi s’est couvert d’algues en 2007, les autorités ont réagi très fort.

La situation de l’eau en Chine est d’une gravité exceptionnelle. Un quart de la population chinoise boit de l’eau polluée. Au-delà de la santé, le problème est en train d’affecter l’économie. Les pluies acides qui affectent un tiers du territoire chinois transforment de plus en plus de terres agricoles en déserts, forçant la Chine à importer riz, blé et soja. La lutte contre la pollution de l’eau et des sols est devenue prioritaire. Concernant les rejets aqueux, Rhodia est soumis dans certains cas en Chine à des contraintes plus sévères qu’en Europe ou aux Etats-Unis. De nos trois unités de production de Diphénols, en Chine, à Lyon et en Louisiane, c’est la chinoise dont les normes d’émission sont les plus contraignantes. Nous avons donc dû investir dans la recherche et le développement de nouveaux procédés pour adapter nos technologies. Si les règles sont identiques pour tous, le suivi de leur application est beaucoup plus drastique pour les entreprises étrangères. Il faudra malgré tout des décennies pour amener l’outil industriel chinois, dans sa globalité, à des normes environnementales de niveau européen.

Les étrangers ne doivent pas se méprendre : la Chine est présente sur le front de l’environnement, mais à sa façon. En matière de réchauffement climatique par exemple, elle s’engage non pas à limiter ses émissions de gaz à effet de serre en valeur absolue mais plutôt à réduire ses émissions de CO2 par unité de PIB, de manière à ne pas compromettre sa croissance. Et si d’un côté, elle refuse le principe d’une vérification de ses performances par la communauté internationale, de l’autre elle investit des dizaines de milliards de dollars pour mettre au point des technologies moins polluantes et fermer des unités non performantes.

En Chine, Rhodia sert en particulier trois marchés : automobile (20 % du chiffre d’affaires mondial du groupe), cosmétique et détergence, électronique. Le groupe s’est implanté dans le pays pour la première fois au début des années 1970. A l’époque, les affaires se concluaient au cours de foires professionnelles biannuelles, ou lorsqu’une entreprise chinoise obtenait une licence d’importation pour nos produits. En 1980, le groupe a créé un premier « Bureau de représentation », sans pouvoir faire directement des affaires. En 1993, quand les entreprises étrangères ont été autorisées à faire des bénéfices localement dans le cadre de joint-ventures, Rhodia a créé Qingdao Silica. A partir de 2000, la législation chinoise a autorisé la création de sociétés détenues à 100% par des capitaux étrangers. La part de l’Asie Pacifique dans notre chiffre d’affaires est passée de 16 % en 2003 à 28 % en 2009 (la France compte pour 7%), et même 31 % en 2010 après l’acquisition de Feixang Chemicals. Désormais, la moitié de nos ventes est réalisée sur l’Amérique latine et l’Asie.

Trente ans après son grand virage vers l’économie de marché, un virage contemporain de nos premiers pas dans ce pays, la Chine de 2010, répétons-le, échappe de plus en plus aux poncifs. L’époque où elle était vue comme un Eldorado par les entreprises étrangères, est terminée : les « cadeaux » de bienvenue (terrains gratuits, exonérations d’impôts, etc..) n’ont plus cours, même si les autorités locales restent très attentives à la qualité des infrastructures et des processus d’implantation. A la fin des années 70, la croissance de la production industrielle était anarchique, beaucoup d’industries chinoises étaient éclatées, peu performantes, et utilisaient des procédés dépassés dans la métallurgie, la chimie, l’automobile et le textile, avec à la clé des surcapacités non compétitives, par exemple dans le PVC et l’acier.

Depuis 2005, le pays veut remettre de l’ordre dans sa croissance, afin que l’industrie chinoise monte vraiment dans l’échelle de la valeur ajoutée. A cette fin, la planification économique, organisée par la National Reform and Development Commission (NRDC), utilise le contrôle de l’investissement étranger comme l’un de ses principaux leviers d’action. L’investissement direct étranger reste colossal, environ 90 milliards de dollars en 2008 puis en 2009, mais il est désormais canalisé vers les seuls secteurs qui intéressent les autorités. L’investisseur n’est accueilli que s’il apporte des technologies nouvelles, consomme peu d’énergie ou de matières premières, s’implante plutôt à l’ouest et dans les territoires du Centre et s’engage à un transfert partiel de technologie. Ce dernier point est essentiel dans les domaines où les capacités chinoises actuelles ne sont pas suffisantes pour couvrir la demande ou quand les entreprises chinoises ne maîtrisent pas bien la technologie correspondante.

Cette approche volontariste dessine une cartographie des secteurs. En 2006, la NDRC a classé les investissements en trois catégories : interdits (secteurs en surcapacités ou stratégiques à divers titres, comme les mines), autorisés (sous certaines contraintes) et « encouragés », dont la chimie de spécialités, le métier de Rhodia, fait partie. Le secteur chimique, dans son ensemble, est d’ailleurs plutôt favorisé. En revanche, la pétrochimie ou les trains à grande vitesse sont deux secteurs très sensibles où, pour avoir une approbation, il est explicitement requis de valider un partenariat avec abandon de la maîtrise de la technologie.

Les activités de Rhodia s’inscrivent donc bien dans les priorités de la NDRC, ce qui est positif, mais ceci ne doit pas nous rendre moins vigilant. Aucune position n’est acquise définitivement. La Chine mène une vraie politique industrielle de long terme pour créer des champions nationaux. Aujourd’hui, le pays doit importer des produits chimiques par dizaines de milliards de dollars mais il souhaite rééquilibrer ses échanges en localisant la production sur son territoire dans un premier temps, puis en se dotant de sa propre filière chimique. Rhodia a déjà pour concurrentes les grandes entreprises étrangères et de nombreuses PME locales. Dans cet environnement très compétitif, nous devrons faire face à un nouveau défi quand émergeront de grands groupes locaux de chimie de spécialités. Les premiers regroupements commencent. Des acteurs chinois vont donc apparaître sur nos marchés. L’enjeu pour Rhodia : consolider nos positions en capitalisant sur notre avance technologique. Un exemple : nous venons d’inaugurer une usine de silice pour pneumatiques à basse consommation d’énergie. Voilà une vraie rupture technologique. Elle illustre l’avance considérable des acteurs occidentaux.

Quel bilan tirer de notre aventure chinoise ? Il est très positif, sans aucune hésitation : les contraintes de production que sont l’environnement très concurrentiel, la réglementation lourde, les tensions autour des matières premières et la pollution sont largement compensées par les bénéfices que nous tirons de la localisation auprès de nos clients, du dynamisme de la demande chinoise et de l’expérience acquise en trente ans de travail sur place. De plus, soyons clairs : la reprise observée en Europe est encore fragile. En termes d’équilibre global du groupe, le poids croissant des activités asiatiques contribue à réduire la vulnérabilité aux aléas conjoncturels.

Enfin, les exigences du marché chinois constituent pour nous des avantages, à condition de s’y être préparé. Même si la barre est bien plus haute, en matière environnementale, pour les sociétés étrangères que pour les chinoises, l’impact de ce « deux poids deux mesures » est limité pour Rhodia. Nous n’avions pas attendu les nouvelles règles pour intégrer les principes du développement durable dans le code managérial. Rhodia est une des rares entreprises chimiques à avoir été retenue dans le « Dow Jones Sustainability Index » et nous sommes le seul groupe à avoir signé en 2005 un accord mondial de responsabilité sociale et environnementale avec la fédération internationale des salariés du secteur (ICEM). Les efforts de Rhodia portent en particulier sur la sécurité au travail et le traitement social de ses collaborateurs. Le groupe a d’ailleurs reçu en juin dernier, lors d’une conférence à Beijing sur la contribution des multinationales au développement durable en Chine, le « 2010 Corporate Social Responsibility Special Award ». Preuve que notre « Rhodia Way », déployé en 2005 au sein du groupe, est en phase avec les priorités de la Chine.

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Note des éditeurs : Rhodia est mécène de ParisTech Review

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