Dans un entretien avec ParisTech Review, Claude Bébéar, le Président d'Honneur et ancien Président-directeur général d'Axa, explique pourquoi il croit que les crises financières - comme la crise actuelle du crédit et du marché hypothécaire - sont inévitables à cause de la cupidité des acteurs des marchés. Il défend également une vaste réforme des systèmes de rémunération, en particulier des dirigeants. Et il discute enfin de manière iconoclaste d'une série de sujets parmi lesquels les droits de vote des actionnaires et leurs dividendes, les ventes à court-terme, les LBO, les paradis fiscaux ou encore la nationalisation des banques.
ParisTech Review – Les crises financières sont elles simplement une maladie économique qui resurgit régulièrement ?
Claude Bébéar – Il y a à la base de toute crise financière deux constantes : la cupidité et la perte de bon sens. La cupidité est un mélange de cupidité individuelle et d’une cupidité d’organisation. Des institutions en sont arrivées à demander 15% de retour sur investissement, au moment où l’inflation était de 2%, et le taux de l’argent sans risque était à 4%.
Voilà un signe de dysfonctionnement qui devrait à lui seul, servir d’alarme. Une disproportion aussi considérable entre le degré de risque et la marge utilisée pour couvrir ce risque, devrait conduire les responsables à prendre des mesures d’urgence. Il n’en a rien été.
Les hommes sont-ils capables de toujours garder leur bon sens de domestiquer leur cupidité ? J’en doute.
La finance a pris des risques inconsidérés mais au sein de la finance, les assureurs ont une responsabilité particulière puisqu’ils sont en principe des experts du risque. Ont-ils honoré cette responsabilité ?
Une compagnie d’assurances protège ses clients contre des risques (accidents, incendie, responsabilité civile, etc.) D’autre part, elle gère beaucoup d’argent (les provisions techniques) et elle investit sur le marché, ce qui lui fait prendre des risques d’une autre nature. Dans ce domaine, les sociétés d’assurance ont certainement fait des erreurs comme tout le monde mais leur survie n’a pas été menacée. Il faut noter que les problèmes d’AIG n’étaient pas dus à son activité d’assurance, mais à sa filiale bancaire.
Quand le système se gangrène, la crise n’est elle pas un bon moyen de trancher dans le vif ?
On pourrait croire que la crise va nettoyer le système et lui permettre de repartir d’un bon pied, mais ne nous faisons pas d’illusions : ce ne sera pas le cas. Souvenez-vous de la crise mexicaine des années 80, du krach de 1987, de la crise asiatique de 1997 et de la crise de 2007-2008. A chaque fois, les constats d’erreur ont été faits, mais les leçons n’ont pas été tirées. Et quand on compare ce qu’a promis Barack Obama et ce qui est réellement en train de se passer, il y a une marge. Il est déjà en train de revenir sur les réformes pourtant timides qu’il avait suggérées en s’installant à la Maison Blanche. Pour les rémunérations, il a mollement demandé aux banques bénéficiant d’aides fédérales de contrôler les bonus de leurs employés, mais les banques en ont profité pour doubler, voire tripler, la partie fixe des rémunérations. Et on voit déjà certaines banques américaines provisionner des sommes considérables pour les futurs bonus qu’elles verseront dès qu’elles auront remboursé les aides fédérales. L’intervention rigoureuse des européens a fait que des mesures vont cependant être prises, mais bien prudentes. Et sur la question des monnaies, sur les systèmes comptables, sur les ventes à découvert, on ne voit encore rien venir. Avec la mondialisation, nous vivons une période de transition qui comporte des avancées indiscutables pour beaucoup d’hommes mais aussi des risques incontestables.
La crise masque-t-elle d’autres crises ?
Une finance mal encadrée draine des talents qui seraient bien mieux utilisés ailleurs. En France, l’Ecole Polytechnique en est un bon exemple. Une école produisant des ingénieurs et des chercheurs qui fabriquent par nature de la valeur, voyait jusque récemment 25 % de ses étudiants se diriger vers la finance, où ils ont largement contribué à la gigantesque destruction de valeur occasionnée par la crise. Est-ce la conséquence de la trop grande confiance que l’on fait en France aux mathématiques ? Les mathématiques, il faut savoir les tenir à distance. A les utiliser sans les comprendre, le risque est énorme. Dans cette discipline, on pose des postulats et on en déduit des règles, sans jamais remettre en cause les postulats. En tout cas, ceux qui utilisent les modèles ont oublié les postulats. Il faudrait mieux raisonner comme un physicien, qui part du réel et revient au réel aussi souvent qu’il le faut, pour créer des modèles qui fonctionnent.
La réforme du système des rémunérations est-elle une nécessité économique ou le débat est-il plutôt un dérivatif populiste ?
Les intermédiaires financiers sont rétribués d’une manière qui est sans rapport avec leur apport économique réel. Les traders, les banques d’investissement, prélèvent, lors des opérations, des sommes qui n’ont pas de sens économique. Il faudrait instaurer un système permanent de claw back, comme dans le private equity, de telle sorte que si la performance n’est pas au rendez-vous, on doit rendre les commissions que l’on a touchées.
Quel salaire un patron mérite-t-il ?
Il faut que la rémunération fixe du patron soit dans la continuité de celle de ses directeurs. En revanche, la part variable peut être très élevé en fonction des performances de long terme de l’entreprise. Parce que le patron a un rôle essentiel dans la fabrication de la valeur ajoutée. Il faut également que cette rémunération soit admise en interne. Sinon les collaborateurs rechigneront à suivre un patron qu’ils estiment cupide. Il ne faut pas croire que les citoyens Français refusent qu’un bon patron soit bien payé. Ils ne ressentent un scandale que quand un patron qui a failli est récompensé. D’une certaine manière, et pour prendre la mode à contre pied, un bon patron n’est jamais trop bien payé car son salaire n’est jamais qu’une goutte d’eau par rapport à ce qu’il est capable d’apporter à son entreprise tandis qu’un patron médiocre est toujours trop payé car il ne crée pas de richesse ou même en détruit.
Qui doit décider du salaire d’un patron ?
C’est la tâche du conseil d’administration, puisque celui-ci est mandaté à cet effet par l’assemblée générale des actionnaires. Je recommande d’ailleurs de demander aussi un avis consultatif à l’assemblée générale. Ce serait une bonne innovation. En Grande Bretagne, c’est assez fréquent et Shell s’est vu récemment contester l’augmentation prévue d’un dirigeant car les actionnaires ont dit non.
Les actionnaires, justement, ont-ils dans le système la place qu’ils méritent ?
Encore faut-il qu’il y ait des actionnaires, entendez de véritables actionnaires ! Des actionnaires prêts à accompagner l’entreprise sur le long terme. Les fonds qui investissent et demandent des résultats à court terme desservent les entreprises dans lesquelles ils investissent. Il faudrait que les investisseurs soient incités à raisonner à long terme car c’est ce dont l’entreprise a besoin. Par exemple, les droits de vote pourraient être multiples (et pas seulement doublés) en fonction de la durée de détention de l’action ; même chose pour les dividendes et non, comme aujourd’hui, majorés éventuellement d’un ridicule 10 %.
Il y a eu des débats significatifs sur la meilleure manière de mesurer la performance d’une entreprise. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
Une chose est claire : le rapport trimestriel n’a aucune validité économique réelle. Et franchement, même sur un an, on ne peut pas juger réellement de la performance d’une entreprise. Ce rythme absurde emprisonne les managers dans des raisonnements à court terme, et les empêche de faire des investissements souhaitables qui, généralement, détériorent les comptes à court terme, mais sont rentables sur le long terme. C’est la performance à long terme qu’il faut juger et non les résultats trimestriels.
L’entreprise semble parfois la proie également de ceux qui prétendent lui venir en aide.
L’activité de LBO est nécessaire à l’économie car elle permet d’éliminer les canards boiteux et elle crée des entreprises viables. Mais les leviers d’endettement qui se pratiquent sont souvent excessifs et vident les entreprises de leur substance. Parfois, il suffit de quelques LBO successifs pour constater, au sein de l’entreprise, une vraie destruction de valeur. Bien sûr, un certain levier d’endettement a des vertus car il motive les managers et les incite à l’efficacité, mais trop, c’est trop.
Le marché est très critiqué mais qu’y a-t-il de plus efficace que le marché ?
Question éternelle : faut-il suivre le marché, est-il doué d’une sorte de sagesse immanente ? Sans marché, pas d’économie efficace. Mail il faut savoir que le marché a toujours tort à court terme. Il virevolte, il suit toutes les tendances, c’est exactement le contraire de ce dont une entreprise a besoin. Bien sûr, sur le long terme, il finit par rejoindre la courbe de l’économie réelle car il n’a pas le choix, mais entre temps, quels dégâts ! La bourse n’a jamais eu pour ambition d’évaluer la valeur instantanée d’une entreprise. La preuve en est qu’une opération d’acquisition ne se fait pratiquement jamais au cours de bourse.
Souvenez-vous de Vivendi. Il a une dizaine d’années, le groupe avait lancé en fanfare son portail Vizzavi. Le marché avait réagi de manière frénétique, alors que le produit était bancal, le lancement prématuré et le succès une chimère. Le marché s’était laissé intoxiquer et s’était aussi autointoxiqué. Je suis heureux d’avoir protégé AXA contre ce genre de réaction moutonnière.
Quelles sont les dérives les plus graves, celles à corriger en priorité ?
Tout ce qui favorise la spéculation, qui est l’ennemi mortel de l’économie.
Par exemple, il faut réglementer mieux les ventes à découvert, qui consistent à vendre un titre que l’on ne possède pas en espérant le racheter à un cours moins élevé. C’est une activité spéculative qui va à l’encontre de l’intérêt des entreprises qu’elle peut tuer en faisant s’effondrer leur cours de bourse.
Les gouvernements parlent beaucoup des paradis fiscaux. Propagande ?
Selon moi, les paradis fiscaux ne sont pas un nœud important du problème du capitalisme. Le problème n’est pas qu’il y ait des paradis fiscaux. Ce qui est indispensable, c’est de savoir avec précision ce qui s’y passe. Il ne faut pas mener un combat pour leur disparition, mais pour leur transparence car alors ils ne seront plus considérés comme des paradis !
Et la nationalisation des banques ?
N’en faisons pas un tabou. Il ne faut pas avoir peur de nationaliser les banques qui en ont besoin, pour exercer leur métier qui est de faire des prêts. Un bon exemple est ce qui s’est passé en Suède dans les années 90. Le gouvernement avait alors procédé à une nationalisation des établissements bancaires et avait assaini leur bilan, ce qui avait permis de faire repartir la machine. Mais il faut que la dénationalisation intervienne ensuite le plus tôt possible.
L’Union européenne est elle pour ses membres une protection contre la crise ?
Certainement. Les pays européens faibles peuvent être sauvés par les pays européens forts. Que seraient devenus certains pays sans la protection de l’euro ? Mais l’Europe fait aussi des erreurs qui peuvent être dramatiques : par exemple, nous avons livré la comptabilité européenne à des ayatollahs de la comptabilité qui ont établi des règles déconnectées de la réalité économique. Le market to market est pro cyclique, c’est-à-dire qu’il accentue les crises. Si pour une raison quelconque les valeurs de marché baissent, cela conduit automatiquement à une diminution de la valeur des actifs et des entreprises peuvent apparaître en difficulté, voire en faillite, alors qu’elles sont dans la réalité en parfait état de fonctionnement. Il est urgent de stopper cette façon de faire.
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francisdurand